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jeudi 5 octobre 2017

V. Giacchè : «Vingt-sept ans après, l'Allemagne de l'Est ne s'est pas remise de son annexion par l'Ouest».



Vladimiro Giacchè


Vladimiro Giacchè est un économiste italien, actuellement président du Centre de recherche européenne de Rome. Fin connaisseur de l'Europe et de l'Allemagne, il est l'auteur d'un ouvrage original et riche sur la réunification allemande, Le second Anschluss – l'annexion de la RDA (édition Delga, 2015). Alors que l'Allemagne vient de voter dans le cadre d'élections législatives dont les résultats fragilisent Angela Merkel et quelques jour après le vingt-septième anniversaire de l'unité du pays, il a bien voulu répondre aux questions de L'arène nue

[Cet entretien a été traduit de l'italien par une fine équipe composée de Luca Di Gregorio, Gilles Tournier et Paul Moesch : un grand merci.]


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Les résultats des élections législatives en Allemagne ont révélé de profondes divergences entre l'Ouest et l'Est du pays. Dans l'ex-RDA, le parti AfD fait 21,5 %, et est arrivé second. Die Linke y a réalisé ses meilleurs score (16 % contre 9 % au niveau national). J'imagine que vous n'en être guère surpris. Comment l'expliquez-vous ?

Aucune surprise, en effet. C’est la conséquence d’un pays qui reste toujours divisé vingt-sept ans après son unification, en même temps que d’un accroissement des inégalités sociales ces dernières années. Un citoyen qui vit en Allemagne de l’Est a deux fois plus de chances d’être chômeur que s’il vivait à l’Ouest. Et lorsqu’il travaille, il perçoit un salaire inférieur de 25 % à ce que perçoit un travailleur de l’Ouest. 

Cela n'a pas grand chose à voir avec l’incapacité supposée des Allemands de l’Est à travailler (car oui, cet argument a parfois été avancé). C'est au contraire lié aux modalités de l’unification allemande. C’est lié au fait qu’à la nécessité de réaliser rapidement l’unité politique, qu’à la nécessité idéologique de supprimer complètement la RDA, ont été sacrifiées des exigences économiques élémentaires, en particulier celle de sauvegarder autant que possible l’industrie et les emplois des citoyens de l’Est. On a pratiqué la politique de la tabula rasa, en établissant le taux de change à un contre un entre le mark de l’Ouest et le mark de l’Est. Ce faisant, on a mis l’industrie de la RDA hors-jeu. Par ailleurs, l’ensemble du patrimoine industriel de l'ex-RDA a été confié à une société fiduciaire, la Treuhandanstalt, qui l’a liquidé, créant instantanément des millions de chômeurs. Il est beaucoup plus facile de fermer une industrie que de la reconstruire. Mais depuis, on s'est hélas rendu compte que lorsqu’on désindustrialise un pays (la désindustrialisation de la RDA n’a aucun autre exemple en Europe en période de paix) les conséquences peuvent durer des décennies, sinon des siècles. Le «Financial Times Deutschland» du 18 juin 2008 affirmait d'ailleurs que pour aligner complètement les revenus des deux parties de l’Allemagne, il faudrait 320 ans… 

Le plus ridicule est que l’unification de l’Allemagne nous est  présentée aujourd’hui comme une réussite opposable, par exemple, au destin du Mezzogiorno italien. La vérité, c’est que de tous les pays ex-socialistes d’Europe orientale, les territoires de l’Allemagne de l’Est sont ceux qui, en valeur absolue, ont connu le moins de croissance ces 27 dernières années. Il est dès lors normal que les citoyens qui vivent dans ces territoires se sentent abandonnés par la politique, et qu’ils expriment leur protestation par le vote. D'autant que comme on le sait, le pourcentage de pauvres (et de travailleurs pauvres – les working poors) en Allemagne a augmenté partout ces dernières années, et pas seulement à l’Est. C’est aussi le résultat du fameux « Agenda 2010 » de Schröder que Macron, à ce qu’il semble, veut aujourd’hui reproduire en France.


Dans votre livre, « Le second Anschluss » vous expliquez qu'au moment de la réunification, l'ex-RDA a été « criminalisée », que ses élites ont été écartées. Outre les problèmes économiques générés par une unification brutale, tout cela n'a-t-il pas généré également un traumatisme identitaire ?

Oui, c’est un autre aspect considérable et peu connu de cette affaire. L’élite, non seulement politique mais aussi scientifique et culturelle de l'ex-RDA, a été complètement évincée. Aujourd’hui encore, rares sont les professeurs des universités enseignant à l’Est qui ne proviennent pas de l’Ouest. Dans la magistrature et dans l’armée, la proportion des « Ossies » est quasi nulle. Tous les instituts et les académies de l’Est ont été liquidés en un temps record. Certains, tel le juriste et éditorialiste Arnulf Baring, sont même allés jusqu'à écrire des citoyens de l’Est qu’ils avaient été « mentalement altérés » par le « régime collectiviste », et qu’ils étaient donc devenus malgré eux un « élément freinant d’un point de vue systémique». 

Ces pratiques et ces propos ont évidemment contribué à engendrer dans une large frange de la population d’ex-Allemagne de l’Est, la sensation d’avoir été colonisée, et de voir mise en cause sa propre identité. Il est d'ailleurs intéressant d’observer que la population de l’Est ne partage guère l’idée - majoritaire dans le monde politique et dans les médias mainstream – selon lequel tout ce qui existait en RDA, méritait d’être éliminé. Un sondage commandé par le gouvernement à l’institut de recherche EMNID pour le vingtième anniversaire de la chute du Mur a en effet montré que 49% des habitants de l'ex-RDA approuvaient l’affirmation suivante : « la RDA avait plus d'aspects positifs que d'aspects négatifs. Il y avait des problèmes, mais on vivait bien ». Pour les « Ossies », la diabolisation de la RDA a donc largement été perçue comme une mise en cause de leur histoire personnelle et de leur identité.

Vous expliquez que l'unification allemande s'est faite par la monnaie, et que c'était une si mauvaise idée que le patron de la Bundesbank de l'époque, Karl-Otto Pöhl, était contre. Le même fut ensuite un farouche opposant à la mise en place de l'euro. Existe-t-il des similitudes entre l'unification monétaire des deux Allemagnes et la création de la monnaie unique européenne ?

Le témoignage de Karl-Otto Pöhl est très intéressant. Il était en effet opposé, en 1990, à l’unification monétaire immédiate. Celle-ci a cependant été réalisée, de surcroît au taux de 1 Deutschemark contre 1 Ostmark, alors que le taux de change réel dans les relations économiques entre les deux Allemagne était jusque-là de 1 pour 4,44. Du coup, le prix des marchandises produites en RDA s'est trouvé réévalué du jour au lendemain de 350 % ! Deux ans plus tard, Pöhl pouvait affirmer devant une commission d’enquête parlementaire que dans ces conditions « les entreprises de RDA perdraient toute compétitivité », et conclure en disant qu’on avait administré à l'Est « un remède de cheval qu’aucune économie ne pourrait supporter. » À l’époque de cette commission d'enquête, Pöhl n’était plus président de la Bundesbank. Il s’était en effet retiré en 1991, peu de temps après une audition au Parlement européen durant laquelle il avait déjà présenté l’unification monétaire allemande comme « un désastre », et déconseillé à ses auditeurs de ne pas renouveler l'erreur à l’échelon européen. Comme on le sait, il n'a pas été écouté. 

Mais quelles sont les ressemblances entre les deux unions monétaires ? 

La plus importante tient au fait qu’une monnaie n’est pas simplement une monnaie, mais intègre des rapport juridiques et sociaux. Dans le cas du Deutschemark, il s’agissait de rapports sociaux capitalistes ( ceux de la prétendue « économie sociale de marché » allemande ). Dans le cas de l’euro, il s’agit du néolibéralisme qui inspire le traité de Maastricht et qui se caractérise par l’indépendance de la Banque Centrale par rapport aux gouvernements (ce qui signifie la dépendance de nombreux gouvernements par rapport à cette Banque centrale), dont l'objet unique est la stabilité des prix ( et pas l’emploi ). 

En découle une compétition entre les États est fondée sur le dumping social et fiscal, où celui qui joue le jeu le premier est gagnant. Évidemment, dans le contexte d’une monnaie unique, au sein de laquelle il est par définition impossible d’ajuster les différences de compétitivité par le taux de change, la victoire qui n’admet aucune contestation. L’Allemagne a joué ce jeu avec l’Agenda 2010 de Schröder et une forte réduction des impôts sur les entreprises. Résultat : une énorme croissance de sa balance commerciale, tandis que les autre États de la zone euro étaient en déficit. Du coup dans de nombreux autres pays européens et de la même façon quoi qu’avec une intensité moindre, on a pu observer, après 2008 des phénomènes semblables à ceux qui s’étaient manifestés en Allemagne de l’Est après la réunification : chute du PIB, désindustrialisation, augmentation du chômage, déficit de la balance commerciale, augmentation de la dette publique, émigration. 

Les ressemblances, comme on peut voir, ne sont donc pas négligeables. Mais il y a également des différences, positives ou négatives. Dans l’eurozone, on n'a jamais vu se mettre en place la parité déraisonnable des monnaies comme ça avait été le cas entre le DM et l'Ostmark. En revanche, il n’y a pas eu non plus les transferts de fonds massifs qu’a effectués la RFA au profit de la RDA. L’opposition têtue de l’Allemagne à ce type de transferts démontre que la classe dirigeante de ce pays n’a pas retenu la leçon de l’unification d’un point de vue économique. Cette leçon est la suivante : si tu désindustrialises ton voisin, et si tu veux qu’il continue à acheter tes produits, tu dois financer sa consommation. L’Allemagne espère obtenir le beurre et l'argent du beurre, ce qui ne fait que rendre explosives les contradictions au sein de l’Eurogroupe. 

On a évoqué plus haut la Treuhand, l'outil créé pour privatiser à toute vitesse en Allemagne de l'Est. N'était-elle pas une sorte d'ancêtre de la « Troïka » qui a si durement sévi dans les pays d'Europe du Sud ?

Si, bien sûr ! La réactivation d'une Treuhand pour la Grèce fait partie du train de mesures acceptées par Alexis Tsipras durant l’été 2015. Il s’agit en substance d’exproprier une partie du patrimoine public grec (dans le cas de l’Allemagne de l’Est, il s’agissait de la totalité), et de le confier à une société fiduciaire placée sous le contrôle des créanciers. En octobre 2016, j’ai participé à un congrès à Berlin durant lequel a été mise en évidence la continuité entre les privatisations opérées par la Treuhandanstalt et les mesures imposées par la « Troïka » et l’Eurogroupe à la Grèce. Il est incroyable que ce modèle ait été de nouveau choisi vu le désastre qu’il a provoqué en ex-RDA, c'est à dire la destruction de richesses pour un montant de 900 milliards de DM de l’époque, et l'anéantissement de l’industrie de l’Est. C’est là qu’on voit à quel point il peut être funeste de d'ignorer les leçons de l'histoire. 

Aujourd'hui, vous qui avez écrit tour à tour sur l'Europe et sur l'Allemagne, comment voyez-vous l'avenir de ce pays, et celui de notre continent ?

Je ne suis pas très optimiste. L'Allemagne semble prisonnière de sa politique mercantiliste et incapable de modifier son approche. Chez les autres grands pays européens - à commencer par la France – demeure l’illusion de pouvoir la suivre sur son terrain. Il me semble que ni les classes dirigeantes allemandes ni celles européennes ne soient conscientes des immenses dégâts causés par l'idée de faire de l'union monétaire l'alpha et l'oméga de l'union politique du continent. 

La plus grande promesse de la monnaie unique, celle de promouvoir la convergence entre les économies, a été trahie (et il ne pouvait en aller autrement, à la lumière du contenu du Traité de Maastricht). C’est le contraire qui s’est produit. La conséquence est une instabilité structurelle de la zone euro, mais également une dégradation des relations entre pays d'Europe, un «blame game» («jeu des reproches») continu et réciproque et la fin de toute volonté de solidarité européenne. On l'a parfaitement vu hier au sujet de la Grèce, on le voit encore aujourd'hui au sujet de la crise migratoire. 

Voilà pour les dégâts. Quant aux risques, ils ne sont pas moindres. Le risque majeur est celui de l'explosion non coordonnée de la zone monétaire. La chose la plus raisonnable à faire serait de désamorcer cette bombe, et de le faire tous ensemble, en réfléchissant à la manière d'éliminer l'euro de la façon la moins douloureuse possible. Je constate qu'au contraire, on continue à divaguer sur un surcroît d’intégration européenne. Cette attitude est digne de ceux qui pensent que pour résoudre les problèmes d'un immeuble construit sur de mauvaises fondations il faut ajouter un nouvel étage. En général, dans ces cas-là, les choses ne se terminent pas bien. 



vendredi 17 février 2017

« En 2010, l'Allemagne a fait une politique de relance massive », entretien avec Mathieu Pouydesseau




Sigmar Gabriel et Angela Merkel



Mathieu Pouydesseau vit et travaille en Allemagne depuis 15 ans et espère obtenir prochainement la nationalité de ce pays. Il est diplômé de l'IEP de Bordeaux et en Histoire, et travaille dans l'informatique. Longtemps fédéraliste européen, il fut un temps au Conseil national du Parti socialiste français, et est actuellement engagé au SPD allemand. Il s'exprime donc ici en tant qu'observateur de l'Allemagne connaissant à la fois le tissu économique et les structures politiques du pays.
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Long et fouillé, le présent entretien est publié en deux volets. Ci-dessous, le premier volet traite essentiellement de l'état du paysage politique allemand, à quelques mois des élections législatives de 2017 qui seront décisives pour le pays et pour l'Europe. Les difficultés rencontrées par les partis de gouvernement (CDU et SPD), le caractère irréconciliable des gauches allemandes, l'effritement ("weimarisation") du paysage politique et la montée de la droite radicale, y sont analysés. 
La seconde partie de l'entretien sera davantage orientée vers l'analyse du modèle économique allemand et sur l'Allemagne dans les relations internationales. 

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Sigmar Gabriel, qui a récemment quitté la direction du SPD et laissera Martin Schulz affronter Angela Merkel aux élections législatives allemandes de 2017, a déclaré fin janvier que la politique de la chancelière avait contribué « de façon décisive aux crises toujours plus profondes de l'Union européenne depuis 2008, à l'isolement d'un gouvernement allemand toujours plus dominant et - en s'accrochant impitoyablement à la politique d'austérité - au chômage élevé hors d'Allemagne ». Or Gabriel est tout de même.... ministre de l’Économie d'Angela Merkel. Quel sens cette déclaration a-t-elle ? Est-ce une façon de fermer la porte à toute nouvelle possibilité de « Grande coalition » après 2017 ?
Au-delà des jeux tactiques, reconnaissons au SPD d'avoir porté des diagnostics justes, dans le débat intérieur, sur les causes et les conséquences de la crise en Europe. Sans jamais cependant en tirer les conséquences politiques.  
Ajoutons ensuite que le surnom de Sigmar Gabriel au SPD, c’est « Zig-Zag Gabriel » pour sa capacité à prendre tout le monde avec constance à contre-pied. Son échec à être le candidat à la chancellerie – à deux reprises ! 2013 et 2017 – alors qu’il est le président du SPD, est inouï dans l’histoire. 
Quoiqu'il en soit, pour comprendre la déclaration de Gabriel, il faut revenir en 2008. La crise financière frappe alors que la première Grande Coalition voit une collaboration assez harmonieuse entre la CDU d'Angela Merkel – dans laquelle deux ailes s'affrontent, interventionnistes et ultralibéraux - et le SPD dominé par son aile droite et notamment par Steinmeier (le conseiller de Schröder à l'origine de « l'agenda 2010 », les reformes controversées du marché du travail et du système d'assurance sociale) et Steinbrück, ministre de l'économie.  
Face à la crise, Angela Merkel, comme à son habitude, joue la montre et refuse de décider quoi que ce soit. Finalement, sous la pression des Américains, des Britanniques et des Français, elle accepte d’abord organiser la recapitalisation du système. Effrayés cependant par les déficits qui s’accumulent, tant Merkel que Steinbrück refusent d’envisager, dans un premier temps, de soutenir la conjoncture. C’est suite à une fronde des députés et aux pressions de ses industriels que l’Allemagne se rallie à un plan de relance massif par l’investissement public (Konjonkturprogramm 1 à 4) et un soutien à l’emploi par la subvention massive du temps partiel comme alternative aux licenciements. En pratique, les entreprises ont eu la possibilité de mettre leurs employés à temps complet en temps partiel pendant une période portée à deux ans, avec l’État et l’assurance chômage versant la différence entre salaire à temps complet et temps partiel – soutenant la demande intérieure. 
Allons bon ! L'Allemagne qui prône aujourd'hui le malthusianisme budgétaire tous azimuts à fait, sous l'impulsion de la CDU, de l'aile droit du SPD, et sous la pression des industriels, de la relance keynésienne.... 
Oui et ça a marché. C’est là que se noue l’avantage compétitif allemand en Europe. Jusqu’en 2007 l’Allemagne se traîne en queue ou dans la moyenne de l’Union Européenne sur tous les grands indicateurs économiques. Le livre de Guillaume Duval « Made in Germany », a parfaitement exposé comment la réussite allemande s’est faite en dépit des réformes de Schröder et Steinmeier, et non grâce à elles, quoiqu'en dise la légende. 
Pourtant, en septembre 2009, le SPD est laminé aux élections. Pour quelle raison ?
Ce plan de relance particulièrement réussi, mis en musique par le SPD, ne profite finalement qu'à Angela Merkel. Le SPD est pris dans les contradictions. D’une part, son appareil est dominé par les schröderiens. D’autre part, les résultats de la politique qu'il inspire sont enfin efficaces, mais sont à l’opposé des primats idéologiques des réformes de 2003 : ce n’est pas la relance de l’offre, mais bien celle de la demande qui a relancé l’Allemagne. Gêné par tout cela, le parti ne cherchera jamais à revendiquer ce succès pour lui-même.  
De son côté, Merkel, pour pousser la division à gauche à son extrême, commencera dés 2009 à tresser des lauriers de héros incompris à Gerhard Schröder, enfermant les gauches dans leurs contradictions. Pour la droite allemande, il est indispensable en effet d'empêcher toute coalition possible des trois partis de gauche allemands. 
L'origine du mythe schrödérien, en tout cas, se trouve là. En Allemagne, on est persuadé d’une réussite économique « méritée », due à « les efforts douloureux nécessaires », que les autres pays d'Europe n'ont qu'à faire à leur tour s'ils veulent réussir aussi bien. 
Et le trois partis de gauche qui ne doivent surtout pas s'allier selon Merkel, qui sont-ils ?
Et bien ce sont d'abord les Linke, issu de l’alliance des anciens communistes de l’Est et des dissidents du SPD (les frondeurs allemands si on veut) partis pendant le deuxième mandat de Schröder, alliance symbolisée par le couple politique et privé de Oskar Lafontaine, ancien président du SPD, ministre des finances éphémère en 1998 démissionnant par refus d’une inflexion sociale-libérale, et Sahra Wagenknecht, de 25 ans sa cadette, née en RDA, figure du courant néo-marxiste, présidente du groupe parlementaire des Linke depuis 2015. 
Viennent ensuite les Verts, pari écologiste traversé par deux grands courants idéologiques, l’un plutôt conservateur né dans la lutte contre la construction de centrales nucléaires dans les régions rurales chrétiennes de l’Allemagne du Sud, et l’autre issu des mouvements post-68 dans les bassins urbains notamment de Francfort et Mannheim, où Joschka Fischer et Daniel Cohn-Bendit partagèrent un appartement. 
On a enfin le SPD, fier de ses 150 ans d’histoire, adossé à un puissant mouvement syndicaliste mais profondément affaibli depuis le tournant social-libéral du « progressisme » dans sa version Clinton-Blair-Schröder de la fin des années 1990, passé de 42% en 1998 à 25% en 2013. Les sondages avec Schulz comme tête d'affiche le donnent aujourd'hui à 30-32%. 
Face à la déroute de 2009, Sigmar Gabriel, alors ex-président de la région de Basse-Saxe, engage un timide virage sur sa gauche.  Le symbole de cette évolution est son slogan de « Mitte-Linke » ( « Au centre à gauche ») prenant le contre-pieds du slogan de Schröder ( « Neue Mitte » : le « nouveau centre ») .
A l’époque, la Fondation Friedrich Ebert – proche du SPD – publie des études macro-économiques assez complètes sur l’efficacité de la relance de 2009-2010, pose les principes d’une relance européenne et défend, face aux attaques spéculatives contre les dettes publiques, l’idée de forme de mutualisation. 
Sigmar Gabriel reste pourtant inaudible : Merkel a conservé le pouvoir en s’alliant aux libéraux du FDP – 14% des voix, leur record ! – et ceux-ci veulent une politique massive de réduction des impôts notamment sur les classes supérieures, et soutiennent, en Europe, le tournant austeritaire.  C’est ce qui amènera le traité fiscal européen (le TSCG), conçu par une Europe dominée par les droites. Ce traité fiscal et la violente contraction des dépenses publiques européennes tuera la relance de 2010 – l’Union Européenne est la seule région du monde à s’enfoncer dans une récession en 2012, une crise inutile provoquée par l’obsession idéologique des droites européennes pour l’équilibre budgétaire.  
L’Allemagne, qui n’ayant pas, quant à elle, désarmé son appareil productif entre 2008 et 2009, bénéficie déjà de la relance de la demande mondiale : le monde en 2012 voit une croissance supérieure à 3%, les États-Unis également. Elle s’en sortira donc bien mieux que les autres. 
Pour résumer, en 2009, les sociaux-démocrates perdent pied et Merkel se choisi un autre allié de coalition, le parti libéral (FDP). Mais la donne a changé depuis lors. Depuis 2013, la gauche est majoritaire au  Parlement allemand. Pourquoi gouverner à nouveau en coalition avec la CDU et la CSU ? 
A tout moment, le SPD aurait pu faire tomber Merkel et lancer une coalition à gauche. Mais l’appareil du parti ne peut envisager d’alliance avec les Linke. Par ailleurs, les relations sont difficiles entre Linke et Verts, une partie des Verts étant issu des mouvements démocratiques en Allemagne de l’Est qui menèrent à la chute du mur, cependant qu'une partie de l’appareil des Linke à l’Est a été membre du parti communiste en RDA.... 
L'actuelle Grande coalition - l'actuelle en somme - aurait dû permettre à Sigmar Gabriel de se poser face à Merkel comme un candidat du renouveau. Mais il est limité par beaucoup de facteurs : son incohérence doctrinale – un coup à droite, un coup à gauche – sa dépendance politique aux lobbys industriels et agricoles de Basse-Saxe ( siège de Volkswagen, mais aussi des éleveurs porcins utilisant toutes les subtilités du droit européen, et notamment les travailleurs agricoles détachés de pays de l’Est, pour réduire leurs coûts de revient et tailler des croupières aux éleveurs bretons ) et ses compromissions avec la nouvelle extrême-droite allemande – il a participé en 2015 à un débat de Pegida – « Parti contre l’islamisation de l’Allemagne ». Sans parler de ses inconséquences sur la question des réfugiés : il a mené une campagne de presse humanitaire assez médiocre avec un acteur allemand, Till Schweiger, pour renverser l’opinion publique à l’été 2015, mettant suffisamment de pression sur Merkel pour que celle-ci annonce à la fin de l’été l’ouverture unilatérale des frontières, ce qui a provoqué une crise européenne inouïe. 
Enfin, comme ministre de l’Économie, il a défendu avec acharnement les accords de libre-échange TTIP et CETA, alors que le SPD avait passé des motions critiques vis-à-vis des deux accords, et que ce sujet a vu à deux reprises, pour un pays n’en ayant pas du tout la culture, des manifestations monstres se tenir en Allemagne contre ces accords.
N’oublions pas enfin qu’en juillet 2015, tant Steinmeier que Schulz ou Gabriel se sont montrés extrêmement virulents à l’égard de Tsipras et de la Grèce, ayant pu même apparaître parfois comme plus exigeants que la Troïka. 
Outre la division des gauche dont on vient de parler, le paysage politique allemand semble à son tour s'effriter, comme dans toute l'Europe d'ailleurs. Les partis de la coalition au pouvoir sont perte de vitesse et on assiste à une montée brutale de l'extrême-droite (AfD). A quoi cela tient-il ?
Le mode de scrutin allemand, qui requiert des partis un minimum de 5% des voix, a en partie dissimuler  l'effritement, mais il a en effet commencé dès les années 2000.  
En 1998, au moment de la victoire de Schröder, la situation politique est limpide: il y a la droite avec la CDU, le centre libéral avec le FDP, les écologistes, le SPD et la survivance du parti communiste est-allemand, le PDS, présent seulement dans les régions qui formaient la RDA. 
Ce sont les réformes Schröder qui, en divisant profondément le SPD, provoquent une scission et enclenchent le mouvement d’effritement, le PDS moribond s’alliant avec les syndicalistes et l’aile gauche “frondeuse” du SPD pour former les Linke, et devient un parti présent partout en Allemagne. Cet effritement, ce que j’appelle la « Weimarisation », se poursuit en touchant une partie de la population peu politisée, et tentée par des mouvements aux doctrines opposées, mais au discours antisystème. J’avais analysé les élections locales, municipales et régionales de 2011 : dans tous les cantons, on voyait un électorat antisystème se cristalliser à 3-5% des voix, hésitant selon les bureaux de vote entre le parti néo-nazi NPD et le parti libertarien « Les Pirates ». Ceux-ci réussirent d’ailleurs à entrer dans des parlements régionaux entre 2011 et 2012 (9% des voix à Berlin) ! 
Plus récemment, en 2016, l’analyse des mêmes scrutins montrent que partout où s’étaient cristallisé ces deux électorats ( qui s’excluaient : on était dans telle bourgade Pirate, dans telle autre côté NPD ) disparaissaient sous la vague du nouveau parti à la droite de Merkel, l’AfD (« Alternative pour l’Allemagne »). Cette dernière naît au départ, en 2012, d’une réflexion d’économistes ordolibéraux, qui jugent les politiques mises en place depuis 2009 pour résorber la crise financière, puis pour traiter la crise de la dette publique européenne, illégales et contraires aux intérêts nationaux allemands. 
Le scrutin de 2013 voit déjà cet émiettement tant à gauche qu’à droite, émiettement qui ne se traduit cependant pas en sièges au Bundestag du fait du seuil des 5% pour avoir des élus.  Les deux grand partis CDU (42%) et SPD (25%) rassemblent à eux deux 67% des voix (mais c’était 80% des voix en 1998).  Les Verts et les Linke se retrouvent seules oppositions parlementaires avec chacun un peu plus de 8% des voix. Les libéraux du FDP et l’AfD manquent de très peu l’entrée au Bundestag, le NPD et le Pirates ne rassemblent plus que 2% chacun. 
Mais depuis, l'AfD a changé de discours. Son souci principal n'est plus l'euro et le refus de « payer pour l'Europe du Sud », mais davantage l'immigration et la question de l'islam. Est-ce cela qui a permis sa progression rapide ? 
Oui, l’AfD s’est radicalisée, donnant un débouché politique aux mouvements Pegida.  Du coup l'effritement se poursuit. En 2014 aux élections européennes, la CDU et le SPD ne rassemblent plus que 62% des électeurs, et l’AfD monte à 7%. Elle obtient des élus. 
Les élections régionales confirment le phénomène, et la construction des majorités de coalition dans les Lander devient pittoresque, puisque trois partis sont désormais nécessaires à chaque fois. On parle ainsi de « Coalition Jamaïque » (Verts, Conservateurs, Libéraux), de « Feu de Circulation » (« Ampel », Verts, SPD, Libéraux), etc.Tout ceci rend difficile la respiration démocratique en mélangeant partis et doctrines, suivant des considérations tactiques. 
Un pronostic, du coup, pour les élection législatives de septembre 2017 ?
Les sondages du 11 février 2017 donnent ceci : CDU et SPD au coude à coude, à 31-33% chacun. Si la candidature Schulz, un homme inconnu du grand public allemand, provoque un sursaut d’intentions pour le SPD, cela démontre surtout l’appétit de nouveauté des allemands après 12 ans de Merkel. Le troisième parti en intention de vote est … l’AfD, à 10% ! Il est suivi des Verts et des Linke, chacun proche des 8%, et des libéraux qui reviendraient au Bundestag avec 6% des voix. 
L'émiettement pourrait donc être confirmé.  D’un parlement dominé par trois partis dans l’après-guerre, puis quatre avec les Verts à la fin des années 80, puis cinq avec l’ex parti communiste PDS, on pourrait voir, malgré le seuil de représentation à 5%, pas moins de six partis au Bundestag en 2017 ! Dans ces conditions, la seule coalition crédible et probable me semble rester une nouvelle Grande coalition. 


vendredi 18 septembre 2015

« Les gauches n’ont le choix qu’entre abandonner toute perspective de changement ou redevenir révolutionnaires » entretien avec Christophe Bouillaud






Christophe Bouillaud est professeur de sciences politiques à l'Institut d'Etudes politiques de Grenoble. Il est spécialiste de la vie politique italienne et, plus généralement, de la vie politique européenne. Il tient un excellent blog que l'on peut consulter ici. Il répond ci-dessous à quelques questions au sujet des mouvements de gauche "alternatifs" que l'on voit poindre et croître (ou stagner !) dans plusieurs pays d'Europe. 


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On voit émerger, un peu partout en Europe, des gauches alternatives : Podemos en Espagne, Syriza en Grèce, Die Linke en Allemagne et d'autres. Qu'ont-elles en commun ? Vous semblent-elles devoir périmer, à terme, la social-démocratie et le communisme ?

Avant de souligner leurs points communs, il faut d’abord souligner leurs différences. Certains de ces partis possèdent un lien historique avec le mouvement communiste international, contrôlé depuis Moscou entre 1917 et 1991. C’est le cas par exemple de Die Linke en Allemagne qui reste électoralement et humainement l’héritier du PDS, le parti-successeur du SED, parti hégémonique de la RDA, même si d’autres éléments venus de la social-démocratie ou du syndicalisme critique de l’ancienne RFA s’y sont agrégés depuis (dont un Oskar Lafontaine par exemple).

D’autres s’enracinent dans une gauche elle aussi communiste, mais qui refusait la domination soviétique sur le mouvement communiste international. Il s’agit de tous ces partis qui correspondent à un héritage trotskyste ou même maoïste (comme pour le parti « Socialistische Partij » aux Pays-Bas). C’est aussi le cas, pour schématiser, de Syriza, qui affronte d’ailleurs dans l’arène électorale grecque, un parti communiste, le KKE, réputé pour son immobilisme doctrinal.

Par ailleurs, il existe des scissions de gauche des grands partis socialistes ou socio-démocrates de gouvernement. C’est typiquement le cas du  Parti de gauche en France. Enfin, il existe de rares forces - Podemos est pratiquement le seul exemple connu à ce jour - qui ne s’enracinent dans aucune expérience organisationnelle précédente et revendiquent au contraire leur totale virginité politique, tout en reprenant d’évidence des thèmes de gauche traditionnels comme la justice sociale.

Au total, malgré leur diversité d’enracinement historique, la plupart de ces forces finissent - quand elles disposent d’élus au Parlement européen - par siéger ensemble dans le groupe parlementaire de la « Gauche Unitaire Européenne/Gauche Verte Nordique », qui n’est autre que l’héritier de l’ancien groupe parlementaire des communistes de l’ouest du continent. De fait, au Parlement européen, ces formations se rassemblent beaucoup plus facilement que les héritiers du fascisme et du nationalisme européens des années 1910-1940, parce qu’elles partagent une visée internationaliste ancrée dans l’histoire longue du mouvement ouvrier européen. Elles ont toutes, aussi, une histoire commune plus récente : depuis les années 1980,  ces forces – ou les individus qui les ont constituées – n’ont connu pratiquement que des défaites politiques. Le moins qu’on puisse dire en effet, c’est que l’influence de ces partis situées à la gauche de la social-démocratie dominante a été totalement insignifiante sur l’expérience européenne depuis les années 1980. Ces forces ont certes survécu, mais elles ont totalement échoué à influencer les évolutions socio-économiques depuis lors.

Elles ont survécu et même au-delà, puisqu’elles semblent connaître aujourd’hui une nouvelle jeunesse. Est-ce un feu de paille, un simple phénomène de mode ou cela vous semble-t-il durable ?

Disons que la période récente rouvre des opportunités d’agir en profitant de l’épuisement du modèle néo-libéral. De fait, toutes ces forces possèdent en commun la volonté de réimposer un compromis entre le capital et le travail tel qu’il a pu exister en Europe de l’ouest dans les années 1950-1970.  Leur radicalité est donc toute relative puisqu’elles sont sur les positions sociale-démocrates ou socialistes de l’époque.

La grande différence avec le passé, c’est qu’elles ne disposent pour se faire entendre que de l’arme électorale. Dans les années 1950-1970, le capital européen était tout disposé à faire des compromis avec les représentants du travail, parce que, d’une part, les Soviétiques occupaient la moitié du continent, et, d’autre part, parce que le mouvement ouvrier pouvait peser réellement en termes de rapports de force dans la vie économique. En 2015, le mouvement ouvrier est un souvenir historique. Partout en Europe, il n’a plus de poids direct, et a perdu sa capacité à entretenir un rapport de force dans la société. A la limite, pour prendre le cas français, les taxis, les buralistes, les agriculteurs bretons, etc. peuvent encore avoir un impact sur la vie sociale au jour le jour, et mériter quelque attention de la part du pouvoir politique de ce fait. Ce n’est plus le cas du monde ouvrier, du travailleur ordinaire des usines et des bureaux, qui fait désormais très rarement grève et qui ne peut plus rien bloquer, en réalité, que sa propre paie à la fin du mois. De ce fait, la question pour les partis voulant défendre la justice sociale devient celui-ci : comment réintroduire de la justice sociale dans le cadre du capitalisme actuel sans avoir la force du mouvement ouvrier avec soi  pour créer un rapport de force ?

Est-ce à dire que cette gauche alternative n’envisage qu’un aménagement du capitalisme ? L’idée d’une « sortie du capitalisme », c’est fini ?

En réalité, tous ces partis sont critiques à l’égard du capitalisme, mais, contrairement à la situation des années 1960-70, ils ont des difficultés énormes à proposer autre chose qu’une gestion de gauche du capitalisme, même s’ils ont souvent affiché leur conversion à l’écologie. Ils n’ont en fait plus de modèle alternatif de société et d’économie à proposer, comme pouvaient l’être la planification soviétique ou l’autogestion yougoslave par exemple.

Cette absence de modèle alternatif existant déjà là dans la réalité (Russe, Yougoslave) mais plus ou moins fantasmé, se prolonge dans leur manière de gérer les collectivités locales quand ces partis de gauche alternative arrivent à leur tête. Par exemple, « le PDS/Die Linke » a pu participer à la gestion de la ville-Etat de Berlin sans que la différence ne se voie beaucoup, sans qu’on puisse parler d’un modèle innovant de gestion de la chose publique. De même, il y a bien longtemps qu’une municipalité communiste n’est plus considérée en France comme un haut lieu de l’innovation sociale ou économique. C’est là d’ailleurs une autre différence avec l’histoire longue du socialisme. Ce dernier s’est très souvent imposé à travers le « socialisme municipal », donc à travers des expériences de gestion locale de la chose publique qui permettaient de montrer en pratique la capacité à innover radicalement et de rompre - mais sans violence – avec les routines de la société bourgeoise du temps. On n’a plus constaté, ces dernières années, que ces partis de la « gauche de la gauche » aient réussi à innover vraiment de cette manière-là. De ce fait, les expériences de gestion municipale à Barcelone et à Madrid qui ont commencé cette année vont être décisives : y aura-t-il, comme par le passé de vraies innovations ? Y aura-t-il à cette occasion l’invention d’un socialisme municipal pour le XXIème siècle ?

Vous êtes prudent quant à l’avenir de ces formations. Iriez-vous jusqu’à parler de « fonte des gauches » comme l’a fait récemment France culture dans une série d’émissions disponibles ici ?

A vrai dire, la tendance n’est pas uniforme. Certains de ces partis continuent à décliner électoralement à la mesure de la disparition de leur vieille base ouvrière (comme le « Parti communiste de Bohême-Moravie » en République tchèque). D’autres se maintiennent comme Die Linke  sans réussir à percer vraiment en dehors de leur aire historique, en dépit même du fait qu’ils constituent, depuis un moment déjà, l’opposition de gauche à la « Grande coalition » (CDU-CSU-SPD) au pouvoir. D’autres ont été totalement entravés par les mécanismes électoraux, comme le Parti de gauche en France. Tous ces partis restent finalement des seconds ou des troisièmes couteaux de leur vie politique nationale. Podemos, qui a été donné un temps par les sondages comme le premier parti espagnol est, toujours selon les sondages, retombé dans des eaux bien moins glorieuses.

Dans le fond, le seul parti de cette famille qui ait réussi à percer au point de devenir le premier parti de son pays est Syriza. Mais pour en arriver là, il a tout de même fallu une crise économique sans précédent dans aucun pays européen en temps de paix, et trois élections de crise (deux en 2012, et une en janvier 2015) qui ont totalement fait voler en éclat l’ordre électoral établi en Grèce depuis le retour à la démocratie. L’électorat grec n’est pas si différent des électorats des autres pays de l’ancienne Europe de l’ouest. Il en faut vraiment beaucoup pour faire bouger l’électorat vers les extrêmes, et plus encore vers les extrêmes-gauches.

Malgré ces obstacles, ces partis situés à la gauche de la social-démocratie peuvent profiter de l’effritement en cours de cette dernière. En effet, toutes ces années de crise économique ont montré que la social-démocratie n’avait vraiment rien à proposer de nouveau en matière de lutte contre l’injustice sociale, et qu’elle était complètement repliée sur des positions qu’on peut résumer en un « néo-libéralisme à visage humain ». Le quinquennat de François Hollande est typique d’un repli de ce socialisme majoritaire sur un néo-libéralisme à prétentions très vaguement humanitaires. La présidence de l’Eurogroupe, telle qu’elle est exercée par le social-démocrate néerlandais Jeroen Dijsselbloem représente aussi une illustration parfaite de cette réalité du socialisme majoritaire, totalement replié sur le « consensus de Bruxelles ». Sans parler des propos infamants tenus cet été par un Martin Schulz, Président social-démocrate du Parlement européen, à l’encontre de Syriza.

Ce mouvement vers la droite des directions sociale-démocrates peut en arriver à frustrer tellement la part de l’électorat social-démocrate la plus à gauche qu’on peut aboutir à des situations telles que celle de l’actuel  Labour britannique. Avec l’élection d’un survivant improbable de l’aile gauche du parti des années 1980, Jeremy Corbyn, les sympathisants et militants ont signifié clairement qu’ils ne voulaient plus de la ligne du « New Labour ». Plutôt que de rejoindre un nouveau parti à la gauche du Labour, qui aurait eu de toute façon du mal à s’imposer à cause du système électoral britannique, ils ont saisi l’occasion qui leur était (très imprudemment) offerte par les élites travaillistes du « New Labour » pour subvertir le parti de l’intérieur. La réaction quelque peu démesurée de David Cameron traitant le nouveau leader des travaillistes de « danger pour la sécurité nationale » témoigne d’ailleurs du fait que les partis de gouvernement ont l’habitude de fonctionner comme un club de gens raisonnables ralliés au néo-libéralisme. Ils ne conçoivent même plus qu’il puisse exister une opposition réelle entre eux sur ce point.

L'échec d'Alexis Tsipras en Grèce, qui mènera finalement, tout comme les gouvernements grecs précédents, une politique « mémorandaire » va-t-elle affaiblir ou au contraire galvaniser ces gauches alternatives ?

Il va d’abord les diviser ! Il les divise déjà entre ceux qui croient qu’il y a un gain politique à occuper malgré tout le pouvoir d’Etat pour en priver les adversaires de droite, et ceux qui n’y voient qu’une trahison des idéaux et des promesses, c’est-à-dire ceux pour lesquels le pouvoir ne vaut que pour autant qu’on puisse faire la politique qu’on souhaite vraiment. C’est d’ailleurs une vieille polémique à gauche.

Par ailleurs, il est probable que la suite de l’expérience Tsipras va jouer énormément. Arrivera-t-il à se maintenir au pouvoir à la suite des élections de dimanche prochain ? Si oui, au prix de quels compromis ? Et pour quoi faire ? Le plus probable à ce stade, puisqu’il est tenu à la gorge par le nouveau mémorandum, est cependant qu’il échoue à mener une politique de gauche même minimalement humanitaire – puisque c’est de cela qu’il s’agit en fait, plus même de grands projets socio-démocrates à la façon des années 1960-70. La crise sociale grecque va donc encore s’aggraver. De ce fait, une grande partie des gauches alternatives semble être en train de comprendre qu’il n’est pas possible de gouverner un pays à gauche dans le cadre européen actuel. Et aussi qu’elles ne peuvent espérer faire changer le navire européen de trajectoire tant elles sont structurellement minoritaires.

Le problème devient alors le suivant : ces gauches n’ont plus d’autre choix que d’abandonner toute perspective de changement perceptible, ou de redevenir révolutionnaires au sens ancien du terme. Or il se trouve que tout le parcours de ces gauches, en particulier de l’aile communiste la plus traditionnelle comme le PCF en France, a été justement, depuis les années 1970, d’abandonner toute perspective révolutionnaire. De même, les partis communistes ont pour la plupart accepté l’appartenance de leur pays à l’Union européenne et se sont inscrits dans cette perspective vague d’une « Autre Europe », comme l’avait fait Alexis Tsipras lui-même en devenant le candidat de ces partis à la Présidence de la Commission européenne en 2014. Or c’est tout ce récit d’une « Autre Europe », qu’on obtiendrait à force de pressions électorales douces et répétées, qui se trouve mis à mal par l’affaire grecque. En clair, on constate que les élections dans un pays périphérique et débiteur de l’eurozone n’ont plus aucun poids politique. Même un référendum n’a plus de poids. De fait, il suffit d’imaginer un autre parcours pour la Grèce, après le 6 juillet 2015, que celui qui a été choisi par Tsipras, pour se rendre compte que c’est bien d’une révolution qu’il se serait agit – ou du moins de rupture nette avec l’existant. En plus, comme une telle révolution ne peut se faire que sur une base nationale, ça déstabilise complètement cette gauche très européiste au fond. Il suffit de voir les propositions du « Plan B » du groupe Varoufakis/Mélenchon/Lafontaine/Fassina.  Ça reste encore une ébauche de plan visant à faire pression pour une « Autre Europe ». Ce n’est pas très réaliste. Seule la sortie de la zone Euro ou de l’Union européenne seraient réalistes, mais ça impliquerait d’en finir pour longtemps avec le rêve de l’Europe unie.  Tertium non datur. La gauche n’a pas fini d’être divisée sur ce point.

En parallèle à l'émergence de ces gauches critiques, on voit monter partout diverses formes de « populisme de droite ». Dans un cas comme dans l'autre, qu'ils donnent des réponses de gauche ou des réponses de droite, on constate que tous ces mouvements ont mis au cœur de leur discours deux thématiques : celle de l'Union européenne (qu'il faudrait soit quitter soit remodeler) et celle de la souveraineté (nationale et/ou populaire). Pour quelles raisons ?

Cet énervement montant contre l’Union européenne, aussi bien, effectivement, à l’extrême-gauche qu’à l’extrême- droite des échiquiers politiques, tient au fait que cette dernière contraint désormais fortement les politiques publiques des Etats membres. Il faut à la fois respecter l’ordre néo-libéral en économie, et l’ordre « libertaire » en matière de mœurs au sens large du terme (droits de l’homme, libertés procréatives, droits des homosexuels, statut des étrangers, etc.).

Contrairement à ce qu’on dit parfois à gauche, cette double contrainte « libérale/libertaire » ne résulte pas seulement des traités, mais aussi des rapports de force partisans au sein du Parlement européen (comme le montrent bien les études du groupe Votewatch.eu) et au sein du Conseil européen. Si vous êtes, comme actuellement le très conservateur Viktor Orban, pour la promotion de votre économie nationale et pour la défense de « l’Europe chrétienne » (et pas nécessairement celle du Pape François…), vous vous trouvez très largement en dehors des clous du consensus régnant à Bruxelles. Dès lors, ceux qui défendent des visions contradictoires avec ce consensus européen « libéral/libertaire » auront de plus en plus la tentation de quitter le navire européen, à mesure que leurs propres électeurs comprendront qu’ils n’ont rien à espérer de l’Union européenne.

Il aurait sans doute fallu une vision beaucoup plus attentive aux attachements de chaque population pour éviter ce genre d’écueils : le cas hongrois l’illustre bien. C’est là une nation « ethnique » qui a peur de disparaitre démographiquement et qui ne s’est pas remise du traumatisme du Traité de Trianon de  1920. On aurait pu prévoir à l’avance que l’arrivée d’immigrants ou de réfugiés sur son sol, musulmans de surcroit, serait immédiatement instrumentalisée par la droite et l’extrême-droite du pays. Il aurait donc fallu être beaucoup plus prudent et plus réaliste, dans l’ensemble des dispositions des traités, et respecter mieux les idiosyncrasies de chacun. Si demain le Royaume-Uni quitte l’Union suite à un référendum, ce sera largement à cause de ce manque de discernement dans les obligations imposées à ce pays en déclin séculaire.

Justement ! La Grande-Bretagne, qui a pourtant un rapport très distendu à l’Europe, a elle aussi trouvé son leader de gauche critique en la personne de Jeremy Corbyn, dont il se dit qu’il a fort peu de sympathie pour l’UE. Comment l’expliquer ?

Ce que j’en comprends, c’est que la dynamique Corbyn est principalement inscrite dans la vie politique britannique, dans le refus de certains secteurs de la gauche d’accepter la domination du néo-libéralisme sur le « New Labour », et dans le refus des politiques conservatrices menées par Cameron et qui semblent parties pour durer.  Cette élection n’a  donc pas un rapport très net avec l’Union européenne, parce que le Royaume-Uni n’a pas eu besoin de l’UE pour devenir le paradis (ou l’enfer ?) du néo-libéralisme. Dans le pays des zero-hour contracts, l’Union européenne peut encore apparaître, par contraste, comme un espoir de justice sociale.

Toutefois, il est significatif que le nouveau leader des travaillistes ne soit pas un fervent européiste. Il se souvient sans doute que dans les années 1970, c’était la droite conservatrice qui voulait l’entrée du Royaume-Uni dans le Marché commun, et pas tellement le gauche travailliste qui avait des doutes quant à ce projet d’intégration continentale. Cependant, Corbyn n’a pas sauté le pas de plaider la sortie de son pays de l’Union européenne, alors même qu’il en aurait l’occasion avec le référendum qu’a imprudemment promis David Cameron sur le sujet. Probablement, la question écossaise complique l’équation, puisque le SNP (Scottish national party) se déclare fortement attaché à l’Union européenne.

Bon, on n’ira évidemment pas jusqu’à dire que la « droite de la droite » et la « gauche de la gauche » s’équivalent sur la question européenne, et que, selon un célèbre poncif, « les extrêmes se rejoignent ». N’est-ce pas ?

Bien sûr que non. En dehors du constat partagé d’une pression de plus en plus grande de l’Union européenne sur les politiques publiques nationales (surtout en matière de politique économique où il n’existe plus que la one best way néo-libérale à tout crin promue par la Commission européenne et la BCE), il existe une évidente différence d’approche entre l’extrême-droite et l’extrême-gauche critiques de l’Europe.  A droite, il est facile d’être nationaliste et de dire du mal de Bruxelles, de « l’EURSS », tout en se proclamant tout de même pour une collaboration entre nations européennes souveraines. A gauche, il ne va pas de soi de proposer une rupture avec le projet européen, considéré comme ayant aussi des aspects très positifs quand il est pris sous l’angle « libertaire » (au sens par exemple de défense de l’égalité hommes/femmes, des droits des homosexuels, etc.).

De fait, il suffit que dans un pays la fierté nationale - au sens de capacité à voir l’avenir du pays comme celui d’un pays autonome et autosuffisant -  soit un peu développée pour que l’asymétrie des résultats entre la gauche et la droite eurocritiques soit frappante. La France représente le cas typique de cette situation : l’extrême-droite a acquis une longueur d’avance dans la critique de l’Union européenne en faisant appel à l’idée de la grandeur - perdue mais à retrouver - du pays. Pendant ce temps-là, l’extrême gauche se perd en arguties autour de la possibilité ou non de rendre l’euro plus social...

Vous connaissez particulièrement bien l'Italie. En tant que pays d'Europe du Sud largement malmené par la crise des dettes souveraines et de l'euro, elle devrait avoir, elle aussi, son parti de gauche critique. Ça n'est pas le cas. Pourquoi ? Quelle formation occupe cette place en Italie ?

Il faut comprendre qu’en Italie, la « gauche de la gauche »  – le Parti de la Refondation communiste ou les Verts par exemple – a été de toutes les aventures et mésaventures de la gauche de gouvernement depuis 1993. Aussi bien au niveau national, régional ou communal, en raison des modes de scrutin adoptés depuis cette époque, cette gauche a fonctionné comme une périphérie critique de la gauche dominante, l’ancienne majorité du PCI (Parti communiste italien) devenue le PDS (Parti démocratique de la gauche), puis les DS (Démocrates de gauche) et enfin le PD (Parti démocrate). Jamais cette « gauche de la gauche » n’a été capable de représenter autre chose qu’un groupe de compagnons de route, certes un peu rétifs et remuants, de la gauche dominante. Du coup, elle a accepté toutes les réformes néo-libérales faites par cette gauche dominante avec laquelle elle n’a jamais rompu. Il faut ajouter à cela d’innombrables querelles de personnes, la construction de chapelles et de sous-chapelles suite aux défaites successives, une fixation funeste sur les gloires passées du communisme italien, une propension extraordinaire au choix de leaders médiocres, un zeste de corruption aussi au niveau local et régional.

Face à cette situation va se créer, en 2007-09 et à l’initiative de l’humoriste Beppe Grillo, le « Mouvement 5 Etoiles », qui va s’affirmer « au-delà de la gauche et de la droite ». Au départ, il va attirer des militants souvent liés à des combats écologiques locaux, qui auraient dû être à gauche de la gauche si cette dernière ne les dégoutait pas de l’être. De fait, le dégoût d’une partie des électeurs italiens contre la classe politique est alors tel que ce mouvement labellisé « ni droite ni gauche » rencontre un immense succès aux élections de février 2013.

Après un passage à vide, il semble que le M5S représente désormais la grande force d’opposition au gouvernement de centre-gauche de Matteo Renzi, notamment sur des problématiques de gauche comme la défense d’un revenu minimum garanti pour tous les Italiens. Il faut également noter que le M5S ose tenir un discours très critique à l’encontre de l’Union européenne, et de la zone euro en particulier. Jamais un parti de gauche italien n’aurait osé tenir ce genre de propos, parce que la gauche italienne est, depuis les années 1970 et la période de l’euro-communisme, très européiste. Pour beaucoup, l’internationalisme communiste a été remplacé par l’européisme. De ce point de vue, le M5S est un mouvement nationaliste, car il entend faire prévaloir les intérêts réels des Italiens, de l’économie italienne, sur toute forme de croyance européiste, en se prévalant de la réalité d’une Italie, si j’ose dire, déjà européenne (honnête, travailleuse, instruite, connectée, etc.). En quelque sorte, le M5S pense que l’Italie a assez d’Europe en elle pour ne pas avoir besoin de recevoir des leçons de Bruxelles et de Francfort.

Par ailleurs, il semble que le mouvement du PD vers le centre – voire vers la droite - impulsé par Matteo Renzi, son leader depuis fin 2013 et actuel Président du Conseil, est devenu tel qu’une partie de la minorité du PD va essayer cet automne de fonder  un nouveau et véritable parti de gauche. Il est donc possible qu’une force alternative finisse par exister à la gauche du PD. Pour finir, il faut noter que l’un des problèmes de la gauche italienne réside dans son rapport au communisme. Les dernières élections ont montré que la marque communiste (la faucille et le marteau) ne valait plus rien sur le marché électoral italien. Il est sans doute temps de faire le deuil du PCI et d’aller vraiment de l’avant…

Selon vous, à quel parti de « gauche alternative » déjà existant la nouvelle formation italienne issue du PD pourrait-elle ressembler ? Quelles sont ses chances de percer dans le paysage politique du pays ?

Cette force nouvelle sera sans doute critique vis-à-vis de l’Union européenne actuelle, mais n’ira probablement pas jusqu’à prôner une rupture avec la zone euro ou l’UE.

Cette problématique restera donc le privilège du M5S ou de la droite extrême, représentée par la Ligue du Nord de Matteo Salvini. Ce parti a investi dans l’euroscepticisme depuis 1999. Il a pourtant participé à tous les gouvernements de Silvio Berlusconi sans influer en rien sa politique européenne. Du coup, malgré son retrait dans l’opposition depuis octobre 2011, il était jusqu’à peu en déclin. A présent, son nouveau leader a décidé de jouer à fond la carte de l’anti-UE, et de le faire  au nom de toute l’Italie (alors qu’il s’agit au départ d’un parti de défense des intérêts du Nord de l’Italie contre le Sud du pays). Comme souvent à droite de l’échiquier, ce discours eurocritique se joint à une xénophobie affirmée, en l’espèce à un refus de toute présence de l’Islam en Italie. Du coup, ce parti n’a jamais été aussi haut dans les sondages d’opinion…

Au total, la gauche critique joue un rôle électoralement mineur sur l’échiquier italien, et je doute qu’avec le M5S d’un côté et la Ligue du Nord de l’autre, un quelconque discours critique sur l’Europe venant de ce côté-là rencontre beaucoup d’audience.  


mercredi 26 août 2015

Euro : que dit « l'autre gauche » ?







Il n'a échappé à personne que sur la question de l'Union européenne - et singulièrement sur celle de l'euro - une « autre gauche » est en train de pointer le museau un peu partout en Europe. Il s'agit souvent, d'ailleurs, d'une ancienne gauche, mais qui fait sa rentrée avec un discours rénové. Il faut dire que le « moment grec » est en train de faire sensiblement bouger les lignes, ainsi que le prédisait avec justesse David Desgouilles dès le mois de juillet. 

Parmi les récents mouvements sur le sujet on peu notamment citer : 

- La tribune de Stefano Fassina, ancien membre du Parti démocrate (PD) italien, ancien vice-ministre dans le gouvernement Letta et provenant donc d'une gauche très modérée. Dans cette tribune consultable sur le blog de Yanis Varoufakis, Fassina constate que « l’euro était une erreur de perspective politique » et que « les corrections nécessaires pour rendre l’euro durable semblent être impossibles pour des raisons culturelles, historiques et politiques ». Il ajoute fort lucidement que « les principes démocratiques s’appliquent à l’intérieur de la seule dimension politique pertinente : l’état-nation ». Et il plaide pour une « désintégration gérée de la monnaie unique », pas moins. 

- Les récentes déclarations de Sahra Wagenknecht, vice-présidente de Die Linke en allemagne. On peut notamment lire ici que pour elle « l’euro ne fonctionne tout simplement pas, il produit au contraire des déséquilibres de plus en plus grands, ce qui apparaît de manière dramatique en Grèce ». Ce n'est pas la première fois qu'on évoque le problème à Die Linke. Oskar Lafontaine l'avait déjà fait en avril 2013. Disons que c'est la première fois qu'on en re-parle. Et cette fois, c'est à l'unisson de ce qu'on entend dans toute la « gauche européenne non-asthénique ».

- La naissance, bien sûr, d'Unité populaire, une scission de Syriza, en Grèce. Son leader, Paganiotis Lafazanis, assume clairement l'idée d'un Grexit. « Le pays ne tolère pas d’autres mesures d’austérité. S’il le faut nous allons procéder à la sortie de la zone euro, ce qui n’est pas un désastre. D’autres pays en Europe sont hors de la zone euro, il ne faut pas avoir peur ou diaboliser ».  Alexis Tsipras n'a bien sûr jamais rien dit de tel. D'ailleurs,Yanis Varoufakis non plus. Ainsi qu'il le redit ici, le « plan B » qu'il avait élaboré en tant que ministre des Finances n'avait pas cet objectif.

Quid de la France ? 

En France comme ailleurs, on tâtonne et on réfléchit. Parmi les bonnes résolutions de rentrée on peut noter celles de Montebourg et celles de Mélenchon. Mais les discours semblent à ce stade assez différents. Tous deux peuvent avoir des mots très durs à l'endroit du fonctionnement de l'eurozone. Mais ils n'en déduisent pas forcément les mêmes choses. Seul l'un, Mélenchon, a clairement évoqué à ce jour l'idée d'un démontage de l'euro. Mais seul Montebourg a formulé, dimanche à Frangy, ce que l'on appelle des « propositions concrètes ». 

De ces « propositions concrètes », on peut dire qu'elles visent essentiellement à « démocratiser la zone euro ».  Pour Montebourg, il s'agit certes de créer le fameux « gouvernement économique » dont tout le monde parle, mais aussi de le faire qui contrôler par un « Parlement de la zone euro ». Ce Parlement nommerait et contrôlerait également le Président de l'eurogroupe. La Banque centrale européenne verrait enfin son mandat évoluer, afin de n'être plus uniquement focalisée sur la lutte contre la seule inflation, mais de s'occuper également de la croissance et du chômage. 

De Mélenchon, on retient surtout cette phrase : « s’il faut choisir entre l’indépendance de la France et l’euro, je choisis l’indépendance. S’il faut choisir entre l’euro et la souveraineté nationale, je choisis la souveraineté nationale ». Des modalités concrètes qu'il prévoit pour mener à bien une éventuelle sortie, on ne sait pour l'heure pas grand chose. En début de semaine, il a toutefois repris sur son blog un article d'Oskar Lafontaire (coucou, le revoilou !) initialement paru dans le journal allemand Die Welt et prônant un retour au au SME. « La gauche doit décider si elle continue de défendre le maintien de l’euro malgré le développement social catastrophique, ou si elle s’engage pour une transformation progressive vers un système monétaire européen flexible. Je plaide quant à moi pour un retour à un Système monétaire européen, prenant en compte les expériences qui ont été faites avec ce système monétaire et améliorant sa construction dans l’intérêt de tous les pays participants (…). En dépit de tensions inévitables, il permettait sans cesse des compromis qui servaient à rétablir l’équilibre entre les différents développements économiques ». En postant ce texte, Mélenchon fait-il sienne la proposition ? On ne sait pas vraiment. Après tout, Varoufakis héberge bien le texte de Fassina sur son site sans y adhérer pleinement. En tout état de cause, l'idée est sur la table. 

Les deux discours s'équivalent-ils ? Certains militants de longue date du démontage de l'euro, sans doute pressés d'en finir, affirment que c'est le cas. Ils prétendent que l'on n'a, dans un cas comme dans l'autre, que des demi-mesures et de la frilosité.  

C'est tout à fait faux. Les deux modus operandi décrits ci-dessus sont assez radicalement différents.   Bien sûr, dans aucun des deux cas on ne rompt avec les autres pays de la zone euro. Toutefois :
- dans un cas, celui de la « démocratisation de la zone euro », on s'achemine vers davantage d'intégration. En effet, dès lors qu'on envisage de doter l'eurozone d'un gouvernement contrôlé par un Parlement, c'est qu'on souhaite aller plus loin dans la transformation de l'Union européenne en quasi-Etat.
- dans l'autre cas, celui de la mise en place d'un nouvel SME, on fait précisément le chemin inverse. Ce n'est certes pas une rupture à la hussarde (pourquoi d'ailleurs fraudait-il nécessairement du fracas ?) mais c'est bien un processus de dés-intégration. Puisqu'il induit un rétablissement des monnaies nationales, le retour au SME s'accompagne d'un regain de souveraineté pour chaque pays membre. La coordination, ensuite, des politiques monétaires nationales au sein du système monétaire relève de la coopération librement consentie entre pays voisins. Elle permet au passage de minorer les risques de dumping monétaire. 

Bref, dans un cas on demeure sur la voie fédérale. On l'approfondit même. Dans l'autre cas, on est au contraire sur celle de la coopération intergouvernementale entre pays souverains.  Ça n'a donc pas grand chose à voir, et il va de soi qu'ici, on a déjà choisi !



lundi 2 février 2015

« La victoire sans appel de Syriza est une vraie preuve de sang-froid » (interview)

alexis-tsipras
 
 
Interview accordée à l'excellent site Le Comptoir
 
 
Le Comptoir : Beaucoup d’analystes voient dans les annonces faites par le président de la Banque centrale européenne (BCE) Mario Draghi et dans la victoire de Syriza une double défaite pour l’Allemagne. Mais est-ce que les Grecs et les peuples européens en sortiront gagnants ?
 
Coralie Delaume : Il y a eu une double défaite pour l’Allemagne en quelques jours, et même une triple défaite puisque le 13 janvier, la Commission européenne a annoncé un petit assouplissement dans l’interprétation des règles budgétaires. C’est passé un peu inaperçu chez nous mais… je ne doute pas que l’Allemagne, elle, l’ait noté !
 
Ensuite, il y a eu, en effet, l’opération de quantitative easing, lancée par la BCE. Qui est d’ailleurs toute en paradoxes. D’abord, il est probable qu’elle n’aura pas beaucoup d’effets sinon de faire monter les bourses puisque nous sommes dans ce que les économistes appellent une « trappe à liquidités ». Cela fait que la création de monnaie n’a plus d’impact sur l’économie réelle, elle fait simplement grimper le prix des actifs. Bref, dans sa tentative désespérée de prémunir la zone euro contre la déflation, Mario Draghi semble avoir surtout contribué à nourrir une bulle.
 
Ce qui n’empêche pas l’Allemagne d’avoir peur, comme à son habitude dès qu’on parle de création monétaire. Notre voisin a une forte tradition d’orthodoxie monétaire. Et une phobie de l’inflation si profonde qu’elle persiste… même quand il n’y a plus d’inflation du tout. Il est donc probable que l’Allemagne ait très mal vécu le programme de QE lancé par la BCE. D’ailleurs, Jens Weidmann, président de la Bundesbank et membre du conseil des gouverneurs de la BCE, a clairement fait savoir qu’il avait voté contre.
 
À présent vient la victoire de Syriza. Une victoire éclatante, qui montre que les Grecs n’ont tenu aucun compte des tentatives d’intimidation dont ils ont été l’objet. Pourtant, une grosse pression a été mise sur ces électeurs. D’abord depuis Bruxelles : on se souvient de Jean-Claude Junker, se croyant autorisé à donner son avis au sujet d’un processus électoral en cours et affirmant qu’il préférait voir des « visages amis » arriver au pouvoir à Athènes. Dans la foulée, Pierre Moscovici s’était rué en Grèce dans le but évident de soutenir la candidature à la présidence grecque du représentant de Nouvelle Démocratie, par ailleurs ancien commissaire européen… en vain.
 
Et puis il y a eu les menaces de Berlin. Madame Merkel s’est d’ailleurs loupée en laissant fuiter dans la presse qu’une sortie de la Grèce de la zone euro ne serait pas pour lui déplaire en cas de victoire de Syriza. Aucun dirigeant européen ne l’a suivie sur ce terrain.
 
Les Grecs n’ont pas cédé à ce chantage. Pas plus, d’ailleurs, qu’aux sirènes de l’extrême-droite puisque l’Aube dorée a fait un mauvais score. Les résultats du vote, la victoire sans appel de Syriza, me semblent une vraie preuve de sang-froid, de maturité politique et de dignité. Cela force le respect pour ce peuple qui a été très durement malmené économiquement, et humilié par une véritable mise sous tutelle.
 
Pourtant, leur exemple risque de faire réfléchir pas mal de monde dans les pays voisins. Il n’y a qu’à voir la vague de « syrizophilie » qui a saisi la France pour comprendre que quelque chose d’important vient de se produire. Mais ce n’est pas si surprenant que cela. Comme le dit ici Alexandre Devecchio, c’est un peu le réveil de la « France du non », dont on sait depuis mai 2005 qu’elle est majoritaire dans le pays, et à laquelle on a eu l’insigne arrogance de voler un référendum.
 
Nombreux sont les libéraux, de Laurence Parisot à Jean-Michel Aphatie, en passant par Jean-Claude Junker, qui ont craché sur la victoire de Syriza. N’est-ce pas un signe encourageant que le parti d’Alexis Tsipras est sur la bonne voie ?
 
Il est difficile de dire s’il est sur la bonne voie car il n’a pas encore commencé à agir ! Il faut sans doute attendre un peu. Certaines annonces sont encourageantes, comme l’arrêt immédiat des opérations de privatisation du port du Pirée mais il est un peu tôt pour juger.
 
Concernant les gens dont vous parlez, je pense qu’il y a, chez un certain nombre d’européistes, une véritable aversion pour la démocratie. Qu’un parti de gauche puisse remporter des élections les défrise. Mais ce qui les défrise encore plus, c’est qu’un peuple puisse envoyer le signal qu’il est attaché à sa souveraineté. L’Europe n’est pas seulement un édifice libéral. Elle a été une redoutable machine à détruire la souveraineté des nations, donc des peuples. C’était même ça l’idée de départ, depuis les pères fondateurs, depuis Jean Monnet, l’une des figures les plus surévaluées de l’histoire de France.
 
Il y a aussi la cohorte de ceux qui ont fait des carrières entières autour de l’exaltation et de la défense de cette Europe supranationale. Certains cyniquement, d’autres en y croyant vraiment. Quand ça fait vingt ou trente ans qu’on se plante, le réveil peut-être un peu douloureux. Surtout quand on y a vraiment cru d’ailleurs.
 
La Grèce ne pèse que 1,4 % du PIB européen. Dans ces conditions, Alexis Tsipras a-t-il vraiment le pouvoir d’amorcer une réorientation de la zone euro ?
 
Alexis Tsipras arrive au pouvoir dans un certain contexte, qui dépasse largement le cadre grec. C’est le contexte que je viens de décrire, dans lequel l’austérité budgétaire est un tout petit peu moins à la mode, dans lequel la BCE s’autonomise complètement et se met à mener des politiques qui sortent du cadre de son mandat, et dans lequel l’Allemagne, qui domine l’Union européenne et depuis longtemps, subit des revers.
 
Le quantitative easing de la BCE, pour en revenir à lui, est une vraie petite bombe si on considère les modalités de sa mise en œuvre. Seuls quelques économistes dits « hétérodoxes » l’ont noté, mais les choses vont globalement se passer ainsi : les risques liés au rachat des titres de dette ne seront pris en charge par la BCE qu’à hauteur de 20 %. Les 80 % restants seront eux assumés par les banques centrales nationales. Une sorte de « dé-mutualisation » du risque dont l’économiste Jacques Sapir, par exemple, n’hésite pas à souligner qu’elle « vient d’ouvrir la porte à une renationalisation de la politique monétaire par les pays membres de la zone euro ».
Draghi a consenti à faire cela pour apaiser l’Allemagne, qui est hostile à la mutualisation du risque, et qui avait l’impression de voir entrer par la fenêtre les eurobonds auxquels elle avait fermé la porte. Mais l’un des principaux résultats est que l’eurozone est d’ores et déjà ébréchée.
 
Philippe Séguin disait que « la droite et la gauche sont deux détaillants qui ont le même grossiste : l’Europe ». La volonté de Syriza de s’allier avec l’Anel, parti de droite souverainiste, marque-t-il une prise de conscience de cette réalité ? Est-ce que cela signifie que Syriza met au second plan le sociétal et l’immigration, des sujets sur lesquels les deux partis n’ont aucune convergence ?
 
Avec cette alliance, ce que Tsipras réalise en pratique, c’est un peu ce que Jean-Pierre Chevènement avait essayé lors de la présidentielle de 2002 avec sa tentative d’union des « républicains des deux rives ». Ça n’avait pas du tout fonctionné. Peut-être que les choses n’étaient pas mûres. Elles le sont maintenant, et elles le sont en Grèce parce que ce pays a été martyrisé par l’Union européenne et par la Troïka.
 
En s’alliant avec l’Anel, Syriza envoie en tout cas un signal fort. Il signifie qu’en tout premier lieu, il entend récupérer les instruments de la souveraineté grecque. Pour ce faire, il doit s’attaquer au cadre qui enserre cette souveraineté, c’est-à-dire au cadre européen. Notre Europe n’est pas une structure de coopération de pays souverains. Elle est supranationale. Le cadre européen est en surplomb, et tant qu’on ne fait pas bouger le cadre, on ne peut absolument rien faire.
 
Que Tsipras l’ait compris est une excellente nouvelle. Il a déterminé des priorités et elles me semblent être les bonnes. Et puis, comme le dit ici Simon Fulleda, le KKE, le parti communiste grec, a refusé toute alliance. Il préfère la pureté idéologique. C’est sûr que comme ça, on ne risque pas de se salir les mains. Mais on ne risque pas de beaucoup avancer non plus. Or en Grèce, il y a urgence !
Pour ce qui est de l’immigration, la sous-ministre chargée de la question aurait annoncé dès à présent son intention de faciliter la naturalisation de nombreux jeunes d’origine étrangère nés en Grèce. On a vu pire, en termes de conservatisme !
 
La victoire de Syriza peut-elle avoir des retombées positives sur les autres partis de gauche radical européens, comme Podemos en Espagne, le Front de gauche en France, ou Die Linke en Allemagne ?
 
Pour Podemos c’est très possible. Il est dans une bonne dynamique. Il va maintenant avoir tout le loisir d’observer comment les choses se passent en Grèce.
 
Pour Die Linke, je n’y crois pas du tout. Je crois plutôt, à l’inverse, à une poussée de l’AfD, le parti de droite eurosceptique très critique envers l’idée de « payer pour le Sud » et soucieux de préserver « le contribuable allemand ».
 
À mon avis, plus Tsipras sera ferme sur ses positions, plus cela va donner du grain à moudre à l’AfD. Et plus l’AfD aura le vent en poupe, plus la CDU d’Angela Merkel sera obligée de droitiser son discours. Ou alors, l’Allemagne fera des concessions à la Grèce et cela renforcera d’autant l’AfD.
 
On a beaucoup dit qu’Angela Merkel était une « pragmatique ». Mais il y a un moment où ça ne suffit plus. Aujourd’hui, elle affronte des contradictions presqu’inextricables. L’appartenance à la zone euro doit désormais paraître bien coûteuse aux Allemands. Reste à savoir où est le point de rupture, et à quel moment ils diront « stop ».
 
La Grèce ne souhaite pas véritablement sortir de la zone euro. Ce n’est pas du tout dans le programme de Syriza. Pour l’Allemagne et pour des raisons historiques, c’est compliqué. Il lui est très délicat de prendre sur elle la responsabilité d’un échec du « projet européen ». Pourtant, on imagine sans peine qu’elle doit y songer chaque jour un peu plus…