Michel
Foucher est géographe, ancien ambassadeur et titulaire de la
chaire de géopolitique appliquée au Collège d‘études mondiales
(FMSH, Paris). Il est l'auteur de plusieurs livres sur les frontières
dont le dernier s'intitule Le retour des frontières, CNRS
éditions, juin 2016.
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Dans Le Monde
diplomatique du mois de novembre, vous expliquez que le
Brexit a rappelé que les frontières de l’Union européenne
n’étaient pas intangibles. L’Europe a-t-elle vraiment des
frontières et quelles sont-elles ? S’agit-il de
frontières géographiques (« de l’Atlantique à l’Oural »),
de frontières historiques (vous évoquez l’Europe comme héritière
à la fois du droit romain et du christianisme), ou de frontières
plus institutionnelles ou économiques (l’Union européenne, la
Marché unique, la zone euro) ?
Afin
d’apporter une réponse précise à cette question, il importe de
rappeler que le mot « Europe » est polysémique, encore
plus que celui d’Amérique (qui désigne tantôt un continent,
tantôt et plus souvent les seuls États-Unis). L’équivalence
courante entre Europe comme continent et Europe comme Union traduit
sans doute le projet de celle-ci à incarner celle-là, c’est à
dire à unifier tous les États du continent. Cette ambition se
heurte à la fois à la diversité des situations nationales, à
l’héritage de la période soviétique de l’ancien bloc de l’Est
et à la stratégie de la Russie qui ne veut pas être marginalisée
par un regroupement qui l’exclut (avec l’élargissement continu
de l’Union européenne) et est perçu comme menaçant (quand c’est
l’Alliance atlantique qui s’étend à ses portes).
Il
est donc indispensable de décliner les différentes significations
successives ou synchrones du concept d’Europe pour en fixer les
limites spécifiques : Europe de l’Union à 28, puisque le
Brexit n’a pas encore eu lieu dans les faits ; Union à 27
après le départ du Royaume-Uni en 2019 ; Europe du Conseil de l’Europe, qui regroupe tous les États du continent, sauf la
Biélorussie. Quant à l’espace européen envisagé en très longue
durée historique, ses limites ont varié en fonction des avancées
et des reculs des puissances concurrentes, les empires arabes
successifs puis l’empire ottoman, qui avait à son apogée
territoriale un pied sur le continent (on a parlé d’ « homme
malade de l’Europe » au XIXème siècle), et l’empire russe
qui ne s’est affirmé comme puissance européenne qu’en 1712,
lorsque Saint-Pétersbourg est devenue sa nouvelle capitale.
Les
limites essentielles sont celles résultant des choix politiques des
États qui se sont associés pour poursuivre un projet commun nommé
Union européenne. La géographie (les limites) est dans la politique
(les choix effectués).
Le fait que les frontières de
l’Europe ne soient pas assurées ne génère-t-il pas une
incapacité à « se sentir européen » ?
L’anthropologue Maurice Godelier explique que le contrôle exercé
par une société sur son territoire est un élément essentiel de la
souveraineté politique. L’Europe comme corps politique générateur
de sentiment d’appartenance peut-il exister sans contours
territoriaux clairs ?
Je
partage entièrement l’analyse de Maurice Godelier et y insiste
depuis des années. Comment se sentir membre d’une communauté
politique ayant des valeurs communes et d’un ensemble géopolitique
lié par des intérêts communs si les limites ne sont pas fixées ?
De plus, comment concevoir une politique extérieure si on ne sait
pas où commence l’extérieur ? Cette question fait référence
à la politique continue d’élargissement de l’Union conduite
depuis 1991 dans l’ancienne Europe orientale. Comment avoir une
« politique turque » si on balance constamment entre
périodes de négociation d’adhésion et gel du rapprochement ?
Ceci tient à la volonté de certains à utiliser les perspectives
d’adhésion pour transformer la Turquie dans un sens plus
démocratique. Mais est-ce vraiment à la portée des Européens
lorsque le régime poursuit une ligne néo-ottomane et de leadership
du monde sunnite ?
On
le voit, le projet européen comporte toujours deux volets : ce
que les nations veulent faire ensemble d'une part, et comment elles
se situent par rapport à leurs voisinages d'autre part. De ce point
de vue, l’indétermination des « frontières de l’Europe »
est en réalité une chance puisque la politique peut décider de ce
que la géographie n’offre pas spontanément.
Avec la « crise des
migrants » les accords de Schengen ont montré leurs limites,
nombre de pays ayant rétabli le contrôle à leurs frontières.
Pourquoi cet échec du régime frontalier européen ? Un nouveau
Schengen est-il souhaitable à terme ? A quelles conditions
est-il possible ?
La
convention de Schengen avait pour objectif de faciliter la libre
circulation intérieure des citoyens dans l’espace formé par les
États y ayant adhéré. Cette quatrième liberté complétait les
autres, qui concernent les biens, les capitaux et les services.
La
contrepartie de l’exercice collectif d’un contrôle des limites
extérieures du même espace, bien qu’inscrite dans la Convention,
n’avait jamais été mise en œuvre, d’une part en raison de
l’élargissement continu de l’Union européenne, d’autre part,
en l’absence de crises migratoires graves affectant plusieurs
États, jusqu’en 2015. En l’absence de contrôle sur les limites
externes, plusieurs États se trouvant sur les routes migratoires ont
décidé de rétablir des contrôles internes (exemple entre la Suède
et le Danemark, entre l’Autriche et l’Allemagne) ou bien
d’établir des contrôles externes stricts sur les segments de
l’espace Schengen (cas de la Hongrie avec la Serbie ou de la
Macédoine avec la Grèce).
Depuis
2016, le corps des garde-frontières et des garde-côtes a été
établi et semble faire preuve d’efficacité sur le segment
gréco-turc. Au large de la Libye, les réseaux criminels de passeurs
utilisent la présence de la flotte italienne pour projeter des flux
continus de migrants tout en récupérant leurs bateaux. On ne pourra
contrôler ces flux qu’avec le rétablissement d’une autorité
étatique centrale en Libye.
Si les frontières de l’Europe
sont incertaines, celles des pays européens sont-elles définitives ?
A l’Ouest, des régionalismes s’affirment qui pourraient
fracturer et redessiner le contour des États. A l’Est, les
frontières entre les pays de l’ancienne Union soviétique semblent
encore susceptibles de bouger comme l’a montré la réintégration
de la Crimée à la Russie….
Les
frontières politiques des États ne sont en effet pas immuables,
comme le montre l’historie longue de l’Europe, qui est du reste
le continent le plus neuf du monde à cet égard, puisque l’on a
créé plus de 25000 km de limites internationales nouvelles depuis
la grande bifurcation géopolitique de 1989-1991. L’éclatement des
fédérations asymétriques (Tchécoslovaquie et Yougoslavie) et la
fin de la domination soviétique ont autorisé une émancipation des
nations. On notera que l’impulsion est souvent venue du centre :
c’est un accord entre les trois présidents des républiques de
Russie, Ukraine et Biélorussie qui décidera de fragmenter l’Union
soviétique de Gorbatchev (décembre 1991) et c’est le pouvoir de
Prague qui organisera le détachement de la Slovaquie. En Yougoslavie
à l’inverse, le mouvement est venu des périphéries non serbes.
La
Russie a repris ses droits anciens sur la Crimée, province russe
donnée par Nikita Krouchtchev à la République d’Ukraine en 1954
pour le 300ème anniversaire du rattachement de Kiev à
Moscou, marqué par le traité de Pereïaslav marquant l’allégeance
des cosaques à Catherine II. Mais l’argument des droits
historiques est toujours partiel car la Crimée fut tatare et plus
tôt encore grecque. En Ukraine, il s’agit plutôt de favoriser la
sécession de districts de peuplement russophone, élevée au statut
de « nationalités » selon une vieille pratique
stalinienne du « diviser pour régner », que l’on
retrouve en Moldavie (avec la sécession de la Transnistrie), en
Géorgie (Abkhazie et Ossétie du sud) et en Azerbaïdjan (Nagorno
Karabakh arménien). C’est un moyen de pression efficace sur les
centres de pouvoir des États affectés.
Dans
les pays de l’Europe occidentale, les régions dont les populations
se considèrent comme des nations peuvent nourrir des intentions
d’indépendance (Catalogne, Écosse) lorsque les circonstances s’y
prêtent. Cette évolution n’est pas inéluctable comme on l’a vu
avec le Pays basque qui a obtenu une très large autonomie en échange
de son maintien dans le royaume d'Espagne. En Catalogne, les
partisans d’une sécession sont minoritaires, comme en Écosse.
Vous décrivez la frontière
comme une possible interface, « un ensemble linéaire de points
de franchissement ». Régis Debray la décrit pour sa part
comme une peau, que ses pores font respirer. Le retour des
frontières est-il une bonne chose ?
La
frontière internationale est en effet une interface entre un dedans
(« nous ») et un dehors (« eux »), une ligne
de séparation que je considère, d’un point de vue
anthropologique, comme structurante. C’est pour l’avoir oublié,
notamment avec la rhétorique de standardisation économique et
globalisante, que l’on observe ce « retour » des
frontières, dans les faits et dans les consciences. Retour ou plutôt
réaffirmation, nouvelle visibilité de limites qui n’avaient pas
disparu.
Évitons
donc l’amalgame entre frontières et barrières, alors que pour la
frontière, il s’agit le plus souvent d’une ressource, d'un
interface propice aux échanges et aux coopérations. Régis Debray
avait emprunté le titre de son ouvrage, Éloge des frontières,
à celui de ma conclusion dans Fronts et frontières, un tour du monde géopolitique (dont la première édition date de 1988) et
qui était : « Critique des fronts et éloge des
frontières ».
Cette
association était et reste fondée sur l’analyse d’un processus
de civilisation remarquable, la transformation du front (comme ligne
de front) en frontière (ligne définie mais ouverte à la
circulation des biens, des hommes et des idées). Le régime de la
frontière est un excellent marqueur de l’état des relations entre
deux nations contiguës, qui se décline un très large spectre :
de l’ouverture de type franco-allemand à la fermeture complète
comme dans la péninsule coréenne, avec tant de situations
intermédiaires (régimes stricts de visas, programmes de
durcissement et de clôture).
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