Jean-Paul Brighelli est l'auteur de La société pornographique, Bourin éditeur, 2012 |
Cet entretien est initialement paru dans Ragemag
Votre dernier livre, La société
pornographique, établit un lien entre « porno » et « libéralisme ».
N’est-ce pas devenu une antienne que d’accuser le libéralisme de tous les
maux ?
L’idée ne m’est
même pas personnelle. C’est une opinion largement répandue, que vous trouverez
par exemple dans La
Cité perverse, de Dany-Robert Dufour.
La pornographie
réalise, dans tous les sens du terme, y compris cinématographique, le rêve
ultime du libéralisme : faire du client lui-même la marchandise. L’art, avec le body art des années
1960-70, y avait pensé pour le meilleur. La pornographie l’a réalisé pour le
pire. Produit et consommateur ne sont plus dissociés puisque ce que le porno
vend au consommateur, qui ne s’en doute guère, c’est sa propre abolition en tant
que sujet. Il fait de lui un pur objet de consommation.
Par ailleurs, la pornographie est un produit idéal, en ce
qu’il est virtuel. Il ne coûte pour ainsi dire rien à produire : le budget d’un
film pornographique standard, c’est moins de 10 000 euros. Il est facile à
transporter, puisqu’il court sur le Net. Et il génère des profits directs et
indirects énormes : le marché mondial de la pornographie est aujourd’hui estimé
à 200 milliards d’euros. On a loué les chrétiens d’avoir ramené au symbolique
(le pain et le vin) les sacrifices onéreux des Anciens. Eh bien, le porno l’a
ramené au rien. Mais un rien qui rapporte énormément.
Vous notez une
évolution notable du porno entre les années 1970-80 et aujourd’hui. C’est
presque avec nostalgie que vous évoquez Linda
Lovelace ou Brigitte Lahaie. Qu’est-ce qui a tant
changé ?
L’absence de scénario. Un micro-événement, vu la qualité
desdits scenarii, mais un fait incroyablement lourd de conséquences
sémantiques.
On se passe
désormais de récit, de structure, on fournit du pré-mâché. Si l’érotisme était
de la gastronomie, si la pornographie des années 1970 restait de la cuisine
bourgeoise, la pornographie industrielle des années 2000 est du Big Mac. Je
pourrais écrire sans problème le même livre sur le fast-food que sur la
pornographie : c’est exactement la même chose. J’engage un sociologue meilleur
ou plus patient que moi à dresser la liste des produits-types du libéralisme :
pornographie, hamburger-frites-coca, Paris-plage et partis politiques
contemporains. Mais Philippe Muray a déjà disserté, bien mieux que
moi, sur ce qu’il advenait à notre civilisation en phase terminale.
Lorsqu’on
entame cet ouvrage sévère, on craint d’abord une condamnation moralisatrice et
puritaine. Vous prétendez au contraire que c’est la pornographie qui a partie
liée avec le puritanisme. Pourquoi ?
Le puritanisme est exactement l’autre face de la pièce.
D’un côté, celui du porno, on vend du vice – un vice calibré : c’est fou ce que
le calibre importe dans la pornographie, et à quel point il est standardisé,
qu’il s’agisse de verges ou de seins. De l’autre côté, celui du puritanisme, on
vend de la vertu. Dans tous les cas, on vend de la libido, ou plutôt, ce qui en
tient désormais place. Il n’y a pas de place là-dedans pour une morale réelle —
j’entends celle de Kant, ou celle de Nietzsche. Pas de place non plus pour
l’individu : l’une des grandes flagorneries du libéralisme tient à ce qu’il
s’efforce de nous vendre l’idée qu’il exalte l’individu, alors qu’il l’annihile
— ne serait-ce, justement, que dans cette standardisation du produit auquel le
consommateur (un mot qui commence mal) ne manque pas de s’identifier.
Vous
décrivez les acteurs et actrices X comme des ouvriers spécialisés du sexe,
exploités, voués au malheur et même, souvent, au suicide. Que faites-vous des
arguments de ceux ou celles qui affirment avoir choisi et exercer librement ce
métier ?
Quelques actrices
pornographiques (et encore moins d’acteurs — c’est l’une des rares professions
où les femmes gagnent plus que les hommes) ont à cœur de défendre leur livre de
chair, comme aurait dit Shakespeare. Pour une Katsuni qui s’en tire bien, combien d’anonymes
défoncées dans des productions russes, brésiliennes, et depuis quelque temps,
africaines — au Nigeria et en Afrique du Sud) ? D’après une étude récente, 52% des acteurs ou
actrices pornographiques ont connu une phase dépressive lourde qui les a
conduits a des actes suicidaires, réalisés ou non.
Mais je parle
surtout, dans mon livre, de ce que la pornographie fait à ses clients. 20% de
garçons de la tranche 18-25 ans ont aujourd’hui des problèmes d’érection. Le
Viagra est consommé désormais à 40% dans la tranche 25-40 ans, par des hommes
anxieux de ressembler aux pantins de xHamster. Il ne faut pas se contenter de
constater l’action directe de la pornographie : elle vise à faire vendre des
produits indirects, pharmaceutiques essentiellement, mais aussi des montres, des
jeux en lignes, des sites de rencontre, et j’en passe…
Vous évoquez à de
nombreuses reprises le marquis de Sade. Vous en faites un auteur pornographique
mais également… un pionnier de la pensée libérale. Pourquoi ?
Sade le premier (reportez-vous à toutes les machines
mises en scènes dans ses œuvres, et si bien décrites par Barthes dans un essai
célèbre) a compris que le libéralisme exploiterait l’homme même, son corps,
et non plus seulement une âme dont il n’avait que faire. Alors, il a mis en
scène, le premier, cette exploitation-là.
Pasolini l’a
merveilleusement compris en actualisant Les 120 Journées de
Sodome dans la République de Salò de 1943, et en montrant que des
hommes de pouvoir actuels avaient la libre disposition des corps des esclaves
(ou des prolétaires, pour reprendre la terminologie des années 1970). À vrai
dire, Buñuel et les surréalistes l’avaient déjà compris dans l’Âge d’or — on oublie trop souvent que plusieurs scènes
capitales de ce film décapant sont une adaptation des 120 journées.
Sade, sur lequel j’ai écrit un livre à l’orée
des années 2000, a merveilleusement saisi ce que la modernité inventait : la
mécanisation du désir, et l’exploitation à mort de l’homme (et de la femme) par
quelques hommes.
Les précédents entretiens de l'arène nue
:
Entretien avec Catherine
Kintzler sur la laïcité CLACK
Entretien avec Hervé Juvin sur
l'économie, l'Europe CLOUCK
Entretien avec Sylvain Crépon
sur le Front national CLYCK
Entretien avec Eric Dupin sur
les législatives 2012 CLICK
Entretien avec Jean-Loup
Amselle sur les "identités" CLAICK
Entretien avec Gaël Brustier
sur la "droitisation" CLONCK
Entretien avec Jean-Luc Gréau sur l'économie, l'Europe CLOCK
Entretien intéressant, mais ce qu'il a de clair me semble déjà assez connu, et ce qui paraît nouveau n'est pas clair. Ainsi par exemple de l'abolition du sujet, qui serait ce que vend le porno au consommateur. Comment peut-on vendre à quelqu'un sa propre abolition ? Il manque quelques explications intermédiaires, et d'abord il faudrait expliquer en quoi le porno abolit le sujet. L'idée, émise plus loin, de la stantadisation des goûts (tous les hommes rêveraient d'avoir la même érection que tel hardeur) me semble un peu légère, et surtout applicable à tout ou presque dans notre modernité. Quelle est donc la spécificité du porno ?
RépondreSupprimerOn reste un peu sur sa faim.
Entretient exaltant...mais peu bandant.
RépondreSupprimerNorme, calibrage, dans ce texte aussi :
RépondreSupprimerEt c’est un véritable parcours d’obstacles, car cela contraint à se demander en permanence ce que nous sommes, ce que nous voulons, ce que nous ressentons, et si nous ressentons bien ce que nous devrions ressentir, puisque la vie émotionnelle est, parallèlement, devenue très normée
http://geographie.blog.lemonde.fr/2012/12/03/cetait-mieux-avant-entretien-deva-illouz-a-propos-de-son-livre-pourquoi-lamour-fait-mal/#xtor=RSS-32280322