Quelques articles qu'on pourra lire / vidéos que l'on pourra écouter pour faire le tour de l'actualité européenne de la semaine.
Les passages les plus alléchants sont mis en exergue. C'est pour faire saliver : miam, miam, miam.
***
1 / L’Autriche inaugure le premier “bail-in” européen d’une banque en faillite,Express.be, 11 avril 2016.
Depuis le 1er janvier de cette année, en effet, le sauvetage des banques avec l’argent des contribuables (“bail-out”) est donc – en théorie – proscrit. Désormais, il est prévu d’effectuer un “bail-in”, c’est à dire de mettre à contribution les actionnaires, puis les détenteurs d’obligations, et enfin, les déposants qui détiennent au moins 100.000 euros (le montant du dépôt garanti) sur des comptes ouverts auprès de l’institution en faillite. C’est la Heta Asset Résolution AG, la structure de defaisance (“bad bank”) issue de la faillite d’Hypo Alpe Adria, qui inaugure donc le recours à cette réglementation. Cette banque est confrontée à un déficit de 7,5 milliards d’euros (...) Ce “bail-in” autrichien est une première, et dans un contexte de secteur bancaire européen sous-capitalisé et vulnérable en raison de son exposition à des produits dérivés et des problèmes de liquidité, il ne devrait pas rester un cas isolé.
2 / L’Italie met en place un Fonds pour sauver ses banques, Les Echos, 12 avril 2016.
Mieux vaut un bon fonds d’investissement qu’une bad bank refusée par Bruxelles pour améliorer l’état de santé du système bancaire italien. Le gouvernement a donc mis sur pied un Fonds d’Investissement Alternatif (FIA) baptisé Atlante, en référence à Atlas, le Titan grec portant sur ses épaules la voûte céleste. Il devra dans les faits aider les instituts de crédit à ne pas ployer sous les 200 milliards d’euros brut de créances douteuses qui grèvent leur bilan et contribuer à la recapitalisation de ceux qui sont en difficulté.
= => Pour en savoir plus sur cette solution miracle : là
///
3 / Dialogue de sourds entre la Grèce et ses créanciers, Le Monde, 11 avril 2016.
C’est un scénario mille fois éprouvé depuis le début de la crise qui se joue de nouveau en Grèce, ces dernières semaines. Avec, d’un côté, le gouvernement grec qui souhaite boucler au plus vite la mission visant à juger de l’état d’avancement des réformes menée par des représentants de ses créanciers, et ces mêmes créanciers (Banque centrale européenne , Mécanisme européen de stabilité, Fonds monétaire international ), qui repoussent de mois en mois l’échéance. Lundi 11 avril, les négociations continuaient après un week-end interminable de rencontres à l’Hôtel Hilton d’Athènes (…). Athènes redoute de devoir accepter des mesures plus dures si elle se retrouve dos au mur en juillet. Car elle aura alors 3,5 milliards d’euros à rembourser à la Banque centrale Européenne et au Fonds Monétaire International, paiements qu’elle ne peut honorer sans avoir touché auparavant une nouvelle tranche (un peu plus de 5 milliards d’euros attendus) des 86 milliards de prêts prévus dans le cadre du troisième plan d’aide au pays signé à l’été 2015.
= => pour conforter l'impression qu'on n'est pas sorti des ronces, c'est là.
///
4 / Grèce : le retour de la crise ?La Tribune, 13 avril 2016.
Le temps joue donc contre le gouvernement grec. Plus on se rapproche de l'été, plus le besoin d'argent va se faire sentir pour Athènes qui a des échéances importantes de 4 milliards d'euros à honorer en juillet. Là aussi, les fuites de Wikileaks ont révélé une potentielle stratégie du FMI visant à exercer la pression sur la Grèce et les créanciers européens en faisant traîner la revue du programme. Or, après deux semaines de pause pour Pâques, les discussions ont encore été suspendues mardi 12 avril pour permettre aux représentants du FMI de tenir conseil avec leurs supérieurs en fin de semaine à Washington. Comme rien ne semble devoir avancer, le risque de voir les créanciers jouer la montre était donc patent. D'où la décision grecque de passer en force pour contraindre les créanciers de la zone euro à prendre une décision.
= => Pour découvrir ébahis qu'il y a encore une crise en Grèce, cliquez !
///
5 / Les Balkans, thermomètre de l'Europe, France Inter, 13 avril 2016.
Les Balkans, souvent méprisés par l'Europe, sont pourtant le véritable thermomètre du continent. Analyse avec Amaël Cattaruzza, expert en géopolitique balkanique.
= => Pour écouter la douce voix de l'expert, c'est au bout de ce lien = => Et pour en savoir plus sur la région, le livre de référence, c'est celui-ci !
///
6 / Pourquoi l'Ukraine s'éloigne un peu plus de l'Union européenne,Figarovox, 12 avril 2016.
A force de s'élargir, l'Union européenne est devenue obèse et n'arrive plus à avancer, même vers l'Est. A 28, l'Europe est paralysée, il n'est plus question d'aller plus loin. Même l'OTAN l'a compris. L'ironie de l'Histoire veut que plus de deux ans après Maïdan, l'accord d'association qui a déclenché la révolte est rejeté par un référendum d'initiative populaire aux Pays-Bas. Jean-Claude Juncker et Donald Tusk font discrètement pression sur Mark Rutte afin qu'il ne suive pas cet avis consultatif. Au risque d'aggraver l'euroscepticisme de la population néerlandaise mais aussi la défiance face à la coalition libérale au pouvoir. On voudrait que Geert Wilders arrive aux manettes qu'on ne s'y prendrait pas autrement. Onze ans après le refus franco-néerlandais à la Constitution Giscard, et sa ratification à Lisbonne en 2009, on a le sentiment que les institutions européennes veulent s'imposer contre la volonté des peuples.Au risque d'aggraver l'euroscepticisme de la population néerlandaise mais aussi la défiance face à la coalition libérale au pouvoir. On voudrait que Geert Wilders arrive aux manettes qu'on ne s'y prendrait pas autrement.
7 / Whole of Europe risks spinning into crisis if leaders mishandle Brexit,The Telegraph, mars 2016.
"A UK departure would have repercussions for the whole continent," says Professor Otmar Issing, the founding chief economist of the European Central Bank. He dismisses the analogy with Norway and Switzerland as "misguided". They do not shape EU affairs in any meaningful way. Britain most certainly does. The eye-opener of my five years at the coal face in Brussels was to discover the pivotal role played by the UK in the EU machinery.
8 / La Grande-Bretagne peut-elle être européenne ?La vie des idées, article de 2015.
La Grande-Bretagne se trouve aujourd’hui dans une crise politique aiguë qui pourrait entraîner la désintégration du pays et sa sortie de l’Union européenne. Après la parution d’un manifeste célébrant l’exceptionnalisme britannique, le débat s’enflamme parmi les historiens, dans la bataille pour ou contre l’Europe.
Clément
Fontan est
docteur
en sciences politiques. Sa
thèse analyse la manière dont la BCE a étendu son influence
politique et ses compétences pendant la crise de la zone euro. Aujourd’hui en post-doctorat à l’Université de Montréal et au
Centre de Recherche en Éthique, ses projets de recherche portent sur
les inégalités générées par les banques centrales et sur les
crises du capitalisme financier. On
peut lire certains de ses articles sur La Vie des idées.
***
La
BCE a récemment prix de nouvelles mesures pour tenter de faire
repartir l'économie européenne : baisse de ses trois taux
directeurs, accroissement du montant de son quantitative easing,
nouveau « LTRO ». On parle même depuis quelques temps de
« monnaie hélicoptère ». La BCE est-elle en train
d'abattre ses dernières cartes ? Quel est son objectif avec ces
annonces ? Peut-elle réussir ?
Les mesures annoncées par la BCE lors de la dernière conférence de
presse de Mario Draghi se situent dans la lignée des instruments
monétaires mis en place par l’ensemble des grandes banques
centrales depuis le début des perturbations financières à l’été
2007. L’ensemble de ces instruments partage deux caractéristiques
communes : ils essayent d’atteindre des objectifs très
conventionnels au moyen de mesures non-conventionnelles. Avant de les
expliquer en détail revenons rapidement sur l’évolution des
instruments monétaires depuis la crise.
Tout
d’abord, comme toute entreprise ou ménage, les banques centrales
ont un bilan comptable composés d’une colonne d’actifs ;
(les titres financiers détenus par la banque centrale) et de passifs
(les liquidités prêtées aux banques commerciales). Quant la taille
du bilan par rapport au PIB est bas, cela signifie que les banques
centrales se contentent d’orienter l’activité
des banques, et par là l’économie,
« du siège arrière ». Les taux d’intérêt étaient
alors les principaux instruments des banques centrales. Quant la
taille du bilan est élevée, les banques centrales interviennent
plus massivement et directement sur les marchés en remplissant le
rôle d’intermédiation joué habituellement par les banques.
Avant
la crise, les banques centrales étaient des institutions peu
observées qui influençaient à petites touches les dynamiques
bancaires et financières dans le but d’atteindre leur objectif de
stabilité des prix. Ce rôle d’ajustement se reflétait dans la
taille des bilans comptables des banques centrales qui fluctuaient
entre 5 et 10% du PIB de leurs zones monétaires respectives.
Mais
ça a beaucoup évolué depuis le début de la crise. On n'est plus
du tout dans un « rôle d'ajustement »...
En
effet,
le bilan de la BCE a évolué progressivement jusqu’à
atteindre la marque de 30% du PIB, ce qui veut donc dire qu’elle
intervient massivement et directement sur les marchés européens.
Elle déploie cette intervention de deux manières : soit en
proposant des prêts à très long terme aux banques commerciales
(les LTRO), soit en achetant des titres financiers détenus par les
banques (le SMP, puis l’OMT, et,
depuis janvier 2015 le « quantitative easing »).
C'est un peu technique tout ça, alors voici une petite vidéo
qui explique tout : SMP, LTRO, OMT....
Ces
interventions ont des objectifs conventionnels car elles cherchent à
atteindre un certain niveau d’inflation (près de 2%) en agissant
sur les bilans des banques commerciales. L’ampleur et la durée des
prêts et des achats effectués par la BCE n’ont par contre rien de
conventionnel car ces instruments ont été improvisés au début de
la crise et que l’on ne connaît
toujours pas l’ensemble des effets provoqués sur l’économie
réelle. Les taux négatifs sont aussi situés dans cette terra
incognita.
Justement,
avec l'annonce des nouvelles mesures de mars, ne s'enfonce-t-on pas
de plus en plus dans l'inconnu ?
Ces
nouvelles mesures
doivent donc être lues comme un approfondissement des mesures
existantes, voire comme une remise en cause de ceux-ci. D’abord,
contrairement à ce qu’annonce M.Draghi, les nouvelles mesures de
LTRO abandonnent l’objectif de contrôler l’utilisation faite par
les banques de la liquidité fournie par la BCE. En effet, les
anciennes mesures datant de septembre 2015 (T-LTRO) forçaient les banques à retourner les fonds mis à disposition par
la BCE si celles-ci n’atteignaient pas un certain niveau de prêts
à l’économie réelle. Les T-LTRO
ont eu peu de succès car les banques cherchant à éviter cette
contrainte qui les empêchaient de s’engager dans des opérations
purement financières davantage lucratives que des prêts à
l’économie réelle. En abandonnant cette contrainte, la BCE
dévoile qu’elle
n’arrive pas à remplir les besoins de liquidité des banques tout
en contrôlant leur utilisation de ces liquidités. Cela pourrait
mener à la résurgence d’effets problématiques observés dans les
premières opérations de LTRO (sans contrainte) tels que le
carry-trade
(qui consiste pour les banques commerciales à emprunter à la banque
centrale à 1%, acheter des bons du trésor à 3% et empocher la
différence).
Ensuite,
l’accroissement du montant du quantitative easing
(QE) combinée à l’élargissement des titres achetés (la BCE
achète dorénavant les titres de compagnie comme Volkswagen qui sont
cotés en bourse à un grade « investissement ») sont
dans le prolongement des opérations de QE précédentes. Il s’agit,
par ces achats, d’augmenter la valeur des titres financiers détenus
par les banques pour les inciter à prêter davantage à l’économie
réelle. En effet, selon les banquiers centraux, l’augmentation de
la valeur de titres financiers « surs » (comme les bons
du trésor ou les actions des grandes entreprises) sont censés
pousser les investisseurs à acheter des titres moins chers et moins
surs (et donc à prêter davantage aux PME par exemple). Il faut
souligner que le QE a des conséquences distributives importantes :
en augmentant la valeur des titres financiers, ce sont les agents
économiques qui les possèdent déjà qui vont d’abord en
profiter. Par exemple, les ménages les plus aisés qui ont investi
une partie de leur épargne sur les marchés financiers vont se
retrouver encore plus riches grâce au QE sans avoir rien eu à faire
pour cela.
Enfin,
il n’est pas possible pour le moment d’évaluer le rôle joué
par les taux d’intérêt négatifs. Les agents de la BCE estiment
que cette mesure a permis d’améliorer les conditions de prêts.
D’autres observateurs soulignent que les banques n’appliquent pas
cette mesure à leurs clients, par peur de les perdre, ce qui la rend
inutile. L’option de l’hélicoptère de monnaie a été évoquée
par les journalistes dans leurs questions mais la position de la BCE
reste similaire depuis un an : cette option n’est pas discutée
ni envisagée.
D'après-vous,
quel peut être l'impact de cet impressionnant catalogue de mesures ?
Bien
qu’il n’appartienne pas aux sciences sociales de prédire le
futur, mon opinion personnelle est qu’elles seront inefficaces car
elles vont se heurter aux deux mêmes obstacles qui ont mitigé
l’impact des précédentes : l’impossibilité pour les
banquiers centraux de penser en dehors de la boite des marchés et la
combinaison désastreuse avec les politiques d’austérité.
D’abord,
la mise en œuvre des mesures de la BCE repose sur une croyance
fondamentale : en inondant de liquidités les investisseurs
financiers, ceux-ci vont chercher à obtenir des rendements en
faisant des prêts plus risqués à l’économie réelle. En
d’autres mots, les banquiers centraux continuent à croire à
l’efficacité allocative des marchés et au principe du
ruissellement (l’enrichissement des plus fortunés bénéficie aux
plus pauvres). Cependant, il suffit de regarder deux indicateurs pour
observer les limites de ces principes : tandis que les cours
boursiers européens continuent de montrer une progression soutenue
grâce aux offres de liquidité des banquiers centraux, la croissance
du PIB européen continue de stagner. En d’autres mots, les
liquidités émises en abondance par les banquiers centraux
n’atteignent pas l’économie réelle, les conduits bancaires sont
percés.
Et
donc.... où va se nicher toute cette liquidité ?
Les
plus optimistes diront que les banques commerciales profitent de
cette liquidité pour renforcer les positions financières de leurs
banques afin de s’adapter aux contraintes réglementaires de Bale
III qui seront effectives en 2019. Les plus pessimistes, ou peut être
les plus réalistes, notent que les salaires versés aux opérateurs
financiers ne cessent d’augmenter depuis 2009, ainsi que les prix
de l’immobilier autour des plus grandes places financières et le
marché du luxe en général (vente de jets privés et de yachts en
augmentation depuis 2009). En d’autres mots, la liquidité crée
par la BCE est « capturée » par les opérateurs
financiers qui se trouvent les plus proches de sa création, pour
augmenter leur richesse personnelle.
Ensuite,
rappelons que la BCE est un des acteurs centraux dans la diffusion
des politiques d’austérité en Europe. Ma recherche a montré que,
bien qu’ils n’aient pas de compétences en la matière, les
banquiers centraux exercent une forte influence sur la définition
des politiques économiques en Europe. Or, il ne faut pas forcément
être un disciple de Keynes pour remarquer que le continent européen
souffre des problèmes de demande, et par là, d’investissement.
Par conséquent, les banquiers commerciaux sont davantage frileux à
prêter à des agents économiques sans perspective de croissance et
sont donc davantage incités à ne pas recycler les liquidités de la
BCE dans l’économie réelle mais plutôt dans d’autres activités
financières car, après tout, les marchés financiers se portent,
eux, très bien.
_____ « la liquidité crée par la BCE est capturée par les opérateurs financiers qui se trouvent les plus proches de sa création, pour augmenter leur richesse personnelle ».
Dans
un article publié en 2014,
vous expliquiez que la BCE avait été grandement renforcée par la
crise. Ne sommes-nous pas à un moment de bascule où le pouvoir de
la BCE est justement en train de se rétracter en raison de
l'inefficacité relative des mesures qu'elle prend ?
Non,
je ne pense pas. De manière schématique, le pouvoir de la BCE a
deux visages. D’abord, ce
pouvoir est
structurel
en ce qu’il
est lié à sa capacité à définir les termes généraux d’un
débat et, par là, les solutions politiques acceptables. De ce point
de vue, le pouvoir de la BCE reste fort : elle est encore vue
comme « le seul adulte » dans la pièce pour reprendre
l’expression malvenue de Barry Eichengreen et elle tire encore du
prestige de ses positions passées. Par exemple, les dirigeants
européens continuent de croire, à tort, que les politiques de la
BCE n’ont pas été un des facteurs de la crise. Cependant, les
excellents travaux de recherche menés par Daniela Gabor montrent
bien que les mesures préconisées par la BCE en faveur de
l’intégration financière de la zone euro ont permis aux banques
de doubler de volume en moins de 10 ans, sans que leurs activités
bénéficient à l’économie réelle.
Ensuite,
le pouvoir de la BCE est relationnel et ainsi lié à sa capacité
d’influencer les politiques des états-membres de la zone euro de
manière coercitive. Étant
donné que les états européens avancent de manière toujours aussi
désordonnés et qu’ils ne sont pas parvenus à mutualiser leur
puissance financière, ils restent dépendants de la seule BCE en cas
de perturbations financières. Celle-ci se retrouve alors en
position d’imposer ses demandes en échange de son aide financière
comme les épisodes des « lettres » envoyées aux
gouvernements italiens, espagnols et irlandais le prouvent. De ce
point de vue, rien n’a changé.
Mais
vous avez raison de souligner que nous sommes peut-être dans un
moment de bascule. Si une grande banque européenne s’effondre
(pensons à Deutsche Bankpar exemple) ou si les taux d’intérêt liés au refinancement des
dettes souveraines deviennent trop élevés, alors le pouvoir de la
BCE risque de s’effriter. Pour l’instant, ce n’est pas encore
le cas.
Des
économistes comme, par exemple, Patrick Artusexpliquent
que l'objectif de stabilité des prix recherché par les différentes
banques centrales est désormais déconnecté des nécessités de
l'époque puisqu'il n'y a plus d'inflation – c'est même plutôt le
contraire. L'objectif prioritaire de la BCE tel que défini dans son
mandat est pourtant cette fameuse lutte contre l'inflation. N'est-il
pas temps de modifier ce mandat, d'autant qu'aucune des mesures
hétérodoxes prises depuis 2012 n'a généré de poussée
inflationniste ?
Oui,
vous avez raison de souligner que ce mandat, défini au début des
années 1990 sur le modèle de la Bundesbank, n’est plus
adapté à notre environnement de faible croissance à moyen et long
terme. En fait, le rôle joué par les banques centrales dans
l’économie a bien changé depuis le début de la crise, comme je
l’ai expliqué. Un ancien membre de la Banque d’Angleterre,
Charles Goodhart, parle même de quatrième âge des banques
centrales. S’il semble impossible de modifier son mandat du fait de
l’unanimité requise pour changer les traités européens, il
faudrait repenser au moins les formes de contrôle politique sur la
BCE . Au sein du Centre de Recherche en Éthique de l’Université
de Montréal, nous avons mené une recherche d’envergure sur les
conséquences distributives des nouveaux instruments monétaires
mises en place par les banques centrales.
Comme
je l’ai expliqué plus haut, les mesures prises pour relancer
l’économie et renflouer les banques ont eu comme conséquence de
renforcer les inégalités économiques. En fait, sans que l’objectif
de stabilité des prix ne soit forcement abandonné, il faudrait que
la désirabilité des actions de la BCE ne soit pas jugée qu’en
fonction de ses résultats à court-terme (sauvetage du système
bancaire, stabilisation des cours de dette souveraine) mais aussi en
fonction des effets inattendus qui risquent de se manifester à moyen
et long terme (fragilisation de certaines pans du secteur financier
comme les fonds de pension, renforcement des inégalités
économiques). A la vue de ces critères, l’option de l’hélicoptère
de monnaie serait désirable car cet instrument remplirait les mêmes
objectifs que le QE (soutien à la croissance économique) tout en
ayant des conséquences distributives bien plus positives (on
pourrait imaginer que la BCE finance un organisme public qui aurait
pour charge de construire des logements sociaux par exemple).
Pendant
la « crise grecque », autrement dit pendant la durée des
négociations entre entre Alexis Tsipras et les créanciers de la
Grèce, certains spécialistes ( ici l'économiste britannique Philippe Legrain ) ont
affirmé que la BCE sortait de son rôle et faisait de la politique.
Cela rejoint vos propres observations. La BCE vous semble-t-elle
avoir eu un rôle décisif dans la capitulation de Tsipras en juillet
2015 et dans sa décision finale de signer le troisième mémorandum
?
Oui,
la BCE a agi comme le « bras armé » de l’Eurogroupe et
a progressivement resserré l’étau financier sur la Grèce de deux
manières : en diminuant progressivement les offres de
liquidités d’urgence au système bancaire grec (ce qui a conduit à
la fermeture des banques pendant 3 semaines) et, en tant que membre
de la Troïka, en restant inflexible sur la mise en œuvre des
mesures d’austérité.
En
fait, le problème n’est pas tant qu’elle joue un rôle politique
car les décisions de politique monétaire sont par définition
politiques. Il suffit de s’imaginer à la place d’un banquier
central qui doit répondre sans cesse à ces questions suivantes :
faut il venir à la rescousse du secteur bancaire ? Si oui,
jusqu'à quel degré ? Faut-il intervenir sur les marchés de
dette souveraine, etc. Toutes ces décisions sont politiques. Selon
moi, le problème est davantage éthique : est-il juste de
contraindre un gouvernement élu sur une plateforme électorale
claire à continuer à mettre en œuvre des politiques d’austérité
mortifères ? Est-il juste de continuer à fournir autant de
liquidités au secteur bancaire sans que l’économie réelle n’en
profite ?
_______ « Est-il
juste de continuer à fournir autant de liquidités au secteur
bancaire sans que l’économie réelle n’en profite ?»
Justement !
Le fait qu'une institution technique puisse avoir raison des projets
d'un gouvernement élu ne constitue bien une atteinte à la
démocratie....
Vous
avez raison dans le fond, mais je tiens à souligner un point
important : la démocratie, ce n’est pas que la règle de la
majorité mais aussi celle de l’État
de droit. Par exemple, personne ne remet en question le fait que les
cours de justice sanctionnent certaines décisions de gouvernements
élus.
Faisons
une expérience de pensée, imaginons que le Front National parvienne
au pouvoir en France et se décide à expulser ou emprisonner tous
les étrangers sur le territoire national. Les autorités
européennes, dont la BCE, pourraient prendre des sanctions contre le
France afin de protéger l’État
de droit. Je ne trouverais rien à redire par rapport à ce
dépassement de pouvoir de la BCE car il serait effectué au nom de
valeurs essentielles (respect des droits des minorités).
Maintenant,
dans le cas de la participation de la BCE à la Troïka,
il est évident que cette extension de pouvoirs, inédite pour une
banque centrale, constitue un grave problème démocratique et
éthique. En effet, sans exclure les problèmes graves de gestion des
affaires publiques et de gouvernance de l’État
grec depuis son accession à la zone euro, la crise de la zone euro
est d’abord et avant tout une crise financière causée par les
activités financières risquées
des grandes banques européennes, comme le démontre Mark Blyth dans
son ouvrage de 2013, élu livre de l’année par la Financial
Times.
Le
problème démocratique et éthique est le suivant : bien que
les banques aient été la cause des problèmes, ce sont les
populations européennes qui en ont payé le prix de leurs excès par
l’imposition de mesures d’austérité. L’austérité est un
discours politique très efficace pour cacher la dimension financière
de la crise (« les grecs ont trop dépensés, ils doivent en
payer les conséquences ») mais elle a un coût humain
important : l’austérité tue comme l’ont montré deux
chercheurs du MIT dans un ouvrage éponyme paru en 2014. De plus,
dans le cas de la Grèce, l’austérité et les privatisations ont
profité aux oligarques dont le poids politique excessif sclérose
l’État
grec depuis des années. Le problème vient donc du fait que la
contrainte exercée par la BCE a renforcé
l’injustice subie par le peuple grec qui paie les problèmes causés
par les banques.
________« bien
que les banques aient été la cause des problèmes, ce sont les
populations européennes qui en ont payé le prix de leurs excès par
l’imposition de mesures d’austérité ».
Pour
finir, existe-t-il, selon vous, des solutions pour démocratiser le
fonctionnement de la zone euro ? Le problème n'est-il pas
l'existence de l'euro lui-même, qui a conduit à la création d'une
Banque centrale fédérale sans adossement à un État fédéral,
donc sans soumission à aucune autorité politique ?
On
peut être sceptique sur la possibilité d’une démocratisation de
la conduite des affaires économiques et financières. De plus, pour
reprendre l’exemple grec, l’Eurogroupe était très unifié en
juillet 2015 et tous les États partageaient le même désir de
« faire payer les grecs ».
En
l’état actuel des choses, un État fédéral européen conduirait
davantage à un renforcement des mesures d’austérité et ne
résoudrait donc en rien les problèmes démocratiques de la zone
euro : il ne suffit pas d’être élu pour prendre des mesures
en faveur des citoyens. Selon moi, une démocratisation de la zone
euro consisterait à réduire le poids joué par les institutions
financières dans les décisions politiques, que ce soit à un
échelon national ou européen. Une régulation bancaire efficace,
une volonté de lutter contre les inégalités, un combat plus
soutenu contre les paradis fiscaux seraient autant de décisions qui
contribueraient à rendre la zone euro plus juste, et par là, à
renforcer l’adhésion des citoyens à celle-ci.
Quant
à la politique monétaire, il est urgent de repenser les formes de
contrôle politique des banques centrales et de ramener les enjeux
distributifs des décisions monétaires au cœur des débats et de
l’évaluation des décisions prises par les banquiers centraux.
Au
final, c’est davantage la teneur des décisions prises (et surtout
les pans de la population qu’elles favorisent) qui permet de
définir que le fonctionnement d’un système politique est
démocratique ou non, plutôt que de se demander si les décisions
devraient être davantage prises au niveau fédéral ou national. De
ce point de vue, je suis plutôt pessimiste sur le futur de la zone euro : bien peu de décisions ont été prises pour protéger
ceux qui sont les plus désavantagés dans nos sociétés.
Individu lambda qui en apprend de bien bonnes sur la dette grecque
Alors
que l’hypothèse d’un défaut grec se précise et que la plus grande confusion
règne dans le camp des créanciers (le FMI et les « Européens » sont
divisés, ce qui n’est pas nouveau) des langues commencent à se délier. Quand
tout cela sera fini, on peut s’attendre à quelques aveux croquignolets
qui risquent de décoiffer jusqu’aux mieux permanentés de nos européistes. Pour
les plus impatients, voici déjà un avant-goût :
1)En mars dernier, un membre du FMI, le Brésilien
Paolo Batista, déclarait sur une chaîne de télé grecque que la majeure partie
de l’argent qui avait été prêté à Athènes l’avait été pour secourir des créanciers privés, en aucun cas pour aider le pays. « La Grèce a reçu des sommes énormes, mais cet argent a été principalement utilisé pour permettre le désengagement, par exemple, des banques françaises ou allemandes » affirme-t-il dans la vidéo ci-dessous :
Pourtant, il était indispensable de prêter à la Grèce. Pour
quelle raison ? Pour l’aider à sortir du marasme ? Pour le bien
de son peuple ? Pour sauvegarder l’idéal européen ? Pas du tout ! Pour
aider les banques françaises et allemandes, principales créancières
d’Athènes et respectivement engagées à hauteur de 20 et 17,2 milliards d’euros, à retirer leurs billes sans une égratignure. Ce qui fut d'ailleurs grandement facilité par la Banque centrale européenne. En effet, Legrain révèle ceci : lorsque la BCE se décide, en 2010, à intervenir
sur le marché secondaire et à y racheter de la dette souveraine dans le cadre du
programme SMP (Securities Market Program), c’est pour partie aux banques françaises et allemandes détentrices d'obligations grecques qu'elle rachète des titres. A un bon prix d'ailleurs, toujours selon l'économiste. Ce qui non seulement permet à ces grandes
banques de ne rien perdre mais qui leur permet aussi.... de gagner !
3) Enfin, peut-être finira-t-on par se souvenir, comme on avait déjà tenté de l’expliquer ici, que l’argent ne se prête pas gratuitement. Ainsi,
certains des créanciers de la Grèce ont réalisé des profits en lui faisant
crédit. Et oui : ils ont empoché le montant des intérêts correspondant aux prêts
consentis.
Mais
tout cela n’est rien pour l'heure. Pas de quoi s’affoler. En tout cas, il y en a qui restent sereins. Terminons
donc sur une note d'optimisme printanier et de candeur sucrée :
[Article initialement publié sur Figarovox] Le «bon flic» et le «méchant flic» : voilà à quel jeu de rôle semblent s'adonner deux de ces institutions européennes qu'Antoine Vauchez nomme «les indépendantes1». La
Banque centrale européenne endosse l'habit du « mauvais
flic », et c'est bien sûr la Grèce qu'elle met dans son
viseur. Il est plus simple en effet de s'acharner toujours sur le
même: ça fait moins de mécontents. Depuis l'arrivée au pouvoir de Syriza et d'Alexis Tsipras, la BCE accable donc Athènes avec
constance et détermination, utilisant pour ce faire tous les moyens
de pression imaginables.
Dans
un premier temps, on se souvient que l'institution de Francfort avait
brutalement décidé de ne plus accepter les titres de dette hellène comme collatéraux.
Autrement dit, les banques grecques ne pouvaient plus se refinancer
auprès de la BCE en lui laissant des obligations du pays en
contrepartie. Certes, cette possibilité relevait jusque-là d'une
exception puisqu'en principe, la Banque centrale européenne
n'accepte comme collatéraux que les actifs « bien notés »
(de AAA à BBB-), ce qui n'est pas le cas des actifs grecs. Mais
cette dérogation tenait tant que la Grèce demeurait « sous
programme » et acceptait les incursions de la Troïka sur son
sol.
Or
dans la nuit du 4 février, Francfort a levé la dérogation sans
crier gare. Pour quelle raison ? Parce que la Banque s'est cache
à peine : elle fait de la politique. Et elle n'hésite pas,
dans ce cadre, à instaurer des rapports de force. Ici, il s'agissait
rien moins que de contraindre le gouvernement grec « à trouver
un accord avec ses partenaires » (ou, en français ordinaire,
« à capituler en rase campagne face à ses créanciers »
).
Accord
il y eut donc le 20 février, comprenant des concessions non
négligeables de la part de Syriza. Ce qui aurait dû suffire. Et
qui ne suffit pas ! A ce stade, la BCE refuse de rouvrir aux
banques grecques la possibilité de se refinancer auprès d'elle, au
motif que les conditions ne sont pas encore réunies. Mario Draghi
tient à s'assurer que la Grèce mettra effectivement en œuvre les
réformes qu'il juge opportunes. Bref, Athènes a concédé mais ne
s'est pas aplatie. Il est donc trop tôt pour lui tendre la main.
On
ne la lui tend donc pas. On ne lui lance même pas une bouée de
sauvetage. Non seulement, donc, on étrangle les banques grecques,
mais on asphyxie aussi l’État. Celui-ci n'a plus la possibilité
de se financer sur les marchés depuis la crise de 2010. Tout juste
peut-il émettre des bons à très court terme appelés T-Bills,
grâce auxquels Alexis Tsipras envisageait de financer a minima
les dépenses de l’État jusqu'à ce qu'un accord pérenne soit
trouvé sur la question de la dette. C'est pourquoi il avait demandé
que le plafond pour l’émission de ces T-Bills soit relevé de 15 à
25 milliards d'euros. Évidemment, il enregistre un refus.
Ce
n'est pas tout. La Banque centrale européenne, qui avait pourtant
accepté de le faire pour l'Irlande en février 2013, refuse toute
restructuration de la portion de dette hellène qu'elle détient.
Surtout, elle ne se décide pas à reverser au pays le montant des
intérêts qu'elle a perçus sur cette dette. Contrairement à d'autres créanciers,
l'institution est en effet supposée ne faire aucun bénéfice sur
les prêts qu'elle octroie à Athènes. Elle l'a accepté lors du
défaut grec de 2012. Il était convenu que la BCE n'encaisserait
aucune perte lors dudit défaut, en échange de quoi elle
restituerait le montant des intérêts perçus. Une somme due, donc.
Qui s'élèverait à 1,9 milliards d'euros, et qu'Athènes réclame depuis plusieurs semainesen vain.
Enfin,
on fait beaucoup de cas du « pragmatisme » de Mario
Draghi. On
loue la souplesse dont il se montre capable lorsqu'il entreprend,
au prix d'une interprétation contestable des traités européens, de
financer les États-membres.
Pourtant, ce pragmatisme est à géométrie variable. Lorsqu'il
est question de la Grèce,
l'audacieux banquier se souvient brutalement que « la
BCE est une institution fondée sur la règle », ainsi qu'il
l'a exprimé à Nicosie le 5 mars.
C'est
donc de cela, d'un mélange d'adaptabilité
et
de
rigorisme
dont chaque ingrédient est dosé à la tête du client, dont la BCE
vient récemment de faire preuve en lançant une opération inédite
en zone euro de Quantitative
easing (QE),
pour un montant prévisionnel de plus
de 1000 milliards
.
Malheureusement
pour la Grèce, pays qui en a pourtant le plus besoin, elle
ne
pourra bénéficier de l'opération. La Banque centrale européenne
ne rachètera pas ses obligations car les pays sous « aide »
financière (Grèce, Portugal, Chypre) ne sont pas éligibles au
programme. Ainsi
va la logique européenne : quand on est trop malade, on cesse
d'avoir accès aux soins.
Il
est un pays, en revanche, qui en bénéficiera pleinement.
Ce
pays, c'est la France, qui réalise un « super combo » en
se voyant couvrir de bienfaits à la fois par la BCE
et par la Commission européenne.
Par
la Banque
centrale européenne,
donc, dans le cadre du Quantitative
easing.
En
effet, les rachats de dette souveraine seront
réalisés
au
prorata
de la part du capital de la BCE détenue par chaque État-membre.
Sur cette opération, le trio gagnant se compose donc l'Allemagne
(non,
ceci
n'est pas une blague)
de la France et de l'Italie. Encore une mesure frappée
du sceau de la justice, à n'en pas douter !
En
tout cas, on
voit qu'avec
notre pays, Mario
Draghi
sait
se transformer
en
« bon
flic ». Mais
la palme du « gentil flic » revient incontestablement à la Commission européenne. Car celle-ci, après de longues et
ennuyeuses
tergiversations, a définitivement entériné
cette semaine le
délai de deux années supplémentaires
offert à Paris pour revenir sous la barre des
3 % de déficit public. Non
sans assortir cet élan de bienveillance d'une petite bordée
d'injures, dont celles de Pierre Moscovici pour lequel
« les
réformes en France sont insuffisantes »
.
Par
chance, dans nos contrées, on est peu susceptible.
On
n'a pas tellement intérêt à l'être, d'ailleurs, dès lors que
l'on accepte de se laisser acheter. Car
il ne faut pas s'y
méprendre. Ce n'est pas un complet hasard si « les
indépendantes » se partagent la tâche et
si
la Banque centrale maltraite la Grèce (un pays gouverné à gauche)
cependant que la Commission cajole la France (un autre
pays gouverné à gauche). Cela s'appelle « diviser pour mieux
régner ». En agissant ainsi, on s'assure que Paris ne se
rangera pas
aux côtés de l'Europe du Sud, et restera coûte que coûte arrimée à l'Allemagne.
Dans
cette Europe à deux vitesses où il est admis que les vainqueurs
châtient les vaincus, la France, toute honte bue, accepte donc
d'être
stipendiée pour demeurer dans le camp des bourreaux.
1 Antoine
Vauchez, Démocratiser l'Europe, Seuil 2014
A l’approche des élections européennes de mai 2014 et de la « déferlante eurosceptique » qu’on nous promet, il semble que l’Europe et ses institutions, soient devenue diablement prudentes. Pour un peu, elle passerait pour moins libérale voire pour plus « à gauche » que les différents États membres.
Pas très difficile me direz-vous, puisque nombre desdits États sont gouvernés par des conservateurs. Certainement vous répondrais-je, un peu vexée. Mais ils ne le sont pas tous. En tout cas pas la France, qui est dirigée par des socialistes paraît-il, même s’il faut le dire vite.
Quelques éléments témoignent de la prudence de sioux dont font actuellement preuve nos technocrates préférés. C’est qu’ils ont l’instinct de survie, les bougres. Ils le savent pertinemment : plus d’Europe supranationale, plus de technocrates. Il faut leur faut donc éviter que le bazar ne s’autodétruise complètement. Or pour l’éviter, il faut agir. Il faut « faire des trucs ». Illustration.
La politique monétaire et la gestion de la crise de l’euro1
Mario Draghi, est un pragmatique, comme on dit pour faire l’éloge d’un homme dont on veut souligner qu’il n’est pas un idéologue, tant il est vrai qu’avoir des idées, c’est mal. Or comme tous les pragmatiques, le banquier central européen est très fort pour« faire des trucs ». Et aussi pour en dire.
A l’été 2012, alors que l’eurozone n’allait pas bien tout, Draghi a donc eu des mots très forts. Il s’est dit déterminé à faire « tout ce qui serait nécessaire » pour sauver l’euro. Puis il a lancé un programme qualifié « d’arme atomique » par la presse économique : le programme OMT (opérations monétaires sur titres). Ce programme vise à racheter, en cas d’extrême urgence, des titres de dettes de pays en grande difficulté pour faire baisser rapidement les taux auxquels ils empruntent. Problème : ceci est absolument proscrit par les traités européens. Du coup, le programme OMT n’a jamais été mis en œuvre, sa principale vertu ayant résidé dans l’effet d’annonce produit.
Mais au-delà des traités, il y a surtout l’opposition forte d’un État membre. L’Allemagne, en effet, est hermétique à toute souplesse en matière de politique monétaire et n’envisage pas un instant de se montrer « pragmatique ». Horrifiée par la perspective d’une entorse à la droiture monétaire, le patron de sa Bundesbank, Jens Weidmann, a même fait déférer le programme OMT devant le tribunal constitutionnel de Karlsruhe, histoire de voir s’il ne serait pas un tantinet inconstitutionnel, pour la République fédérale, de prendre part à de telles horreurs hétérodoxes. Le jugement de Karlsruhe doit intervenir dans le courant de cette année.
Mieux : alors que la relative souplesse et l’adaptabilité de Mario Draghi étaient jusque-là soutenues par le membre allemand du directoire de la BCE Jörg Asmussen, le gouvernement Merkel III a brusquement décidé d’exfiltrer ce dernier de l’institution francfortoise pour le remplacer par une « faucon », Sabine Lautenschläger. Comme l’explique ici Romaric Godin, il s’agit là d’un « choix étrange » sans doute destiné à « montrer les muscles allemands à l’Europe » et à contrer les velléités draghistes de passer outre la lettre des traités.
En matière de politique monétaire, un État membre, l’Allemagne, campe donc clairement sur une ligne plus dure que celle prônée par une institution européenne, la BCE.
La question du protectionnisme
C’est loin d’être le seul domaine. On se souvient par exemple de l’affaire des panneaux solaires chinois. Ce n’est plus la BCE, cette fois, qui est à la manœuvre, mais une autre institution de l’Union : la Commission européenne.
Car la Commission elle aussi « fait des trucs ». Et des trucs qu’on n’attend pas forcément de la part d’une structure pour laquelle la concurrence libre et non faussée et la libre circulation des marchandises font office depuis toujours de tables de la loi.
Ainsi la Commission entreprend-elle, au printemps 2013, de taxer le matériel photovoltaïque en provenance de l’Empire du milieu, soupçonné de faire l’objet de dumping. Avant qu’un accord ne soit finalement trouvé entre Pékin et Bruxelles en juillet, un nombre significatif de pays dont la Grande-Bretagne, les Pays-Bas et surtout l’Allemagne, combattent vigoureusement la mesure.
Ainsi donc, dès avant que la Commission européenne ne finisse par se déballonner et par céder aux Chinois, de nombreux États défendaient pour leur part une ligne plus libérale, hostile à toute initiative protectionniste.
Hélas la discrétion ne suffit pas toujours à décourager les curieux et il semble que les opinions publiques européennes se soient malgré tout emparées de la question. Du coup, comme celles-ci se montrent fort rétives, la Commission a décidé de suspendre les pourparlers jusqu’en juin 2014. D’ici là, elle va lancer une « large consultation publique» sur la disposition la plus critiquée du futur accord : la mise en place d’un tribunal arbitral devant lequel les grandes entreprises pourraient poursuivre les États qui auraient l’insigne audace de prendre des mesures – environnementales, sanitaires, sociales – susceptibles de menacer les perspectives de profit privé.
Qu’on se rassure. Comme expliqué sur le blog Contre la cour, la discussion euro-américaine est loin d’être totalement gelée. Seules les dispositions relatives au tribunal arbitral sont concernées. La Commission est d’ailleurs formelle : « aucune autre partie des négociations n’est affectée par la consultation publique et les négociations continueront comme prévu »,
En outre, on l’aura compris, le gel est très temporaire. Juin 2014 se situe précisément situé après…mai 2014, mois durant lesquelles se tiendront les élections européennes. Il s’agit donc bien sûr, comme en convient Jean Quatremer, « de ne pas donner davantage de grain à moudre aux eurosceptiques ».
Toutefois, on ne peut manquer de le noter : si Bruxelles recourt ici à un procédé dilatoire, les États membres n’ont pour leur part jamais songé à ralentir le processus et encore moins à l’arrêter. Pas même lorsque le scandale Prism et la révélation des écoutes américaines pratiquées en Europeleur en offrait l’occasion sur un plateau. Plusieurs pays, dont l’Allemagne et la France, firent semblant de tancer Washington. Mais on en resta là.
La régulation bancaire
La France et l’Allemagne : parlons-en. Elles sont actuellement vent debout contre le projet de réforme bancaire proposé par Michel Barnier, candidat à la présidence de la Commission européenne mais néanmoins guérillero avide de botter le train au Grand Capital, comme chacun sait.
Il faut dire que le commissaire au marché intérieur « fait des trucs » tout à fait scandaleux. Il a récemment présenté un projet comprenant deux volets : d’une part l'interdiction aux grandes banques européennes de certaines activités spéculatives réalisées pour leur compte propre. D'autre part l'obligation de cantonner dans des filiales spécifiques les activités de marché à haut risque. L’horreur bolchevique, en somme.
N'écoutant que leur courage et manifestant leur claire détermination à faire barrage au léninisme, plusieurs pays dont, une nouvelle fois, l'Allemagne et la France, se sont vigoureusement opposés au projet. Il faut dire que ces États ont déjà fait leurs propres réformes bancaires. Mais des réformes « raisonnables » qui évitent soigneusement « d'inquiéter les banques ». Le ministre Pierre Moscovici a donc fait connaître à Michel Barnier toute l'ampleur de son courroux. On en attendait pas moins du socialisme à la française...
Et donc ?
Comme on le voit, certaines institutions communautaires consentent actuellement à mettre de modestes coups de canif dans l'épais tissu des dogmes européens. Sans doute faut-il y voir le souci de garantir la pérennité d'un édifice qui, si bancal soit-il, demeure leur unique raison d'être. Mais plusieurs États, tranquilles et autosatisfaits, se montrent plus royalistes que le roi. Que faut-il en conclure ?
Si l'Europe confisque aux gouvernements nationaux de larges pans de leurs prérogatives, ceux-ci en sont très largement coresponsables. Ils s'appliquent à créer, avec constance et détermination, les conditions de leur impuissance et de leur déprise sur le cours des événements. C'est d'ailleurs singulier. De quel droit se démet-on d'un pouvoir qu'on ne détient que parce qu'on est mandaté par des électeurs pour l'exercer ?
Il est temps d'ouvrir un calepin et et de noter tout cela dans un coin. Car il faudra s'en souvenir lorsque le moment viendra de démêler l'écheveau des manquements et des responsabilités.
1La crise de l’euro est derrière nous, tout le monde le dit. Néanmoins, pour les nécessités de la narration, pour la tonicité du discours et pour maintenir le suspense, on fera comme si ce n’était pas vrai du tout.