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dimanche 8 janvier 2017

Espagne : « ceux qui croient que Podemos remettra en cause l'Union européenne se trompent », entretien avec Nicolas Klein








Ancien élève de l'ENS Lyon, Nicolas Klein est agrégé d'espagnol. Il s'est spécialisé dans l'étude de l'Espagne contemporaine et anime un blog dédié au sujet
Cet entretien a été réalisé par Alexandre Karal.  



***



Alexandre Karal : les élections générales espagnoles de décembre 2015 et de juin 2016 n’ayant pas permis l’émergence d’une majorité absolue, le gouvernement s’est contenté, pendant dix mois, d’expédier les affaires courantes, jusqu’à la ré-investiture de Mariano Rajoy du Parti populaire (PP, droite) à la présidence du gouvernement, grâce à l’abstention de la majorité des députés du Parti socialiste ouvrier espagnol (PSOE). Pourquoi ceux-ci se sont-ils abstenus ? Quel avenir le PSOE a-t-il ?

Nicolas Klein : L’abstention du PSOE doit être comprise à la confluence de plusieurs facteurs : le problème de son secrétaire général ; le problème de sa ligne politique ; le problème purement électoral.

Prenons les choses dans l’ordre. L’ancien secrétaire général du PSOE, Pedro Sánchez, après bien des revers électoraux et de nombreux revirements dans sa ligne de conduite, a choisi, plus ou moins en secret, à constituer une coalition parlementaire qui aurait regroupé, outre son propre parti, la formation Podemos et la formation Ciudadanos. Il s’agissait de parvenir à une majorité absolue de sièges (176 au minimum sur les 350 que compte le Congrès des députés, chambre basse du Parlement espagnol) pour mettre fin au cycle de droite ouvert en 2011 avec la victoire écrasante de Mariano Rajoy (il avait, à l’époque, récolté 186 sièges). L’ambition était énorme puisqu’il fallait réunir trois partis différents afin de cumuler leurs résultats (85 députés pour le PSOE, 71 pour la coalition Unidos Podemos et 32 pour Ciudadanos).

Un souci majeur s’est toutefois posé : Podemos et Ciudadanos estiment leurs programmes incompatibles et refusent de collaborer depuis 2015. Il ne restait donc qu’une alliance entre le PSOE et Unidos Podemos, soit 156 sièges. Un nombre insuffisant en cas de refus de toutes les autres formations présentes au Congrès. C’est alors que Pedro Sánchez s’est tourné (et on ne l’a appris que peu après) vers les partis régionalistes, voire séparatistes : la Gauche républicaine de Catalogne et la Convergence démocratique de Catalogne pour les Catalans ; le Parti nationaliste basque et Bildu pour les Basques. C’est à ce prix que Pedro Sánchez aurait pu réunir une majorité suffisante. Or, il aurait fallu, pour obtenir l’adhésion des Catalans et des Basques, accepter l’idée d’un référendum indépendantiste en Catalogne et un nouveau transfert de compétences et de crédits vers le Pays basque. Pedro Sánchez pouvait se contenter d’une abstention de la part de ces formations si elles ne désiraient pas aller jusqu’à un vote d’adhésion à son égard. Il s’agissait donc pour le PSOE de trahir (une fois de plus) la souveraineté nationale espagnole et de reconnaître qu’un démembrement du pays était envisageable.

C’est à la fois pour réagir à cette menace et pour se débarrasser de Pedro Sánchez que les dirigeants du PSOE ont choisi de le débarquer et de refuser cette alliance dangereuse et complexe. N’oublions d’ailleurs pas que si Sánchez a bien été élu secrétaire général à l’issue d’une primaire, il n’a pu gagner qu’avec le soutien indéfectible de Susana Díaz, actuelle présidente de la Junte d’Andalousie et poids lourd du socialisme espagnol. Or, c’est cette même Susana Díaz, à la tête de la principale fédération socialiste espagnole, qui a choisi de défaire la carrière de celui qu’elle avait soutenu à l’origine. Ce sont bien les barons qui ont précipité la chute de Sánchez… mais c’est aussi eux qui l’avaient fait roi.



Quid des conséquences de cette éviction sur a ligne politique du parti, du coup ?

Elle a été modifiée. L’opposition qu’il entretenait avec Susana Díaz et ses alliés n’était pas qu’une question d’ego, même si les personnalités ont évidemment compté. La présidente andalouse n’a jamais apprécié Podemos et ne s’en est jamais cachée. Elle a préféré s’allier à Ciudadanos pour conserver le pouvoir suite aux élections andalouses de mars 2015, même si l’attitude à son égard de Teresa Rodríguez (tête de liste de Podemos lors de ce scrutin) a beaucoup joué. Au niveau national, en tant que figure de proue du socialisme espagnol, elle a constamment œuvré pour que le PSOE ne penche pas du côté de la gauche « radicale ». Elle prétend donc représenter une aile centriste, plus modérée de la social-démocratie espagnole, en consonance avec le felipismo – idéologie social-libérale prônée par Felipe González, président du gouvernement espagnol de 1982 à 1996. González est lui-même sévillan d’origine et ce n’est pas un hasard s’il a été, en tant que figure tutélaire du PSOE, l’un des principaux adversaires internes de Pedro Sánchez.


Pedro Sánchez et Susana Díaz


Reste donc le problème électoral. Pedro Sánchez avait de fortes chances de ne pas parvenir à son but – c’est-à-dire de ne pas constituer une coalition regroupant le PSOE, Unidos Podemos et les séparatistes ou régionalistes catalans et basques. Il risquait donc d’entraîner tout le pays vers de nouvelles élections parlementaires, qui se seraient déroulées le jour de Noël – ou une semaine auparavant en cas d’accord en ce sens avec le PP. Or, tous les observateurs – notamment au PSOE – avaient bien compris le danger que représentaient de nouvelles élections pour cette formation : un écroulement dans les urnes et une relégation en troisième position, derrière les conservateurs et la gauche « radicale ». En juin 2016, les socialistes ont évité le pire en ne perdant « que » cinq sièges par rapport au scrutin précédent (décembre 2015) et en ne subissant pas le sorpasso que tous prédisaient. En revanche, ils auraient probablement hérité d’un sort encore plus déplaisant en cas de troisièmes élections générales. Il fallait donc limiter la casse et temporiser. Ceux qui ont fait remarquer que Pedro Sánchez n’a jamais rendu de compte pour ses défaites électorales successives (régionales, municipales et générales) ont, à mon avis, raison : comment se fait-il qu’il n’ait jamais pris acte du rejet croissant qu’il produisait au sein de la population espagnole ?

Quoi qu’il en soit, même sans lire dans le marc de café, l’on peut dire que l’avenir du PSOE est compliqué, notamment dans les prochains mois. Dès le mois d’octobre, Mariano Rajoy a clairement fait comprendre que, s’il ne parvenait pas à faire voter les modifications du budget national pour l’année 2017 et, plus globalement, à faire avancer son ouvrage législatif, il demanderait au roi de dissoudre les Cortes (le Parlement espagnol) et de convoquer un nouveau scrutin. Or, le PSOE n’a aucun intérêt à voir les bureaux de vote rouvrir prochainement étant donné que les sondages continuent à lui promettre de très mauvais résultats. Les dirigeants socialistes sont donc sur la corde raide : ils doivent faire comprendre aux électeurs qu’ils sont bien dans l’opposition, qu’ils luttent bel et bien pour leurs droits sociaux… tout en collaborant avec le PP pour échapper à un nouveau scrutin.



Le PSOE espagnol n'est-il pas victime de la crise générale de la sociale démocratie en Europe, et de ce qu'on l'on désigne désormais communément sous le nom de « pasokisation » ?

Bien sûr. La social-démocratie européenne est dépassée par la crise économique et par le défi de la souveraineté. Son effondrement dans la plupart des pays européens est patent : PASOK en Grèce, PS en France, Parti travailliste au Royaume-Uni, SPD en Allemagne, Parti démocrate en Italie, etc. Il suffit de contempler le paysage législatif en Pologne, où aucun parti de « gauche » n’est représenté au Parlement, pour comprendre que les formations qui se réclament de la gauche traditionnelle, modérée, « de gouvernement », sont mal en point. À cela s’ajoute le fait que le PSOE est en panne de leadership, et qu’il n’a eu de cesse, au cours des décennies qui ont suivi la mort de Franco, d’affaiblir toujours plus l’État central au profit des communautés autonomes. Il ne propose donc aucun projet concret et régénérateur pour le pays. Or, il s’agit de son principal problème : à quoi sert le PSOE ? Que peut-il offrir à l’Espagne et aux Espagnols ? Pris en étau entre Podemos et le PP, quelles idées originales peut-il défendre ?

C’est à ces questions qu’il va devoir répondre, quel que soit son prochain secrétaire général. L’année 2017 sera en effet décisive pour la formation, qui va organiser un congrès fédéral ainsi qu’un scrutin pour se choisir un nouveau chef. Même si Pedro Sánchez, qui n’a jamais caché sa volonté de retrouver son ancien poste, est réélu, il ne pourra se dispenser d’une réelle redéfinition idéologique. Une alliance avec Podemos (qui pourrait fort bien aboutir à la disparition de facto des socialistes au profit des podemitas) ne serait pas suffisante et risque même de s’avérer contre-productive.



Quelle politique le nouveau gouvernement Rajoy va-t-il pouvoir mener, compte tenu du contexte économique et de sa légitimité limitée ?

Je tiens en premier lieu à rappeler que, si la légitimité du gouvernement conservateur est limitée étant donné les rapports de force parlementaires, celle du PSOE ou celle de Podemos le sont plus encore.

En ce qui concerne le contexte économique espagnol, il me semble qu’il faut éviter de tomber dans deux excès : considérer qu’il est très satisfaisant et considérer qu’il est catastrophique. Chacun des acteurs, aussi bien chez notre voisin que dans les autres pays, choisit généralement l’option qui lui convient le mieux (le plus souvent pour des raisons idéologiques ou politiciennes), sans être capable de faire preuve de nuance. Les médias français ont une façon tendancieuse de présenter l’état de l’économie espagnole, là aussi en fonction de leurs propres préjugés sur le pays et de leurs propres orientations.

Disons en premier lieu que l’année 2016 a été encourageante pour l’Espagne, dont le taux de chômage est passé en-dessous de la barre symbolique des 20 % pour la première fois depuis 2010. Selon les données officielles d’octobre 2016, 19,2 % des Espagnols sont au chômage, ce qui reste un chiffre bien trop important. Toutefois, depuis 2013, l’on note une évolution réellement favorable avec une baisse régulière (bien qu’encore trop lente) de ce taux, qui reflète à lui seul l’ampleur de la crise en Espagne.

En revanche, il est certain que les mesures prises par le gouvernement Rajoy ont favorisé une « flexibilisation » du marché du travail – soit, en termes plus clairs, une précarisation du statut de nombreux travailleurs. La réforme portée par Fátima Báñez, ministre de l’Emploi et de la Sécurité sociale, cherche à contenir l’inflation en limitant le « coût du travail » (c’est-à-dire en gelant ou en réduisant les salaires) et en facilitant le licenciement (ce qui est censé faciliter à son tour l’embauche, notamment dans les petites et moyennes entreprises). Un discours que nous ne connaissons que trop bien en France.

Mariano Rajoy a aussi bénéficié de « vents favorables », à savoir la baisse du taux de change de l’euro par rapport au dollar et la diminution du prix du pétrole. Ces facteurs ont évidemment joué dans le redressement de la situation économique espagnole – mais ils ont joué pour tout le monde et l’on ne peut pas dire que la France ou la Grèce en aient bénéficié dans la même mesure. En réalité, les dernières années ont été l’occasion pour les Espagnols de découvrir qu’ils disposent d’un secteur industriel bien plus dynamique que ce qu’ils croyaient (et que ce que nous croyons toujours en tant que Français). Des records d’exportations sont régulièrement battus ces dernières années (dans le domaine de l’automobile, par exemple), tandis que les secteurs traditionnels (comme l’agroalimentaire, l’industrie portuaire, les infrastructures ou les grands contrats internationaux) se portent bien et connaissent une croissance enviable. Certains responsables internationaux ont été jusqu’à parler d’un « miracle exportateur » concernant l’Espagne – et c’est ce « miracle » qui tire, avec le retour de la consommation intérieure, la croissance de notre voisin, qui devrait atteindre 3,1 % cette année (contre 3,2 % en 2015).


Mariano Rajoy et Jean-Claude Juncker


Ce « miracle » n’en est toutefois pas un car, je le répète, il s’est accompagné d’une nette dégradation des conditions de travail (et de vie) de nombreux Espagnols. Selon les dernières données disponibles, près de 30 % des Espagnols sont proches de la grande pauvreté ou de l’exclusion sociale, signe que la crise n’est pas passée et que le nouveau modèle de développement espagnol est loin d’être égalitaire. En somme, l’économie espagnole est globalement plus solide que ce que l’on peut parfois le dire… mais la reprise que connaît notre voisin est, pour sa part, encore fragile. Elle doit se consolider dans le temps et, si crise bancaire grave il y a en Italie, par exemple, les secousses que ressentirait toute l’Union européenne pourraient être dévastatrices outre-Pyrénées. L’impossibilité de dévaluer l’euro et le libre-échange absolu que subissent les Espagnols restent des handicaps lourds pour une économie en convalescence.


Consolider cette économie ne sera pas chose facile dans un contexte européen où les pays d'Europe du Sud se voient en permanence imposer davantage d'austérité…

Justement, revenons aux mesures économiques de Mariano Rajoy. Plusieurs défis se posent à son gouvernement. En premier lieu, il va devoir revoir le financement des retraites espagnoles, dans un cadre économique plutôt défavorable et en prévision d’un vieillissement accéléré de la population – l’on estime que les personnes âgées de 65 ans ou plus représenteront 30 % de la population espagnole totale en 2050. Pour ne pas grever le budget national et creuser le déficit public, les conservateurs ont choisi de puiser à intervalles réguliers dans ce que les Espagnols appellent la « tirelire des retraites » (hucha de las pensiones) – c’est-à-dire, en termes plus savants, le Fonds de Réserve de la Sécurité sociale. Mis en place en 2000, ce fonds souverain a pour vocation de pallier les difficultés de trésorerie de l’État espagnol dès lors qu’il s’agit de financer le système de retraite par répartition. Il s’inscrit dans le cadre du Pacte de Tolède, organisme mis en place à la fin des années 90 et voulu aussi bien par le PSOE que par le PP. Ce pacte a pour mission de faciliter le dialogue et la prise de décision entre tous les acteurs concernés par le financement des retraites en Espagne. Or, avec l’augmentation drastique du taux de chômage depuis 2008, le vieillissement de la population et le creusement du déficit public, ce modèle de financement est largement remis en cause, tandis que la « tirelire » des retraites voit son niveau baisser dangereusement. À l’heure où j’e vous parle, la Sécurité sociale espagnole a encore dû retirer 936 millions d’euros de ce Fonds de Réserve – et, sur toute l’année 2016, il a fallu avoir recours à près de 20 milliards d’euros (!) disponibles dans ce fonds pour faire face à toutes les échéances sociales.

De plus et comme vous me parlez de l'Europe, il faut savoir que la Commission européenne veille au grain et qu’elle ne laissera pas l’Espagne continuer de « déraper » en matière budgétaire. Pierre Moscovici estime que le déficit public espagnol devrait atteindre 3,9 % du PIB cette année (alors que Madrid s’est engagé à plusieurs reprises à le faire passer sous la barre des 3 %, chiffre magique prescrit par les instances communautaires). L’Espagne, tout comme le Portugal, a échappé à une sanction humiliante de la part de la Commission à l’été 2016, mais cette « clémence » ne sera pas éternelle, surtout si le pouvoir allemand se sent menacé et qu’il estime que la « discipline » n’est plus respectée. Il faut cependant bien voir que ce chiffre de 3,9 % (même s’il est un peu dépassé en fin d’année) est faible par rapport au déficit public dont part l’Espagne : 9,39 % en 2010, 9,61 % en 2011 voire 10,47 % en 2012 ou 10,96 % en 2009. Des efforts considérables ont été consentis de la part de l’Espagne et des Espagnols pour parvenir à repasser sous les 5 % du PIB et c’est pourquoi Mariano Rajoy de « lâcher un peu la bride » afin de ne pas tuer la croissance dans l’œuf. Globalement, ces plus de 310 jours sans gouvernement qui se sont étendus de décembre 2015 à octobre 2016 ont aussi permis aux Espagnols d’éviter de nouvelles coupes budgétaires ou de nouveaux impôts.

Mais avec la constitution de son nouveau gouvernement, plusieurs décisions lourdes ont été prises, notamment en matière fiscale : révision du mode de perception de l’impôt sur les sociétés afin de renflouer les caisses, augmentation des taxes sur l’alcool, le tabac ou les boissons sucrées, etc. La pression de Bruxelles reste importante et le budget espagnol est toujours sous surveillance. Beaucoup d’Espagnols se demandent à juste titre quand leur pays verra le bout du tunnel en matière de déficit.


Le parti Podemos, lui, s’est opposé à la candidature de Mariano Rajoy. Comment se positionne-t-il par rapport au PP et au PSOE ? Est-il juste de parler de « populisme » à son sujet ?

Le positionnement de Podemos par rapport aux deux « grands partis historiques » a largement évolué entre 2014 (année de sa révélation au grand public, suite aux élections européennes) et 2016. Dans un premier temps, Pablo Iglesias et ses partisans ont dénoncé la caste (casta) au pouvoir, terme qui regroupait aussi bien le PP que le PSOE – l’on a volontiers parlé, à l’époque, de PPSOE, un peu comme on dénonçait « l’UMPS » en France. C’est l’époque où Podemos, sous l’impulsion de son actuel numéro deux, Íñigo Errejón, se voulait une sorte de parti transversal, qui rejetait le clivage gauche-droite traditionnel pour mieux défendre la souveraineté populaire. Tout au long de l’année 2014 et au début de l’année 2015, Podemos mettait les conservateurs et les socialistes dans le même sac, les accusant de pratiquer à peu de choses près la même politique économique et sociale mais aussi de s’être partagés le pouvoir pendant plusieurs décennies sans jamais réellement prêter attention aux revendications du peuple. Ce partage du pouvoir aurait amené, selon Podemos, de nombreux maux avec lui : corruption endémique, dysfonctionnement de nombreuses administrations, absence de véritable alternative, etc.

Je rejoins une grande partie de ce constat – et je crois que c’est aussi le cas de bien des Espagnols. La gestion de la crise économique par Zapatero lors de son second mandat (2008-2011) a été désastreuse et a démontré que la social-démocratie espagnole n’avait pas le courage de s’opposer réellement aux marchés, aux injonctions européennes et aux appétits de la finance. Plus globalement, l’explosion de la bulle immobilière espagnole et toutes les conséquences néfastes qu’elle a entraînées sont le résultat de politiques acceptées aussi bien par le PP que par le PSOE : crédit facile, fort endettement des ménages, incitation permanente à la consommation, etc.

Pour Podemos, il semblait donc logique de refuser tout compromis avec les conservateurs mais aussi avec les socialistes – puisque ces derniers ont gouverné l’Espagne pendant plus longtemps que les premiers après la mort de Franco et ont une responsabilité écrasante dans l’état actuel du pays. Pourtant, après les élections régionales et municipales de mai 2015, Podemos (et ses filières ou alliés locaux, que l’on appelle confluencias outre-Pyrénées) n’a pas hésité longtemps à dialoguer avec le PSOE. Dans certains cas, les socialistes ont soutenu un candidat podemita afin de déloger le PP du pouvoir – comme dans les mairies de Madrid (Manuela Carmena), Valence (Joan Ribó), Cadix (José María González, dit « Kichi »), Saint-Jacques-de-Compostelle (Martiño Noriega), etc. Dans d’autres cas, c’est Podemos et ses alliés qui ont soutenu la candidature d’un socialiste, notamment à la tête des régions.

Du coup, certains zélateurs de Podemos ont interprété la chose comme une stratégie visant à surveiller le PSOE dans un premier temps, à le phagocyter dans un deuxième temps , à le remplacer enfin. Personnellement, je n’ai jamais cru à cette explication et j’ai toujours été sceptique à l’égard de Podemos.


Pourtant, Podemos inspire, notamment en France. Par exemple, Jean-Luc Mélenchon semble se revendiquer à son tour et à la suite d'Iglesias de la philosophe Chantal Mouffe. Il est devenu « Youtubeur », comme Pablo Iglesias animait La Tuerka, une web télé…

Je peux comprendre ce qui a séduit dans le mouvement. Après tout, il semblait vouloir court-circuiter les institutions établies pour s’adresser directement au peuple – ce qui ressemble être du populisme dans le bon sens du terme, soit une politique venue du peuple et faite véritablement pour lui. Mais pour ce faire, il faut encore savoir à quel « peuple » l’on s’adresse. Or, Podemos a un électorat bien précis, à la fois socialement et géographiquement et, pour des raisons politiques et idéologiques, il a choisi de ne courtiser que cet électorat et de ne prendre de décisions que pour lui. La plupart des études réalisées, notamment par le CIS (Centre des Recherches sociologiques), montrent clairement que ce ne sont pas les plus démunis qui votent pour Podemos (ou pour Unidos Podemos, la coalition qu’il forme avec la Gauche unie, sorte de Front de Gauche à l’espagnole). Les citoyens dont les revenus dépassent les 4 500 euros mensuels votent en moyenne à 31 % pour la formation de Pablo Iglesias (et à 11,5 % pour le PP), tandis que le soutien envers Podemos tombe en-dessous des 15 % chez les personnes touchant entre 600 et 900 euros par mois (c’est-à-dire autour du salaire minimal, qui s’élève à 764,40 euros par mois en 2016), contre 21 % pour le PP. La sociologie électorale de Podemos est limpide, puisqu’elle repose pour l’essentiel sur les jeunes urbains (entre 18 et 35 ans) les mieux formés, souvent plus aisés, ayant suivi des études universitaires, ayant voyagé et n’étant pas réellement attachés à leur pays – pas plus qu’à la notion de nation en général.


Pablo Iglesias et Íñigo Errejón 


Par ailleurs, au niveau géographique, Podemos et ses alliés font le plein dans l’Espagne périphérique – c’est-à-dire la Catalogne, le Pays basque, la Navarre, la Communauté de Valence et, dans une moindre mesure, les Baléares et la Galice. Par « Espagne périphérique », il ne faut surtout pas comprendre « Espagne défavorisée » puisqu’il s’agit, à l’exception de la Galice (et en partie de la Navarre), d’une Espagne plutôt riche et urbaine surtout désireuse de renforcer les privilèges déjà arrachés à l’État central. En réalité, Podemos est surtout le parti de ceux qui se reconnaissent dans une gauche « radicale » et pensent que Pablo Iglesias pourra les mener efficacement à l’indépendance de facto ou de jure de leur communauté autonome. Les dirigeants de Podemos n’ont d’ailleurs jamais caché leur soutien aux régionalistes et aux séparatistes de tout poil.

Si l’on se penche sur une carte des derniers résultats électoraux en Espagne, le bilan est facile à tirer : en dehors du cœur de l’agglomération madrilène (zone riche, dynamique et urbaine), qui leur est plutôt favorable, les podemitas ne séduisent guère dans le centre de l’Espagne. De la même façon, ils sont à la traîne dans les régions périphériques plus défavorisées (Région de Murcie, Andalousie, Canaries, Asturies). C’est pourtant dans ces zones que se trouvent les plus pauvres des Espagnols, ceux qui bénéficient le moins des avantages matériels offerts par la mondialisation – je pense notamment aux zones rurales de Castille-et-León, de Castille-La Manche, d’Aragon et d’Estrémadure. Ces régions sont centrales géographiquement mais périphériques économiquement et politiquement – et elles n’intéressent pas Podemos, puisqu’elles tournent le dos à cette formation (même si l’on note des exceptions locales, comme l’agglomération de Cadix, en Andalousie).


Faut-il renoncer à espérer que Podemos prône un jour la sortie de l’Union européenne pour l’Espagne comme le font de nombreux mouvements populistes dans d’autres pays de l’UE ?

Honnêtement, je n'y crois guère. Et si un tel bouleversement a lieu, ce sera avec d’autres dirigeants et des bases idéologiques radicalement différentes. En dehors de Juan Carlos Monedero, né en 1963 (mais qui ne fait plus partie du bureau politique de la formation), les principales figures de proue de Podemos sont nées dans les années 70 ou 80, ont grandi avec l’Union européenne, l’ouverture des frontières, la libre circulation des personnes, la dilution progressive des États-nations traditionnels, etc. Quand bien même ils pourraient en critiquer les orientations libérales, les responsables de ce parti ont un profond attachement à l’idée même d’Union européenne et ils l’ont toujours rappelé avec véhémence.

Bien entendu, ceux qui ont présenté Podemos comme un dangereux parti bolchevique prêt à faire la révolution prolétarienne à tout instant (c’est-à-dire tous les adversaires de droite du parti) ont aussi affirmé pendant des mois que l’élection de Pablo Iglesias à la tête du gouvernement espagnol supposerait une rapide sortie de l’Espagne de l’Union européenne. On l’a entendu aussi bien dans la bouche d’hommes politiques espagnols (comme Mariano Rajoy) que dans celle de journalistes de nombreux pays. Cela me semble ridicule : Iglesias et ses partisans n’ont eu de cesse que de rappeler qu’ils n’étaient pas opposés à l’idée même d’UE. Ils réclament cependant une autre Europe, une « Europe sociale », une « Europe des travailleurs », etc., de vieilles lunes dont on sait ce qu’il faut penser. L’Union européenne est comme elle est (libérale, antidémocratique, etc.) non pas par un accident de l’histoire, par la volonté néfaste des dirigeants des vingt dernières années ou par une fâcheuse déviation de ses objectifs initiaux : elle a été conçue pour devenir ce qu’elle est devenue. Et je ne suis pas sûr que les responsables et une bonne partie des électeurs de Podemos finissent par le comprendre. Ils ont un profond blocage psychologique et idéologique à ce sujet.


La Gauche unie, le nouveau partenaire de Podemos au sein « d'Unidos Podemos », n'est-elle pas plus radicale dans sa critique de l'Europe ?

Sans doute. Mais la Gauche unie en est aujourd’hui réduite à jouer le rôle de supplétif de Pablo Iglesias. A priori, elle est condamnée à terme à disparaître électoralement. De plus, elle n’a jamais si claire concernant l’Union européenne et l’euro. J’en veux pour preuve les déclarations de son actuel coordinateur fédéral, Alberto Garzón, qui affirmait auprès du magazine Mundo obrero en juillet 2013 : « C’est une question [l’euro] compliquée d’un point de vue technique mais l’on peut affirmer, pour résumer, que le véritable problème de l’économie [espagnole] n’est pas strictement monétaire ; il concerne le capitalisme espagnol, qui ne trouve pas sa place dans le monde. […] Ce que fait l’euro, c’est accentuer ces problèmes puisqu’il agit comme une camisole de force. Sortir de l’euro n’implique pas une solution. Cela vous donne des instruments plus importants pour gérer une politique monétaire différente, bien qu’au départ, cela implique une souffrance très importante, mais dans tous les cas, vous continuez à lutter sur le même théâtre de concurrence mondialisée. Par conséquent, le débat ne concerne pas tellement l’euro mais le type d’institutions, aussi bien politiques qu’économiques, que nous devons articuler entre les différentes économies européennes pour qu’elles forment un bloc commun pour s’en sortir. […] Au lieu d’un débat sur l’euro, je suis partisan d’une discussion sur la création de blocs sociaux, politiques et économiques en Europe du Sud (c’est-à-dire la Grèce, le Portugal, l’Italie et l’Espagne), car nous partageons des problèmes structurels ».

En d’autres termes, après avoir clairement identifié le problème fondamental posé par une monnaie unique, Alberto Garzón expliquait que ce problème est finalement secondaire, et qu’il fallait attendre une coordination entre différents pays européens pour s’en sortir. Autant attendre les calendes grecques. En juin 2013, son prédécesseur au poste de coordinateur fédéral, Cayo Lara, signait un article intitulé « La Gauche unie parie sur l’euro au sein d’une Union européenne refondée ». C’est aussi ce que proposait en son temps Aléxis Tsípras pour la Grèce – avec le succès que l’on connaît. Et depuis 2013, pour autant que je sache, les positions en la matière de la direction de la Gauche unie n’ont guère évolué.


Alberto Garzón et Pablo Iglesias

Quant à Podemos en lui-même, l’Union européenne lui tient lieu de totem indéboulonnable auquel on doit sans cesse rappeler son attachement. À la veille des élections générales du 20 décembre 2015, l’Institut royal Elcano, cercle de réflexion sis à Madrid, posait une série de questions dans le domaine de la politique étrangère aux quatre plus grandes formations en lice. L’une de ces questions était la suivante : « En tant qu’objectif à moyen et long terme, seriez-vous partisan d’une Europe fédérale ou d’un saut décisif vers de véritables « États-Unis d’Europe » ? » La personnalité mandatée par Podemos répondait la chose suivante : « Dans la mesure où cela se fait depuis les valeurs dont nous venons de parler [les droits de l’homme, l’égalité des sexes, la démocratie et le développement durable et inclusif], oui. Le plus curieux dans tout ce processus de débat sur le chapitre « Europe » de notre programme électoral, c’est qu’il nous ait fallu démentir le mythe selon lequel les adhérents et sympathisants de Podemos sont opposés au projet européen. C’est tout le contraire. Chez Podemos, nous sommes partisans d’un renforcement de l’union politique des 28 avec une nouvelle réforme constituante, à condition qu’elle se fasse dans une perspective démocratique, avec l’accent mis sur les citoyens et sur la base de l’Europe sociale et des valeurs. Nous revendiquons ainsi un projet transformateur ambitieux, solidaire, inclusif et profondément européiste ». Je crois qu’une telle profession de foi se passe de tout commentaire.

Podemos n’a jamais condamné non plus la monnaie unique en tant que telle . Dans son « Projet économique pour les gens » (Proyecto económico para la gente), document de travail approuvé par Pablo Iglesias en 2014 mais rédigé par deux universitaires proches de la formation (Vicenç Navarro et Juan Torres), le parti consacre un chapitre particulier à la politique européenne (en faisant une fois de plus une question comme une autre alors qu’elle est, à l’heure actuelle, cruciale pour retrouver la souveraineté populaire et nationale). Il y réclame une modification des statuts et des normes de la Banque centrale européenne (bon courage pour affronter une bonne partie des pays européens sur ce sujet). L’euro est évoqué au début du document en ces termes : « La zone monétaire de l’euro est « mal » conçue, au bénéfice de l’Allemagne et des grandes corporations, tout particulièrement des corporations financières. Il lui manque tous les éléments dont nous savons qu’ils sont indispensables pour que l’union monétaire soit optimale et fonctionne correctement lorsque des problèmes se présentent, c’est-à-dire sans générer des asymétries et des inégalités, des déséquilibres constants et une instabilité continuelle. Les Espagnols doivent comprendre qu’il est matériellement impossible de mener à bien des politiques qui satisfassent l’intérêt général (celui de l’immense majorité de la population), au sein de l’euro tel qu’il est conçu. Ils doivent savoir que l’euro a été imaginé comme un véritable guêpier mais qu’il n’est écrit nulle part que les peuples doivent l’accepter sans broncher. »

Jusque-là, le constat me paraît plutôt lucide, même si, à nouveau, il n’y a aucun « défaut de conception » dans l’euro, pas plus que dans l’Union européenne : une monnaie unique ne peut que « mal » fonctionner entre des pays différents, aux intérêts divergents, aux structures économiques incomparables et au poids politique et économique sans commune mesure. Ou alors il faudrait que des transferts financiers massifs soient acceptés dans les zones les plus riches pour que les zones les plus pauvres soient constamment sous perfusion monétaire. Mais le plus beau est à venir puisque le « Projet économique pour les gens » précise la chose suivante : « Il y a d’autres façons de construire l’Europe et de faire en sorte que la monnaie unique fonctionne. Il est fondamental que le gouvernement espagnol promeuve et mette au point dès que possible des accords stratégiques avec le gouvernement des autres pays européens pour que l’on puisse changer les actuelles conditions de gouvernance de l’euro ». Une autre Europe à laquelle ne seront favorables ni l’Allemagne, ni les Pays-Bas, ni l’Autriche, ni la France (en cas par exemple d'élection de François Fillon à la présidence du pays), etc.

Et pourquoi ne pas commencer par envisager des solutions proprement espagnoles, qui consisteraient à retrouver véritablement la souveraineté face aux puissances d’argent mais aussi face aux institutions supranationales ? Cela supposerait bien entendu de rompre clairement et définitivement avec la zone euro, l’Union européenne, etc., alors que Podemos appelle de ses vœux une « Europe fédérale ».

Il faut bien comprendre que, si les défis des pays européens s’inscrivent évidemment dans un cadre commun, chaque nation conserve ses particularités. En ce sens, il est indispensable que tous les observateurs de la vie politique espagnole soient conscients du fait que toute la gauche espagnole a abandonné l’idée de nation et de souveraineté nationale. Podemos promeut, tout comme la Gauche unie ou le PSOE (et même le PP, mais c’est une autre discussion là aussi) une double dissolution de l’Espagne : une aspiration par le haut (via les institutions européennes et la fédéralisation du continent) et une aspiration par le bas (via la désagrégation du pays et sa fragmentation en baronnies indépendantes de jure ou de facto). Tout (ou presque) sera accepté au nom du « dépassement » de l’idée de nation – et sans nation, pas de souveraineté nationale. Je ne souhaite qu’une chose : que Podemos change son fusil d’épaule en la matière et adopte des positions réellement « souverainistes » (car parler de « patrie » ou de « souveraineté » ne suffit pas, encore faut-il joindre les actes aux paroles).

Dans ce cadre, ceux qui, particulièrement en France, continuent de voir aujourd’hui en Podemos un facteur de profonde remise en cause de l’Union européenne ou de l’euro se trompent lourdement.  



vendredi 18 septembre 2015

« Les gauches n’ont le choix qu’entre abandonner toute perspective de changement ou redevenir révolutionnaires » entretien avec Christophe Bouillaud






Christophe Bouillaud est professeur de sciences politiques à l'Institut d'Etudes politiques de Grenoble. Il est spécialiste de la vie politique italienne et, plus généralement, de la vie politique européenne. Il tient un excellent blog que l'on peut consulter ici. Il répond ci-dessous à quelques questions au sujet des mouvements de gauche "alternatifs" que l'on voit poindre et croître (ou stagner !) dans plusieurs pays d'Europe. 


***


On voit émerger, un peu partout en Europe, des gauches alternatives : Podemos en Espagne, Syriza en Grèce, Die Linke en Allemagne et d'autres. Qu'ont-elles en commun ? Vous semblent-elles devoir périmer, à terme, la social-démocratie et le communisme ?

Avant de souligner leurs points communs, il faut d’abord souligner leurs différences. Certains de ces partis possèdent un lien historique avec le mouvement communiste international, contrôlé depuis Moscou entre 1917 et 1991. C’est le cas par exemple de Die Linke en Allemagne qui reste électoralement et humainement l’héritier du PDS, le parti-successeur du SED, parti hégémonique de la RDA, même si d’autres éléments venus de la social-démocratie ou du syndicalisme critique de l’ancienne RFA s’y sont agrégés depuis (dont un Oskar Lafontaine par exemple).

D’autres s’enracinent dans une gauche elle aussi communiste, mais qui refusait la domination soviétique sur le mouvement communiste international. Il s’agit de tous ces partis qui correspondent à un héritage trotskyste ou même maoïste (comme pour le parti « Socialistische Partij » aux Pays-Bas). C’est aussi le cas, pour schématiser, de Syriza, qui affronte d’ailleurs dans l’arène électorale grecque, un parti communiste, le KKE, réputé pour son immobilisme doctrinal.

Par ailleurs, il existe des scissions de gauche des grands partis socialistes ou socio-démocrates de gouvernement. C’est typiquement le cas du  Parti de gauche en France. Enfin, il existe de rares forces - Podemos est pratiquement le seul exemple connu à ce jour - qui ne s’enracinent dans aucune expérience organisationnelle précédente et revendiquent au contraire leur totale virginité politique, tout en reprenant d’évidence des thèmes de gauche traditionnels comme la justice sociale.

Au total, malgré leur diversité d’enracinement historique, la plupart de ces forces finissent - quand elles disposent d’élus au Parlement européen - par siéger ensemble dans le groupe parlementaire de la « Gauche Unitaire Européenne/Gauche Verte Nordique », qui n’est autre que l’héritier de l’ancien groupe parlementaire des communistes de l’ouest du continent. De fait, au Parlement européen, ces formations se rassemblent beaucoup plus facilement que les héritiers du fascisme et du nationalisme européens des années 1910-1940, parce qu’elles partagent une visée internationaliste ancrée dans l’histoire longue du mouvement ouvrier européen. Elles ont toutes, aussi, une histoire commune plus récente : depuis les années 1980,  ces forces – ou les individus qui les ont constituées – n’ont connu pratiquement que des défaites politiques. Le moins qu’on puisse dire en effet, c’est que l’influence de ces partis situées à la gauche de la social-démocratie dominante a été totalement insignifiante sur l’expérience européenne depuis les années 1980. Ces forces ont certes survécu, mais elles ont totalement échoué à influencer les évolutions socio-économiques depuis lors.

Elles ont survécu et même au-delà, puisqu’elles semblent connaître aujourd’hui une nouvelle jeunesse. Est-ce un feu de paille, un simple phénomène de mode ou cela vous semble-t-il durable ?

Disons que la période récente rouvre des opportunités d’agir en profitant de l’épuisement du modèle néo-libéral. De fait, toutes ces forces possèdent en commun la volonté de réimposer un compromis entre le capital et le travail tel qu’il a pu exister en Europe de l’ouest dans les années 1950-1970.  Leur radicalité est donc toute relative puisqu’elles sont sur les positions sociale-démocrates ou socialistes de l’époque.

La grande différence avec le passé, c’est qu’elles ne disposent pour se faire entendre que de l’arme électorale. Dans les années 1950-1970, le capital européen était tout disposé à faire des compromis avec les représentants du travail, parce que, d’une part, les Soviétiques occupaient la moitié du continent, et, d’autre part, parce que le mouvement ouvrier pouvait peser réellement en termes de rapports de force dans la vie économique. En 2015, le mouvement ouvrier est un souvenir historique. Partout en Europe, il n’a plus de poids direct, et a perdu sa capacité à entretenir un rapport de force dans la société. A la limite, pour prendre le cas français, les taxis, les buralistes, les agriculteurs bretons, etc. peuvent encore avoir un impact sur la vie sociale au jour le jour, et mériter quelque attention de la part du pouvoir politique de ce fait. Ce n’est plus le cas du monde ouvrier, du travailleur ordinaire des usines et des bureaux, qui fait désormais très rarement grève et qui ne peut plus rien bloquer, en réalité, que sa propre paie à la fin du mois. De ce fait, la question pour les partis voulant défendre la justice sociale devient celui-ci : comment réintroduire de la justice sociale dans le cadre du capitalisme actuel sans avoir la force du mouvement ouvrier avec soi  pour créer un rapport de force ?

Est-ce à dire que cette gauche alternative n’envisage qu’un aménagement du capitalisme ? L’idée d’une « sortie du capitalisme », c’est fini ?

En réalité, tous ces partis sont critiques à l’égard du capitalisme, mais, contrairement à la situation des années 1960-70, ils ont des difficultés énormes à proposer autre chose qu’une gestion de gauche du capitalisme, même s’ils ont souvent affiché leur conversion à l’écologie. Ils n’ont en fait plus de modèle alternatif de société et d’économie à proposer, comme pouvaient l’être la planification soviétique ou l’autogestion yougoslave par exemple.

Cette absence de modèle alternatif existant déjà là dans la réalité (Russe, Yougoslave) mais plus ou moins fantasmé, se prolonge dans leur manière de gérer les collectivités locales quand ces partis de gauche alternative arrivent à leur tête. Par exemple, « le PDS/Die Linke » a pu participer à la gestion de la ville-Etat de Berlin sans que la différence ne se voie beaucoup, sans qu’on puisse parler d’un modèle innovant de gestion de la chose publique. De même, il y a bien longtemps qu’une municipalité communiste n’est plus considérée en France comme un haut lieu de l’innovation sociale ou économique. C’est là d’ailleurs une autre différence avec l’histoire longue du socialisme. Ce dernier s’est très souvent imposé à travers le « socialisme municipal », donc à travers des expériences de gestion locale de la chose publique qui permettaient de montrer en pratique la capacité à innover radicalement et de rompre - mais sans violence – avec les routines de la société bourgeoise du temps. On n’a plus constaté, ces dernières années, que ces partis de la « gauche de la gauche » aient réussi à innover vraiment de cette manière-là. De ce fait, les expériences de gestion municipale à Barcelone et à Madrid qui ont commencé cette année vont être décisives : y aura-t-il, comme par le passé de vraies innovations ? Y aura-t-il à cette occasion l’invention d’un socialisme municipal pour le XXIème siècle ?

Vous êtes prudent quant à l’avenir de ces formations. Iriez-vous jusqu’à parler de « fonte des gauches » comme l’a fait récemment France culture dans une série d’émissions disponibles ici ?

A vrai dire, la tendance n’est pas uniforme. Certains de ces partis continuent à décliner électoralement à la mesure de la disparition de leur vieille base ouvrière (comme le « Parti communiste de Bohême-Moravie » en République tchèque). D’autres se maintiennent comme Die Linke  sans réussir à percer vraiment en dehors de leur aire historique, en dépit même du fait qu’ils constituent, depuis un moment déjà, l’opposition de gauche à la « Grande coalition » (CDU-CSU-SPD) au pouvoir. D’autres ont été totalement entravés par les mécanismes électoraux, comme le Parti de gauche en France. Tous ces partis restent finalement des seconds ou des troisièmes couteaux de leur vie politique nationale. Podemos, qui a été donné un temps par les sondages comme le premier parti espagnol est, toujours selon les sondages, retombé dans des eaux bien moins glorieuses.

Dans le fond, le seul parti de cette famille qui ait réussi à percer au point de devenir le premier parti de son pays est Syriza. Mais pour en arriver là, il a tout de même fallu une crise économique sans précédent dans aucun pays européen en temps de paix, et trois élections de crise (deux en 2012, et une en janvier 2015) qui ont totalement fait voler en éclat l’ordre électoral établi en Grèce depuis le retour à la démocratie. L’électorat grec n’est pas si différent des électorats des autres pays de l’ancienne Europe de l’ouest. Il en faut vraiment beaucoup pour faire bouger l’électorat vers les extrêmes, et plus encore vers les extrêmes-gauches.

Malgré ces obstacles, ces partis situés à la gauche de la social-démocratie peuvent profiter de l’effritement en cours de cette dernière. En effet, toutes ces années de crise économique ont montré que la social-démocratie n’avait vraiment rien à proposer de nouveau en matière de lutte contre l’injustice sociale, et qu’elle était complètement repliée sur des positions qu’on peut résumer en un « néo-libéralisme à visage humain ». Le quinquennat de François Hollande est typique d’un repli de ce socialisme majoritaire sur un néo-libéralisme à prétentions très vaguement humanitaires. La présidence de l’Eurogroupe, telle qu’elle est exercée par le social-démocrate néerlandais Jeroen Dijsselbloem représente aussi une illustration parfaite de cette réalité du socialisme majoritaire, totalement replié sur le « consensus de Bruxelles ». Sans parler des propos infamants tenus cet été par un Martin Schulz, Président social-démocrate du Parlement européen, à l’encontre de Syriza.

Ce mouvement vers la droite des directions sociale-démocrates peut en arriver à frustrer tellement la part de l’électorat social-démocrate la plus à gauche qu’on peut aboutir à des situations telles que celle de l’actuel  Labour britannique. Avec l’élection d’un survivant improbable de l’aile gauche du parti des années 1980, Jeremy Corbyn, les sympathisants et militants ont signifié clairement qu’ils ne voulaient plus de la ligne du « New Labour ». Plutôt que de rejoindre un nouveau parti à la gauche du Labour, qui aurait eu de toute façon du mal à s’imposer à cause du système électoral britannique, ils ont saisi l’occasion qui leur était (très imprudemment) offerte par les élites travaillistes du « New Labour » pour subvertir le parti de l’intérieur. La réaction quelque peu démesurée de David Cameron traitant le nouveau leader des travaillistes de « danger pour la sécurité nationale » témoigne d’ailleurs du fait que les partis de gouvernement ont l’habitude de fonctionner comme un club de gens raisonnables ralliés au néo-libéralisme. Ils ne conçoivent même plus qu’il puisse exister une opposition réelle entre eux sur ce point.

L'échec d'Alexis Tsipras en Grèce, qui mènera finalement, tout comme les gouvernements grecs précédents, une politique « mémorandaire » va-t-elle affaiblir ou au contraire galvaniser ces gauches alternatives ?

Il va d’abord les diviser ! Il les divise déjà entre ceux qui croient qu’il y a un gain politique à occuper malgré tout le pouvoir d’Etat pour en priver les adversaires de droite, et ceux qui n’y voient qu’une trahison des idéaux et des promesses, c’est-à-dire ceux pour lesquels le pouvoir ne vaut que pour autant qu’on puisse faire la politique qu’on souhaite vraiment. C’est d’ailleurs une vieille polémique à gauche.

Par ailleurs, il est probable que la suite de l’expérience Tsipras va jouer énormément. Arrivera-t-il à se maintenir au pouvoir à la suite des élections de dimanche prochain ? Si oui, au prix de quels compromis ? Et pour quoi faire ? Le plus probable à ce stade, puisqu’il est tenu à la gorge par le nouveau mémorandum, est cependant qu’il échoue à mener une politique de gauche même minimalement humanitaire – puisque c’est de cela qu’il s’agit en fait, plus même de grands projets socio-démocrates à la façon des années 1960-70. La crise sociale grecque va donc encore s’aggraver. De ce fait, une grande partie des gauches alternatives semble être en train de comprendre qu’il n’est pas possible de gouverner un pays à gauche dans le cadre européen actuel. Et aussi qu’elles ne peuvent espérer faire changer le navire européen de trajectoire tant elles sont structurellement minoritaires.

Le problème devient alors le suivant : ces gauches n’ont plus d’autre choix que d’abandonner toute perspective de changement perceptible, ou de redevenir révolutionnaires au sens ancien du terme. Or il se trouve que tout le parcours de ces gauches, en particulier de l’aile communiste la plus traditionnelle comme le PCF en France, a été justement, depuis les années 1970, d’abandonner toute perspective révolutionnaire. De même, les partis communistes ont pour la plupart accepté l’appartenance de leur pays à l’Union européenne et se sont inscrits dans cette perspective vague d’une « Autre Europe », comme l’avait fait Alexis Tsipras lui-même en devenant le candidat de ces partis à la Présidence de la Commission européenne en 2014. Or c’est tout ce récit d’une « Autre Europe », qu’on obtiendrait à force de pressions électorales douces et répétées, qui se trouve mis à mal par l’affaire grecque. En clair, on constate que les élections dans un pays périphérique et débiteur de l’eurozone n’ont plus aucun poids politique. Même un référendum n’a plus de poids. De fait, il suffit d’imaginer un autre parcours pour la Grèce, après le 6 juillet 2015, que celui qui a été choisi par Tsipras, pour se rendre compte que c’est bien d’une révolution qu’il se serait agit – ou du moins de rupture nette avec l’existant. En plus, comme une telle révolution ne peut se faire que sur une base nationale, ça déstabilise complètement cette gauche très européiste au fond. Il suffit de voir les propositions du « Plan B » du groupe Varoufakis/Mélenchon/Lafontaine/Fassina.  Ça reste encore une ébauche de plan visant à faire pression pour une « Autre Europe ». Ce n’est pas très réaliste. Seule la sortie de la zone Euro ou de l’Union européenne seraient réalistes, mais ça impliquerait d’en finir pour longtemps avec le rêve de l’Europe unie.  Tertium non datur. La gauche n’a pas fini d’être divisée sur ce point.

En parallèle à l'émergence de ces gauches critiques, on voit monter partout diverses formes de « populisme de droite ». Dans un cas comme dans l'autre, qu'ils donnent des réponses de gauche ou des réponses de droite, on constate que tous ces mouvements ont mis au cœur de leur discours deux thématiques : celle de l'Union européenne (qu'il faudrait soit quitter soit remodeler) et celle de la souveraineté (nationale et/ou populaire). Pour quelles raisons ?

Cet énervement montant contre l’Union européenne, aussi bien, effectivement, à l’extrême-gauche qu’à l’extrême- droite des échiquiers politiques, tient au fait que cette dernière contraint désormais fortement les politiques publiques des Etats membres. Il faut à la fois respecter l’ordre néo-libéral en économie, et l’ordre « libertaire » en matière de mœurs au sens large du terme (droits de l’homme, libertés procréatives, droits des homosexuels, statut des étrangers, etc.).

Contrairement à ce qu’on dit parfois à gauche, cette double contrainte « libérale/libertaire » ne résulte pas seulement des traités, mais aussi des rapports de force partisans au sein du Parlement européen (comme le montrent bien les études du groupe Votewatch.eu) et au sein du Conseil européen. Si vous êtes, comme actuellement le très conservateur Viktor Orban, pour la promotion de votre économie nationale et pour la défense de « l’Europe chrétienne » (et pas nécessairement celle du Pape François…), vous vous trouvez très largement en dehors des clous du consensus régnant à Bruxelles. Dès lors, ceux qui défendent des visions contradictoires avec ce consensus européen « libéral/libertaire » auront de plus en plus la tentation de quitter le navire européen, à mesure que leurs propres électeurs comprendront qu’ils n’ont rien à espérer de l’Union européenne.

Il aurait sans doute fallu une vision beaucoup plus attentive aux attachements de chaque population pour éviter ce genre d’écueils : le cas hongrois l’illustre bien. C’est là une nation « ethnique » qui a peur de disparaitre démographiquement et qui ne s’est pas remise du traumatisme du Traité de Trianon de  1920. On aurait pu prévoir à l’avance que l’arrivée d’immigrants ou de réfugiés sur son sol, musulmans de surcroit, serait immédiatement instrumentalisée par la droite et l’extrême-droite du pays. Il aurait donc fallu être beaucoup plus prudent et plus réaliste, dans l’ensemble des dispositions des traités, et respecter mieux les idiosyncrasies de chacun. Si demain le Royaume-Uni quitte l’Union suite à un référendum, ce sera largement à cause de ce manque de discernement dans les obligations imposées à ce pays en déclin séculaire.

Justement ! La Grande-Bretagne, qui a pourtant un rapport très distendu à l’Europe, a elle aussi trouvé son leader de gauche critique en la personne de Jeremy Corbyn, dont il se dit qu’il a fort peu de sympathie pour l’UE. Comment l’expliquer ?

Ce que j’en comprends, c’est que la dynamique Corbyn est principalement inscrite dans la vie politique britannique, dans le refus de certains secteurs de la gauche d’accepter la domination du néo-libéralisme sur le « New Labour », et dans le refus des politiques conservatrices menées par Cameron et qui semblent parties pour durer.  Cette élection n’a  donc pas un rapport très net avec l’Union européenne, parce que le Royaume-Uni n’a pas eu besoin de l’UE pour devenir le paradis (ou l’enfer ?) du néo-libéralisme. Dans le pays des zero-hour contracts, l’Union européenne peut encore apparaître, par contraste, comme un espoir de justice sociale.

Toutefois, il est significatif que le nouveau leader des travaillistes ne soit pas un fervent européiste. Il se souvient sans doute que dans les années 1970, c’était la droite conservatrice qui voulait l’entrée du Royaume-Uni dans le Marché commun, et pas tellement le gauche travailliste qui avait des doutes quant à ce projet d’intégration continentale. Cependant, Corbyn n’a pas sauté le pas de plaider la sortie de son pays de l’Union européenne, alors même qu’il en aurait l’occasion avec le référendum qu’a imprudemment promis David Cameron sur le sujet. Probablement, la question écossaise complique l’équation, puisque le SNP (Scottish national party) se déclare fortement attaché à l’Union européenne.

Bon, on n’ira évidemment pas jusqu’à dire que la « droite de la droite » et la « gauche de la gauche » s’équivalent sur la question européenne, et que, selon un célèbre poncif, « les extrêmes se rejoignent ». N’est-ce pas ?

Bien sûr que non. En dehors du constat partagé d’une pression de plus en plus grande de l’Union européenne sur les politiques publiques nationales (surtout en matière de politique économique où il n’existe plus que la one best way néo-libérale à tout crin promue par la Commission européenne et la BCE), il existe une évidente différence d’approche entre l’extrême-droite et l’extrême-gauche critiques de l’Europe.  A droite, il est facile d’être nationaliste et de dire du mal de Bruxelles, de « l’EURSS », tout en se proclamant tout de même pour une collaboration entre nations européennes souveraines. A gauche, il ne va pas de soi de proposer une rupture avec le projet européen, considéré comme ayant aussi des aspects très positifs quand il est pris sous l’angle « libertaire » (au sens par exemple de défense de l’égalité hommes/femmes, des droits des homosexuels, etc.).

De fait, il suffit que dans un pays la fierté nationale - au sens de capacité à voir l’avenir du pays comme celui d’un pays autonome et autosuffisant -  soit un peu développée pour que l’asymétrie des résultats entre la gauche et la droite eurocritiques soit frappante. La France représente le cas typique de cette situation : l’extrême-droite a acquis une longueur d’avance dans la critique de l’Union européenne en faisant appel à l’idée de la grandeur - perdue mais à retrouver - du pays. Pendant ce temps-là, l’extrême gauche se perd en arguties autour de la possibilité ou non de rendre l’euro plus social...

Vous connaissez particulièrement bien l'Italie. En tant que pays d'Europe du Sud largement malmené par la crise des dettes souveraines et de l'euro, elle devrait avoir, elle aussi, son parti de gauche critique. Ça n'est pas le cas. Pourquoi ? Quelle formation occupe cette place en Italie ?

Il faut comprendre qu’en Italie, la « gauche de la gauche »  – le Parti de la Refondation communiste ou les Verts par exemple – a été de toutes les aventures et mésaventures de la gauche de gouvernement depuis 1993. Aussi bien au niveau national, régional ou communal, en raison des modes de scrutin adoptés depuis cette époque, cette gauche a fonctionné comme une périphérie critique de la gauche dominante, l’ancienne majorité du PCI (Parti communiste italien) devenue le PDS (Parti démocratique de la gauche), puis les DS (Démocrates de gauche) et enfin le PD (Parti démocrate). Jamais cette « gauche de la gauche » n’a été capable de représenter autre chose qu’un groupe de compagnons de route, certes un peu rétifs et remuants, de la gauche dominante. Du coup, elle a accepté toutes les réformes néo-libérales faites par cette gauche dominante avec laquelle elle n’a jamais rompu. Il faut ajouter à cela d’innombrables querelles de personnes, la construction de chapelles et de sous-chapelles suite aux défaites successives, une fixation funeste sur les gloires passées du communisme italien, une propension extraordinaire au choix de leaders médiocres, un zeste de corruption aussi au niveau local et régional.

Face à cette situation va se créer, en 2007-09 et à l’initiative de l’humoriste Beppe Grillo, le « Mouvement 5 Etoiles », qui va s’affirmer « au-delà de la gauche et de la droite ». Au départ, il va attirer des militants souvent liés à des combats écologiques locaux, qui auraient dû être à gauche de la gauche si cette dernière ne les dégoutait pas de l’être. De fait, le dégoût d’une partie des électeurs italiens contre la classe politique est alors tel que ce mouvement labellisé « ni droite ni gauche » rencontre un immense succès aux élections de février 2013.

Après un passage à vide, il semble que le M5S représente désormais la grande force d’opposition au gouvernement de centre-gauche de Matteo Renzi, notamment sur des problématiques de gauche comme la défense d’un revenu minimum garanti pour tous les Italiens. Il faut également noter que le M5S ose tenir un discours très critique à l’encontre de l’Union européenne, et de la zone euro en particulier. Jamais un parti de gauche italien n’aurait osé tenir ce genre de propos, parce que la gauche italienne est, depuis les années 1970 et la période de l’euro-communisme, très européiste. Pour beaucoup, l’internationalisme communiste a été remplacé par l’européisme. De ce point de vue, le M5S est un mouvement nationaliste, car il entend faire prévaloir les intérêts réels des Italiens, de l’économie italienne, sur toute forme de croyance européiste, en se prévalant de la réalité d’une Italie, si j’ose dire, déjà européenne (honnête, travailleuse, instruite, connectée, etc.). En quelque sorte, le M5S pense que l’Italie a assez d’Europe en elle pour ne pas avoir besoin de recevoir des leçons de Bruxelles et de Francfort.

Par ailleurs, il semble que le mouvement du PD vers le centre – voire vers la droite - impulsé par Matteo Renzi, son leader depuis fin 2013 et actuel Président du Conseil, est devenu tel qu’une partie de la minorité du PD va essayer cet automne de fonder  un nouveau et véritable parti de gauche. Il est donc possible qu’une force alternative finisse par exister à la gauche du PD. Pour finir, il faut noter que l’un des problèmes de la gauche italienne réside dans son rapport au communisme. Les dernières élections ont montré que la marque communiste (la faucille et le marteau) ne valait plus rien sur le marché électoral italien. Il est sans doute temps de faire le deuil du PCI et d’aller vraiment de l’avant…

Selon vous, à quel parti de « gauche alternative » déjà existant la nouvelle formation italienne issue du PD pourrait-elle ressembler ? Quelles sont ses chances de percer dans le paysage politique du pays ?

Cette force nouvelle sera sans doute critique vis-à-vis de l’Union européenne actuelle, mais n’ira probablement pas jusqu’à prôner une rupture avec la zone euro ou l’UE.

Cette problématique restera donc le privilège du M5S ou de la droite extrême, représentée par la Ligue du Nord de Matteo Salvini. Ce parti a investi dans l’euroscepticisme depuis 1999. Il a pourtant participé à tous les gouvernements de Silvio Berlusconi sans influer en rien sa politique européenne. Du coup, malgré son retrait dans l’opposition depuis octobre 2011, il était jusqu’à peu en déclin. A présent, son nouveau leader a décidé de jouer à fond la carte de l’anti-UE, et de le faire  au nom de toute l’Italie (alors qu’il s’agit au départ d’un parti de défense des intérêts du Nord de l’Italie contre le Sud du pays). Comme souvent à droite de l’échiquier, ce discours eurocritique se joint à une xénophobie affirmée, en l’espèce à un refus de toute présence de l’Islam en Italie. Du coup, ce parti n’a jamais été aussi haut dans les sondages d’opinion…

Au total, la gauche critique joue un rôle électoralement mineur sur l’échiquier italien, et je doute qu’avec le M5S d’un côté et la Ligue du Nord de l’autre, un quelconque discours critique sur l’Europe venant de ce côté-là rencontre beaucoup d’audience.