Alexis Dirakis est sociologue et philosophe. Il est membre du centre franco-allemand de recherches en sciences sociales de Berlin. Après avoir publié un article roboratif sur « Les ressorts du consensus allemand sur l'Europe » dans la revue Le Débat, il revient pour L'arène nue sur ledit consensus, sur le "couple" franco-allemand et les innombrables incompréhensions qui le traversent, sur la trajectoire historique particulière de la nation allemande et sur les perspectives possible pour l'avenir de l'Europe.
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Dans
votre dernier article paru dans Le Débat et intitulé « Les ressorts du consensus allemand sur l'Europe » , vous expliquez
que la vocation européenne de l'Allemagne
ne
s'y discute pas, et que tout le monde, outre-Rhin, est d'accord sur
le fait que « l'Europe importe plus que l'Allemagne ».
N'y a-t-il pas là un paradoxe alors que les dernières élections
législatives (24/09) ont vu monter des partis « souverainistes »
(AfD et, dans une certaine mesure, FDP), et que la crise politique
actuelle dans le pays est précisément liée à cela ?
L'AfD
est née des craintes suscitées par la monnaie unique. C'est l'euro
et non pas l'Europe qui préoccupait en premier lieu ce parti. L'AfD
n'a en effet jamais plaidé pour une sortie de l'UE. Il n'envisage
encore aujourd'hui cette possibilité qu'en dernier recours. Or même
dans ce cas, le parti s'engage à participer à la refondation d'une
nouvelle communauté économique européenne.
Pour
autant, ce jeune parti, instable, tiraillé par des divergences
internes et en réponse à une nouvelle inquiétude, migratoire cette
fois, a déplacé son centre de gravité de l'économique vers le
politique. La question de l'euro a ainsi été supplantée par celle
de l'identité, des frontières, de l’État-nation,
des valeurs traditionnelles, etc. Cette mue du parti a relégué au
second plan le thème, originel, de l'euro mais aussi la critique
globale de l'UE alors même que celle-ci se radicalise dans les
coulisses du parti. Pour le formuler autrement : l'AfD ne
s'assume pas pleinement comme un parti anti-bruxellois. La question
de la sortie de l'UE demeure taboue alors même qu'elle se déduit
logiquement de son programme politique.
Bref,
si l'AfD fait depuis peu exception au consensus allemand sur
l'Europe, ses réticences à affirmer explicitement son
antieuropéanisme sont révélatrices, indirectement, de la force
même de ce consensus. Ce parti se cantonne aujourd'hui dans une
posture anti-Merkel. Une stratégie confortable et de fait payante,
mais certainement pas à la hauteur de son programme politique bien
plus ambitieux. Nous avons eu en France le cas inverse : durant
plusieurs années, le Front National a incessamment plaidé pour une
sortie de l'Europe pourtant absente de son programme.
Vous
expliquez que l'Allemagne a une sorte de vocation naturelle à
l'Europe supranationale, pluriethnique et décentralisée, du fait de
son mode d'organisation « naturel » : le Reich.
Pouvez-vous expliquer ce dont il s'agit, en quoi ce n'est ni tout à
fait un Empire ni (encore moins) une nation, et en quoi le Troisième
Reich fut, malgré son appellation, un « faux » Reich ?
Le
Saint-Empire romain germanique, qui s'étend du couronnement d'Otton
Ier en 962
au renoncement à la couronne impériale par François II en 1806,
est l'archétype du Reich. Il s'agit d'une organisation politique
extrêmement complexe, dont la complexité est aggravée par son
envergure et sa longévité, mais dont on peut résumer quelques
traits généraux et distinctifs. Culturellement, le Reich se voulait
le gardien de la chrétienté et de la civilisation européenne (en
tant que double héritier de l'Empire romain et de l'Empire
carolingien). Géographiquement, il recouvrait, au moment de sa plus
grande extension, l'intégralité de l'Europe centrale.
Politiquement, il consistait en un fédéralisme médiéval:
multiconfessionnel, multiethnique, multiétatique et supra- (ou du
moins inter-)national.
Le
Saint-Empire romain n'est pas à proprement parler un Empire pour au
moins deux raisons : il ne suppose pas nécessairement un
empereur à sa tête d'une part, et ne dispose pas d'une organisation
centralisée d'autre part.
C'est
sur ce dernier point que l’appellation Troisième Reich, comme
celles de « Grand Reich germanique » à partir de 1938 ou
de la loi du 30 janvier 1934, dite de la « reconstruction du
Reich », sont fallacieuses. L'Allemagne nazie se voulait
politiquement moderne, elle dissout en ce sens les Länder, abolit le
fédéralisme et rompt ainsi avec l'héritage politique des divers
empires allemands au profit d'une organisation administrative faisant
de Berlin une capitale à part entière : le cœur
d'un pouvoir maintenant centralisateur. En matière d'impérialisme,
l'idéal des national-socialistes s'apparentait donc plus à
l'Imperium Romanum
qu'au Saint-Empire.
De
façon générale, le parti nazi n'était pas conservateur, mais
« primitiviste », avec pour grand dessin la restauration
de la communauté germanique originelle et non pas celle de la
culture ou des traditions séculaires qui ont pourtant fait
l'Allemagne.
Que
pensez-vous de la notion « d'hegemon réticent », ainsi
que certains auteurs anglo-saxons qualifient l'Allemagne pour
signifier que sa domination de l'Europe n'a pas été voulue, et
qu'elle n'est guère assumée, ou de celle, équivalente, de « puissance sans désir » employée par Wolfgang Streeck
?
Le
caractère indéfectible de l'engagement allemand pour plus
d'intégration européenne me semble difficilement contestable. Or il
contredit l'idée d'une puissance sans désir. Œuvrer
fidèlement et obstinément à la réalisation d'une nouvelle
organisation politique et économique à l'échelle continentale ne
peut se faire sans une ambition profonde et une Weltanschauung bien
ancrée. Là se situe le désir de cette puissance dont il faut
comprendre les enjeux.
Cette
domination est-elle voulue ? On pourra tout d'abord questionner
la pertinence du concept de « domination ». Il me semble
abusif. Il y a une différence entre donner le ton et exercer une
suprématie. Dans le cas de l'Allemagne, le concept de « domination »
nous incite en outre à des télescopages historiques qui ne
facilitent pas la considération sereine du problème. Je parlerais
plus volontiers d'une prédominance de l'Allemagne en Europe par
l’intermédiaire de l'UE. Elle est d'autant plus patente que cette
prééminence est double : structurelle et politique.
Structurelle,
ou programmatique, en premier lieu : de par le degré de
similitude entre les principaux instruments politiques et économiques
de l'Allemagne et ceux de l'UE ; entre l'euro et le Deutsche
Mark, la BCE et la Bundesbank, l'ordre monétaire européen et
l'ordolibéralisme allemand, l'organisation politique de l'UE et le
fédéralisme constitutionnaliste d'outre-Rhin. De fait, l'UE œuvre,
intentionnellement ou non mais pour une part essentielle, à la
transposition du modèle politique, monétaire et économique
allemand à l'échelle continentale.
Une
prééminence politique et bureaucratique en second lieu. L'Allemagne
n'a pas manqué de convertir sa puissance économique en une
puissance politique. Elle ne peut, en tant que grand vainqueur de la
mondialisation, demeurer à la marge de l’échiquier mondial d'un
point de vue diplomatique mais aussi, dans une moindre mesure,
militaire. Elle tend donc fatalement à faire de son pouvoir une
force. C'est la moindre des choses. Il n'y a pas à s'en étonner. Le
poids de la mauvaise conscience historique et le désir de se
racheter ne sauraient contrevenir à cette tendance, ils servent au
contraire de nouvelles ambitions internationales.
Ce
travail de conversion et d'expansion de sa puissance en une
prééminence politique et bureaucratique au sein de l'UE est en
outre favorisé, toléré, si ce n'est encouragé, par l'économisme
qui domine à Bruxelles. L'excellence économique donne tous les
droits dans un monde où la production de richesse est la mesure de
toute chose. La complaisance, dont font preuve les responsables
européens à l'égard de leurs confrères allemands, trouve sa
raison dans ce fétichisme économiste. Il n'y a pas de soumission
sans consentement, là non plus. Parce que l'Allemagne réussit mieux
économiquement, elle devient, pour ses partenaires envieux, un
modèle à part entière et incontestée dans son pouvoir croissant.
Mais
justement, si la prééminence structurelle s'est déjà révélée
un peu fortuite (les Allemands avaient sans doute moins envie que les
Français de faire l'euro dans les années 1990 par exemple), la
prééminence politique n'était-elle pas encore plus
difficile à prédire ?
Si.
Elle n'a
pu être explicitement
voulue,
car elle n'a pu être anticipée ; du moins pas jusqu'à une
période récente. Cette prépondérance résulte de nombreuses
circonstances fortuites: la réunification, l'instauration d'une
monnaie unique, l'élargissement de l'Europe, etc. L'Allemagne n'a pu
prévoir cette nouvelle donne continentale mais, dans le court terme,
elle a su, avec intelligence et pragmatisme, saisir les opportunités
offertes par cette conjoncture : calcul de parité entre la
monnaie unique et le Deutsche Mark, délocalisations vers l'Est,
siège de la BCE à Francfort, euro
fort, nombre grandissant de technocrates allemands et de leurs plus
fidèles collaborateurs au sein de l'appareil bruxellois, etc. Et il
n'est pas dit que le Brexit ne conforte la position allemande sur le
continent. Certains diplomates berlinois s'avouent sur ce point très
optimistes.
Toutefois
et par
principe, ce n'est pas parce que la prédominance n'est pas assumée
qu'elle n'est pas voulue ou intimement désirée. On ne (pré)domine
jamais malgré soi. Si la prédominance allemande n'est effectivement
pas assumée publiquement, c'est en raison de l'image toujours
sulfureuse de l'Allemagne et de la nature même du projet européen
qui – faut-il le préciser – n'a pas été promu à cette fin. A
la question « l'Allemagne assume-t-elle sa puissance ? »,
il faut répondre que cela lui est doublement interdit : au
regard du souvenir des ravages de sa précédente hégémonie
continentale d'une part, et compte tenu des valeurs et principes même
de l'Union Européenne (ceux de la solidarité, de la paix, de la
réconciliation de peuples, de l'équilibre des forces, etc.) d'autre
part.
On
comprend ainsi l'importance de la France pour Berlin en tant qu'alibi
de ses ambitions unilatérales, tandis qu'à l'inverse le « couple »
formé avec la puissance allemande permet à la France de dissimuler
son insignifiance croissante sur un plan politique et économique. On
comprend aussi l'aspiration légitime des élites allemandes à
redorer le blason de leur prestigieux pays quitte à promouvoir une
politique migratoire incomparable de démesure. Mais là encore, même
dans son élan de générosité, l'Allemagne pèche par
unilatéralisme et jusqu'au-boutisme. Elle inquiète toujours.
Enfin,
l'Allemagne ne peut assumer publiquement sa prédominance pour une
raison d'ordre culturel : son apolitisme ; un désintérêt
pour la chose publique dont ce pays s'est souvent réveillé par
sursauts violents et qui résulte doublement de sa tradition fédérale
et de sa culture protestante. Or, on confond trop aisément
l'apolitisme allemand avec une réticence supposée à la
prédominance politique. Le manque de sens politique n'interdit pas
l'intelligence stratégique ni le désir de leadership. Mais il rend
ce dernier trop manifeste et, en ce sens, compromettant au sein d'une
organisation internationale qui a pour principe l'égalité
démocratique.
La
répartition des tâches au sein du couple franco-allemand entre une
Allemagne économique et une France politique est révélatrice de
cette différence culturelle. Si réticence il y a, elle se comprend
par l'absence de sens politique dans sa forme moderne : le sens
de la juste mesure, de l'éloquence, une certaine démagogie aussi,
le souci de l'intérêt le plus commun, etc. Les Allemands jouent
d'autant moins le jeu de la diplomatie qu'ils en maîtrisent mal les
codes. Ils n'ont pas les moyens de leur fin. Cela explique le
caractère velléitaire ou erratique de leur diplomatie – faite de
volte-faces, d'initiatives non assumées, d'unilatéralisme – et le
mutisme symptomatique de la chancelière dès que les circonstances
lui imposent pourtant de prendre la parole.
Une
dernière nuance et pour la même raison : la prédominance de
l'Allemagne n'a pas pour finalité la domination politique de ce pays
mais celle de son modèle (économique, monétaire et politique) au
sein de l'UE. C'est ici que la question de l'hégémonie supposée de
l'Allemagne révèle toute sa complexité, dès lors que ce pays
n'agit pas tant au nom de ses intérêts propres que de fausses
évidences réifiées, de principes trop idéalisés pour y
reconnaître un biais ethnocentrique. Dire qu'ils servent en premier
lieu ses intérêts et qu'ils renvoient à une tradition culturelle
allemande ne suffit pas à les délégitimer. D'une part, le pays,
qui a vu naître le mouvement de la Réforme et qui s'est imposé par
la suite comme la nouvelle patrie de la philosophie, se considère
volontiers comme un lieu privilégié de dévoilement de la vérité
du monde et de rayonnement de l'esprit humain. Ce qui n'est pas
infondé. D'autre part, l'individualisme protestant et l'organisation
fédérale du pays ont renforcé, sans commune mesure, le poids de la
responsabilité individuelle. L'ordre social se constitue ici non pas
par en haut mais par en bas. Cela ne va pas sans une idéalisation de
la discipline et du contrôle de soi qui rend la psychologie
allemande si singulière et pour beaucoup obscure. Ces deux points –
le sentiment d'un rapport privilégié à la vérité du monde et
l'individualisation de l'ordre et du contrôle sociaux – font
partie de son orgueil et la rendent peu encline au relativisme et à
l'auto-critique. Ils contribuent au contraire à absolutiser certains
principes particularistes. C'est l'universalisme à l'allemande, si
l'on ose dire.
Nous
en avons l'illustration dans l'attitude des diplomates allemands à
l'égard des pays du Sud, dont le contentement hédoniste et le chaos
parasitaire qu'ils y reconnaissent, sont pour eux une insulte au
genre humain. Il ne faut pas s'étonner que leur attitude envers
ceux-ci s'apparente à celle de missionnaires prêchant les principes
élémentaires d'une vie enfin guidée par la raison : le sens
de l'ordre, de l'honneur, de la hiérarchie, des responsabilités,
etc.
Il
ne suffit donc pas de souligner que les principes que défend
unilatéralement Berlin sur le continent sont éminemment allemands
et servent principalement ses intérêts pour en dévoiler
l'injustice. Car ce qu'il y a de mieux en Allemagne se confond
traditionnellement avec ce qu'il y a de mieux en l'Homme. Il est
propre aux grandes nations de croître en l'universalité de leurs
principes.
Pour
sa part, la France, qui n'a pas moindre prétention, lie son complexe
de supériorité, et l'anthropologie sous-jacente à celle-ci, à des
questions d'ordre moral et politique. Un autre registre. A chacun son
ethnocentrisme.
Une
grosse part de l'incompréhension entre la France et l'Allemagne ne
vient-elle pas du fait d'une histoire politique que tout oppose, avec
une Allemagne qui est la « nation tard venue », selon une
célèbre formule, et qui s'est longtemps vécue comme un Empire, et
une France qui fut (avec l'Angleterre) l'une des nations les plus tôt
venues dans l'histoire européenne ?
Assurément.
Et l'on peut craindre que l'Allemagne ne persiste dans son retard du
fait même de son attachement à l'UE, c'est-à-dire de sa fidélité
à une forme fédérale et continentale d'organisation politique. Le
désir d'intégration européenne se confond ici avec celui de
demeurer dans ce qu'il faut bien appeler un anachronisme politique,
d'origine impériale de surcroît.
En
outre, si l’État-nation
se généralise comme forme d'organisation des communautés humaines
sur l'ensemble du globe, le fédéralisme, à l'échelle mondiale, se
porte mal : il facilite la désunion des peuples, exacerbe leurs
différences et inégalités à la fois économiques et culturelles,
paralyse le pouvoir politique – lorsque celui-ci n'est pas
personnalisé, accaparé par l’État
profond ou dicté par les capitaines de l'industrie. Or, j'ai la
faiblesse de croire que la modernité politique coïncide avec le
dépassement de cette forme d'organisation politique et que le
fédéralisme ne pourra permettre à l'échelle européenne ce qu'il
ne parvient que difficilement à réaliser au seul niveau national :
assurer l'unité du peuple, un consensus politique autour de
l'intérêt général, un véritable espace public ouvert à la
contradiction, un appareil politique jouissant d'une liberté
d'action suffisamment ample pour ne pas s'enliser dans la lenteur et
la cacophonie parlementaires, etc.
L'Allemagne
a-t-elle encore besoin de la France ? Sachant qu'il est presque
inconcevable pour Berlin qu'il n'y ait pas d'Europe, mais tout aussi
inconcevable qu'elle ne soit pas allemande,
ne sommes nous pas coincés ?
Le
destin de l'Allemagne est intimement lié à celui de l'Europe or il
ne peut y avoir d'Europe ni d'UE sans la France. Il s'agit là d'un
formidable moyen de pression sur Berlin et Bruxelles dont nos élites
ne semblent saisir ni l'importance ni l'opportunité politique qu'il
représente. Seul Paris peut offrir un contre-poids crédible à la
prééminence de Berlin. Les Allemands seront toujours contraints de
considérer notre point de vue, aussi réprobateur soit-il. Or, il ne
s'agit rien de moins que de briser l'unilatéralité intransigeante
de l'Allemagne, d'un point de vue diplomatique, et de renverser la
dynamique expansionniste de son modèle bancaire, monétaire,
constitutionnaliste et fédéral, d'un point de vue structurel. Cela
ne se fera sans certaines crispations des deux côtés du Rhin, sans
un rapport de force durable, mais dont il faut accepter le prix pour
le bien de l'Europe. C'est-à-dire pour le bien également de
l'Allemagne dont la prédominance se retourne inévitablement contre
elle. On ne saurait donc pas lui abandonner la définition de
l'Europe ni celle de l'européen.
Par
ailleurs, faire contre-poids à l'Allemagne ne doit pas incliner à
isoler ou à s'isoler de ce pays. Au contraire, un rapprochement
culturel et intellectuel, une meilleure connaissance de nos voisins
faciliterait le dépassement heureux de nos dissensions. Là encore,
malgré les nombreux efforts dans ce sens, la France accuse un retard
incontestable par rapport à l'Allemagne qui lui reste encore trop
exotique. Un exemple parmi d'autres : alors qu'outre-Rhin il
n'est pas exceptionnel qu'un homme politique ou un journaliste lisent
quotidiennement la presse française, l'inverse est assez rare.
La
France serait donc en position de force sans le savoir ?
Absolument.
Elle
possède une marge de manœuvre considérable pour proposer une
refondation ou une réorientation de l'UE. Mais les situations
objectives n'influent pas mécaniquement sur les esprits. Aussi, nos
élites doivent-elles en premier lieu se libérer de cette prison
mentale qu'est l'économisme. Cette idéologie incline à l'apathie
politique et au suivisme, c'est-à-dire à la soumission fascinée
aux vainqueurs de la mondialisation.
Ainsi
le Président
français
a-t-il
exprimé à Davos sa volonté d'« aligner la France sur
l'Allemagne et l'Europe du nord ». Au regard de la divergence
de nos cultures économiques, cette stratégie, qui vise à rattraper
l'Allemagne sur son propre terrain, ne mènera dans le meilleur des
cas qu'à un rapprochement honorable – et non pas à une égalité
ou à un dépassement de celle-ci. Un rapprochement dont le coût
social, pour les mêmes raisons, sera encore plus lourd en France
qu'il ne l'est outre-Rhin.
Du
coup...que
pourait
proposer Paris ?
Alors
que la classe politique française se réclame unanimement du Général
de Gaulle – une récupération souvent faite de malentendus et de
cynisme, faut-il le préciser –, elle pourrait passer de
l'incantation à l'action, en faisant sienne, par exemple, l'idée
éminemment gaullienne d'une confédération d’États-nations.
Voilà
une réponse crédible à ce qui me semble être le problème
élémentaire de l'UE : le respect des identités : celles
des nations qui composent l'Europe, mais également celle de l'Europe
même (on n'ose plus dire de « la civilisation européenne »).
La
question de l'identité me semble en effet cruciale car l'existence
et l'expansion de l'UE repose sur un déni général des identités
européennes, non pas seulement en demeurant aveugle ou hostiles à
celles-ci mais également en idéalisant, en absolutisant
subrepticement certaines cultures au détriment des autres. L'UE
promeut la paix et l'égalité au prix d'une indifférenciation qui
ne peut qu'aggraver les inégalités et les crispations entre les
peuples.
Les
questions économiques et monétaires, celles de démocratie ou de
souveraineté – autour desquelles se cristallisent les inquiétudes
suscitées par l'Europe – ne sont que secondaires au regard de la
question identitaire : celles-là dérivent de celle-ci. La
multitudes des crises auxquelles l'UE fait face ne sont que la forme
éclatante mais superficielle de conflits plus profonds car
éminemment identitaires et culturels : des conflits résultant
de divergences – si ce n'est d'antagonismes – dans notre relation
à l’État,
à la nation, à l'élite politique, à la religion, à l'histoire et
à l'espace européens. Autant de relations qui renvoient à leur
tour à l'ancienneté, à l'absence ou encore à l'immaturité de
pratiques et d'institutions politiques, économiques et sociales que
seule l'histoire toujours singulière des peuples peut éclairer et
autour desquelles se structurent leurs identités potentiellement
contradictoires.
C'est
ainsi que ressurgissent, selon les cas et selon les camps – dans un
espace paradoxalement aveugle des identités ou hostiles à celle-ci
– des prétentions ou des ressentiments ancestraux, des animosités
ou des condescendances héritées, des velléités ou des ambitions
séculaires, un désir de repentance ou un esprit de revanche sur
l'Histoire, etc. C'est une banalité de le dire, mais ce rappel
s'impose au regard de la violence indifférenciatrice qu'exerce
l'économisme sur les conditions élémentaires de la vie collective.
Il tend ainsi à briser le lien subtil et précaire qui lie, tout de
même, nos singularités du fait de notre histoire mêlée,
européenne.
Je
pense que les grands problèmes de l'UE sont intimement liés à
cette question, et que c'est sur celle-ci que se joue déjà son
avenir, de moins en moins probable. Par l'économisme de nos élites,
le particularisme allemand et l'universalisme français, nous
cumulons les points aveugles face cette réalité première. Or l'UE
ne pourra pas persister à dénier l'Europe, son histoire, sa
richesse culturelle et la diversité de ses identités, sans se
condamner elle-même.