Auteur de l’article « La Turquie entre stabilité et fragilité » paru dans le numéro de printemps 2016 de Politique étrangère (1/2016), Aurélien Denizeau, doctorant en histoire et sciences politiques à l’INALCO. On peut lire ici une analyse qu'il fait de la situation intérieure turque et ici un entretien accordé à L'arène nue sur la crise migratoire et l'accord UE-Turquie.
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Le 16 avril prochain aura
lieu un référendum constitutionnel en Turquie, qui devrait être
remporté par et Erdoğan accroître encore ses pouvoirs. Quel en
est l'enjeu exact ? Le pays est-il vraiment emporté par une
dérive autoritaire ou la manière dont on traite le sujet en Europe
relève-t-elle de la diabolisation et de la « fabrique de
l'ennemi » comme l'Europe tend à la pratiquer avec d'autres de
ses grands voisins, comme par exemple la Russie ?
Ce
référendum est la dernière étape d’un long combat entamé par
Recep Tayyip Erdoğan pour faire de la Turquie un régime
présidentiel, dont il se voit comme la clé de voûte. Ses opposants
craignent surtout que la réforme constitutionnelle accroisse ses
pouvoirs encore davantage, notamment en mettant fin de facto à
l’indépendance de la justice. Ces craintes se comprennent
parfaitement, mais on peut toutefois noter que le président turc n’a
pas besoin de cette réforme pour disposer de pouvoirs d’ores et
déjà très étendus, au moins en pratique. En fait, l’enjeu va
surtout être de savoir si le peuple turc soutient toujours Recep
Tayyip Erdoğan, comme il le clame régulièrement. Un vote en faveur
du « oui » me semble assez probable, mais s’il était
obtenu à une faible majorité, la légitimité de la nouvelle
Constitution en serait affectée…
Quoi
qu’il en soit, il est certain que le régime turc se fait de plus
en plus autoritaire, globalement depuis 2011 et l’échec de sa
politique syrienne, qui a lourdement pesé dans tous les autres
domaines (sécurité, économie, etc.) Il est devenu assez comparable
à la Russie de Vladimir Poutine. Ce qui entraîne en Europe deux
types de réactions outrancières : soit une diabolisation
empreinte de moralisme, soit un aveuglement mêlé de fascination.
Les dirigeants comme Erdoğan ou Poutine (mais aussi Donald Trump ou
Viktor Orban) sont des personnages très clivants, qu’on appréhende
rarement avec la nuance nécessaire. Les médias européens oublient
souvent qu’ils sont soutenus par une partie non-négligeable de
leur peuple, et que leurs provocations et outrances plaisent à cet
électorat.
Dans
le cas du régime d’Erdoğan, l’hostilité des médias européens
est d’autant plus grande qu’ils ont fait preuve d’un grand
aveuglement à son endroit dans les années 2000 ; à l’époque,
ils saluaient ses mesures de libéralisation et de démocratisation –
sans comprendre qu’elles lui permettaient surtout d’éliminer ses
rivaux kémalistes. Le retour de l’autoritarisme, mêlé cette fois
de conservatisme religieux, a été pour eux une cruelle désillusion,
d’où leur changement de ton.
"Dans le cas du régime d’Erdoğan, l’hostilité des médias européens est d’autant plus grande qu’ils ont fait preuve d’un grand aveuglement à son endroit dans les années 2000"
Des
politiques turcs de haut rang ont entrepris de faire campagne dans
divers pays d'Europe. Certains meetings ont été annulés en
Allemagne. Deux ministres d'Erdoğan ont
été refoulés par les Pays-Bas en pleine campagne législative et
la tension est très vite montée entre les deux pays. La France a
agi très différemment en autorisant un meeting à Metz et
vous considérez qu'elle a eu raison. Pourquoi ?
Il
faut bien comprendre que l’attitude de l’Allemagne et des
Pays-Bas a été une aubaine pour le président Erdoğan. Beaucoup de
Turcs l’ont en effet vécue comme une humiliation, et il s’en est
servi pour relancer sa campagne, assimilant les adversaires de la
réforme constitutionnelle à ces deux pays. D’ailleurs,
l’opposition kémaliste a réclamé des sanctions contre les
Pays-Bas, dans une surenchère nationaliste visant à ne pas laisser
le camp présidentiel récupérer seul l’incident.
"Il faut bien comprendre que l’attitude de l’Allemagne et des Pays-Bas a été une aubaine pour le président Erdoğan. Beaucoup de Turcs l’ont en effet vécue comme une humiliation, et il s’en est servi pour relancer sa campagne."
En
refusant un meeting à Metz, la France aurait renforcé la rhétorique
victimaire et nationaliste d’Erdoğan, relative à une supposée
« turcophobie » de l’ensemble de l’Europe. En se
distinguant des Pays-Bas et de l’Allemagne, au contraire, elle
désamorce cette rhétorique. De plus, c’était une occasion de
renforcer un peu les relations franco-turques, souvent difficiles ces
dernières années, et de rappeler que la « solidarité
européenne » est un mythe, les différents États européens
ne partageant pas les mêmes intérêts.
Bien
sûr, le problème qui aurait pu se poser aurait plutôt été que
des propos communautaristes soient tenus dans ce meeting, où que des
débordements aient lieu. Dans ce cas, la France aurait dû
naturellement demander des explications à la Turquie, mais en ayant
a priori démontré sa bonne volonté, elle n’aurait pas
pris l’initiative des éventuelles frictions qui auraient suivi.
Le
spécialiste de géopolitique Hadrien Desuin explique ici l'enjeu qu'il y a, pour le gouvernement d'Ankara, à faire
campagne auprès des Turcs vivant en Europe. Il explique notamment :
« le gouvernement turc veille à mobiliser ses diasporas car il
redoute l'assimilation de ces populations dans leur pays d'adoption.
Il s'agit de maintenir ces Turcs dans leur culture d'origine ».
Partagez-vous ce point de vue ?
Je
pense en effet que le gouvernement turc cherche à s’appuyer sur sa
diaspora, à la fois pour en obtenir le soutien électoral, mais
aussi pour qu’elle fasse pression sur les pays d’accueil. Recep
Tayyip Erdoğan avait d’ailleurs incité ses compatriotes en Europe
à s’inscrire sur les listes électorales, en vue de peser sur la
politique européenne. Bien sûr, à long terme, cette politique est
incompatible avec la vision républicaine française, favorable à
l’acculturation de l’ensemble de ses citoyens. Ce problème
sérieux devra faire l’objet, tôt ou tard, d’une explication
entre Paris et Ankara. Mais il ne faut pas se leurrer : tant que
la France sera dans l’état de fragmentation identitaire qu’elle
connaît, les autorités turques – ou d’autres pays – auront la
tentation d’y prolonger leur politique intérieure.
Vous
expliquiez ici-même il y a un an que l'accord conclu entre l'Union
européenne - et plus exactement l'Allemagne – et la Turquie sur la
question des migrants et du contrôle des frontières était
précaire. Il semble pourtant qu'il ait permis une maîtrise accrue
des flux migratoires à destination de l'Europe. Faut-il craindre à
présent qu'il soit rompu par Erdoğan ?
L’accord
a en effet plus ou moins fonctionné pour le moment, mais la
précarité que j’évoquais était précisément liée à ce genre
de crises. Plusieurs officiels turcs menacent désormais de le rompre
en représailles ; ils n’en ont pas forcément l’intention,
mais c’est un moyen pour eux de faire monter les enchères.
Par
ailleurs, les dirigeants turcs sont aussi sous pression de leur
opinion publique, qui a toujours considéré cet accord
turco-européen comme désastreux ; ils ont l’impression de
devoir porter seul le fardeau des réfugiés, contre des concessions
européennes minimes. Si Recep Tayyip Erdoğan se trouvait en
difficulté en termes de politique intérieure, il pourrait être
tenté de rompre l’accord, car il en retirerait un grand prestige
auprès de ses compatriotes – et ce davantage encore en temps de
crise.
Comment
les Turcs appréhendent-ils l'Europe, avec laquelle ils continuent à
mener des négociations d'adhésion ? Faut-il cesser ces
négociations ? Quel type de diplomatie faut-il conduire, selon
vous, avec Ankara ?
La
question de l’adhésion à l’Union Européenne a longtemps
empoisonné les relations franco-turques. Mais les dernières années
ont vu un changement notable. Du côté turc, l’Union Européenne
ne fait absolument plus rêver. Les motivations économiques ont été
sérieusement refroidies par la crise de la zone euro, alors même
que la croissance turque affichait de très beaux chiffres. Malgré
un certain ralentissement, les Turcs ont bien conscience qu’ils
s’en sortent mieux que les pays méditerranéens de l’UE. Quant
au caractère « symbolique » de l’adhésion, censé
marquée le caractère européen de la Turquie, il a beaucoup de sa
valeur depuis que le pays s’ouvre à d’autres espaces
géopolitiques, et se laisse séduire par les thèses
néo-ottomanistes, pan-turquistes ou eurasistes. En somme, les Turcs
n’ont pas renoncé à l’UE, mais n’en font plus un objectif
prioritaire.
"Malgré un certain ralentissement, les Turcs ont bien conscience qu’ils s’en sortent mieux que les pays méditerranéens de l’UE"
Du
côté français, tout dépend de la vision qu’on a de l’Europe.
D’un point de vue européiste, une adhésion de la Turquie aurait
de sérieux inconvénients, alors même que l’UE paraît en pleine
déliquescence. D’un point de vue souverainiste, par contre, la
question est finalement secondaire : il ne s’agit de savoir si
la Turquie va rentrer dans l’UE, mais plutôt si la France va
pouvoir en sortir. En d’autres termes, dès lors qu’on ne croit
pas à l’UE, il serait absurde d’ouvrir une crise franco-turque
en bloquant les négociations d’adhésion d’Ankara, alors même
que l’on prévoit de toute façon de s’en retirer.
Cela
ne signifie pas que la diplomatie menée vis-à-vis de la Turquie
doit être exempte de désaccords. En particulier, on peut
questionner la politique syrienne d’Ankara, comme d’ailleurs
l’ont fait certains de ses partenaires actuels, notamment la
Russie. Simplement, il ne faut pas oublier que nous avons affaire à
un pays émergent, profondément attaché à sa souveraineté. Il ne
faut pas hésiter à exprimer nos désaccords sur des questions de
politique internationale, mais savoir faire preuve de tact en ne
s’ingérant pas trop directement dans les affaires intérieures
turques. Une telle attitude aurait pour principal conséquence de
rapprocher Ankara de partenaires moins regardants à ce sujet
(Russie, Arabie Saoudite, Israël, voire Chine et Iran), et
d’accélérer le repli autoritaire que nous aurions cherché à
freiner…
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