Steve
Ohana est économiste et professeur de finances à l'ESCP Europe. Il
est l'auteur de Désobéir
pour sauver l'Europe,
un ouvrage très pédagogique sur l'Union européenne et sur la zone
euro.
***
Hier
s'est tenu un référendum décisif en Italie, relatif
à la réforme constitutionnelle portée par Matteo Renzi. Le « non »
l'emporté très largement et Renzi a immédiatement annoncé sa
démission. Un tel scénario, anticipé avec anxiété par tous les
acteurs et observateurs des marchés, avait fait pronostiqué
l’apocalypse au Financial Times
, qui
est allé jusqu'à prévoir la faillite de huit banques. Pourquoi
un tel alarmisme ? Quelle est la situation exacte des banques
transalpines et à quoi est-elle due ?
Comme
aux États-Unis,
en Espagne ou
en Irlande, les banques italiennes ont octroyé des prêts en grande
quantité avant la crise de 2008, à des ménages et à
des
entreprises qui, aujourd’hui, n’ont pas les moyens de les
rembourser.
Trois
caractéristiques de l’Italie rendent la situation particulièrement
critique aujourd’hui. D'abord
l’exécutif
italien s’est refusé à assainir le système bancaire de façon
systématique et globale, comme l’ont fait par exemple l’Espagne
et l’Irlande. Au lieu de procéder à une restructuration
systématique de l’ensemble des banques, Matteo Renzi a opéré par
recapitalisations successives des plus petites banques (certaines au
cours de l’année 2015, d’autres à l’été 2016 via le fonds
privé Atlante). Il a sans doute parié sur une sortie de crise dans
la zone euro, qui aurait pu permettre à la plupart des crédits à
risque d’être finalement remboursés, et aux grosses banques
d’absorber les petites banques plus fragiles.
Ce
pari a été perdu. Le résultat est un système bancaire italien
composé de banques « zombie », avec des actifs à la
valeur incertaine et des fonds propres très insuffisants pour leur
permettre de se financer et de prêter normalement. Or, l’économie
italienne étant très dépendante de son système bancaire, la
fragilité des banques italiennes perpétue la crise de demande, ce
qui, en retour, nuit à la solvabilité des emprunteurs et donc à la
santé des banques. C'est
un cercle vicieux.
La
reprise constatée en zone euro depuis deux ans est aussi
très timide
dans la Péninsule, les prix de l’immobilier continuent de chuter à
l’inverse du reste de la zone euro et en particulier de l’Espagne
et le taux de prêts non performants dans les banques italiennes est
aujourd’hui le plus élevé de toute la zone (environ 18% du total
des prêts). On estime aujourd’hui les prêts non performants à
360 milliards d’euros et les besoins en capitaux propres des
banques italiennes à environ 40 milliards d’euros.
Et
l'Union bancaire, alors ? Elle ne sert à rien dans le cas
italien ?
Disons
que depuis
2015, les nouvelles règles de résolution bancaire instaurées par
« l’Union Bancaire » interdisent à un État
de l’UE de recapitaliser ses banques sans faire prendre des pertes
aux « créanciers non protégés » (détenteurs de
« dette subordonnée », déposants au-dessus de 100 000
euros…). Et
le
retard pris par l’exécutif italien dans l’assainissement du
système bancaire prend une tournure presque tragique dans ce
contexte.
En
effet, une grande partie des créanciers non protégés des banques
italiennes se trouvent
être des particuliers. Ainsi, 2 milliards des 5 milliards de dette
subordonnée de la banque Monte Paschi di Siena, aujourd’hui au
centre de tous les regards (35% de prêts non performants), sont
détenus par des particuliers. L’été dernier, un retraité qui
avait perdu 100 000 €
suite à la mise en faillite par l’Etat de la Banca Popolare dell’ Etruria e del Lazio s’était suicidé, provoquant
un émoi important en Italie.
Ce
dernier point souligne la faillite de gouvernance patente au sein
des banques italiennes. Les liens de connivence entre managers et
milieux politiques ont permis de mettre le couvercle sur des
politiques de gestion de risque plus que laxistes et des pratiques
frauduleuses dont l’ampleur commence tout juste à être
découverte. Ainsi, de nombreuses banques du Nord de l’Italie ont
proposé aux particuliers des produits appelés « azioni
baciate» (« kissing shares »), c’est-à-dire des
« prêts adossés à des actions », par lesquels les
banques prêteuses proposaient aux emprunteurs d’utiliser une
partie du prêt octroyé pour acheter des actions…émises par les
banques prêteuses !
Ces
pratiques ont débouché sur une crise sociale dans la région de
Venise où les banques locales- mises en faillite puis rachetées à
l’été 2016 via le fonds Atlante- jouaient un rôle fondamental
dans le financement de l’économie et jouissaient de la confiance
quasi aveugle des petits épargnants. Ensuite, la crise est devenue
politique quand ont été découvertes la longue omerta de la classe
politique et des régulateurs bancaires sur ce type de pratiques et
l’incapacité des leaders politiques italiens à compenser
correctement les épargnants floués.
Dans
ce contexte politiquement chargé, on comprend bien pourquoi Matteo
Renzi insiste tellement auprès des leaders européens pour
recapitaliser directement les banques italiennes sans faire prendre
de pertes aux créanciers non protégés… Mais Angela Merkel s’y
refuse obstinément depuis plusieurs mois, de peur de miner la
crédibilité de l’Union Bancaire.
Mais
en quoi la victoire du « non », ici, est-elle un problème
européen ? La question soumise aux électeurs était une question
institutionnelle interne à l'Italie, et n'avait pas grand chose à
voir avec les difficultés bancaires en zone euro....
Disons
que ce « non » peut ouvrir
une période d’incertitude politique qui pourrait décourager les
investisseurs pressentis pour participer aux plans de
recapitalisation privés actuellement mis en place pour venir au
secours des banques italiennes les plus fragiles, en particulier la
banque Monte Paschi. Dans ce cas, la seule issue serait la
nationalisation de la banque par l’État
italien (qui pourrait emprunter directement sur les marchés ou
auprès du Mécanisme Européen de Stabilité si la situation
devenait trop tendue sur les marchés).
Là,
si
Angela Merkel reste aussi inflexible sur le respect des règles de
l’Union Bancaire, ceci déboucherait sur de nouvelles ponctions de
petits épargnants particuliers et l’aggravation de la crise
politique dans la Péninsule.
Justement,
s'agissant d'Angela Merkel : a-t-elle vraiment intérêt à
rester inflexible ? On
sait le système bancaire européen interdépendant et fragile.
N'existe-t-il
pas un risque
de contagion à d'autres pays de la zone euro ? Le géant
allemand Deutche Bank, par exemple, qui s'est trouvé dans la
tourmente l'été dernier, peut-il être touché ?
Pour
l’instant, force est de constater que les effets de contagions du
problème bancaire italien restent assez limités, malgré le fait
que la victoire du « non » au référendum était
largement anticipée par les marchés depuis quelques semaines. C'est
dû,
à mon avis, à trois phénomènes.
D'abord,
le
système bancaire européen est perçu comme mieux capitalisé
aujourd’hui qu’il ne l’était au début de la crise. Les
capitaux propres des banques européennes sont visiblement
considérés comme suffisants pour absorber des pertes sur leurs
expositions aux banques italiennes (les banques françaises sont les
plus exposées à ce risque, à hauteur d’environ 50 milliards
d’euros).
Ensuite,
les
banques italiennes aujourd’hui au centre de toutes les attentions
sont des banques de dépôt traditionnelles qui participent peu à
la liquidité sur les marchés financiers continentaux et mondiaux.
Enfin,
l'un
des
canaux
de contagion les
plus
importants
est le
marché
des
dettes
souveraines.
Or, même s’il y a un stress perceptible sur la dette italienne,
celui-ci est contenu par la présence de la BCE sur les marchés de
dette souveraine et par sa promesse implicite d’acheter davantage de dette sur les marchés en cas d’aggravation du stress.
De
ces trois points, seul le premier est, à mon avis, susceptible
d’évoluer défavorablement par la suite. Ainsi, des estimations
indépendantes effectuées par des chercheurs de la New York
University, dressent un tableau assez alarmant du système bancaire
européen, chiffrant les besoins de fonds propres des banques
européennes à 250 milliards d’euros (dix fois plus que
l’estimation fournie par l’Autorité Bancaire Européenne lors
des stress tests bancaires de 2014), dont 170 milliards pour les cinq
plus grandes banques françaises.
Quant
au problème de Deutsche Bank, il est pour le moment repassé en
second plan mais susceptible de resurgir à tout moment, la banque
étant notoirement sous-capitalisée et n’ayant jusqu’à présent
pas réussi à trouver une solution pour se recapitaliser de façon
privée.
Mais
comme le vous le soulignez, on n'imagine pas la BCE rester les bras
croisés en cas de gros pépin. De quels outils dispose-t-elle ?
La
BCE rachète aujourd’hui pour
80
milliards de dette souveraine des pays de la zone euro chaque mois,
selon une clé correspondant à la part de chaque pays dans son
capital. Elle pourrait modifier à la marge cette clé d’une
manière favorable à l’Italie, mais cela serait vu évidemment
chez les conservateurs allemands comme une « largesse »
injustifiée aux nations dépensières. Elle
n’aurait cependant pas trop de mal à justifier cette politique si
la panique s’empare des créanciers de l’Italie et si l’enjeu
devient, comme en 2012 avec l’OMT, la survie même de l’euro.
Et
ça pourrait arriver ? On
a assisté ces derniers jours à une remontée des taux (au dessus de
2%) sur les titres de dette italiens, mais
on est quand même loin de la situation de 2012, où ces taux étaient
montés autour de 7 %...
Oui,
je
crois que la nature de la crise actuelle est fondamentalement
différente de celle que nous nous
avons connue.
Jusqu’en
2012,
qui a vu l’annonce par Mario Draghi de l’OMT, la zone euro était
confrontée au risque d’effondrement à court terme du système
bancaire via la dépréciation des titres de dette souveraine sur les
marchés. Ce risque, de nature financière et bancaire, est
aujourd’hui écarté grâce à l’assurance fournie par l’OMT
que les titres de dette souveraine italiens et espagnols ne seront
pas autorisés à se déprécier au-delà d’une certaine limite sur
les marchés.
La
zone euro est aujourd’hui confrontée à un risque plus sournois et
plus existentiel : celui du rejet politique du statu quo de la
zone euro dans un nombre de plus en plus grands de pays et, à terme,
dans les urnes. Certes, le vote négatif au référendum grec sur le
nouveau mémorandum de la Troïka de l’été 2015 n’a pas conduit
à une dislocation de la zone euro car Alexis Tsipras a finalement
fait le choix de capituler devant les exigences des créanciers de la
Grèce. Mais, il n’est pas certain qu’il en soit de même à
l’avenir.
Le
doute omniprésent quant à la survie politique de la zone euro à
moyen terme est destructeur et auto-réalisateur. Les investisseurs
imposent aux pays périphériques une prime de risque sur leurs taux
d’emprunt, due au risque de défaut ou de redénomination de leur
dette en devise locale. Les déposants participent également à une
fuite des capitaux de la périphérie vers les pays cœur, de peur de
voir leur épargne convertie en devise locale.
Le
résultat de ces comportements est le suivant : des
investissements en berne, des taux d’intérêt trop élevés au
regard de la croissance et de l’inflation, une dette publique et
privée qui s’accroît continûment en pourcentage
du PIB, un besoin d’épargne privé et des efforts d’austérité
supplémentaires de la part des ménages et des gouvernements. Tout
cela
mine
la croissance, aggrave le sentiment de colère des classes moyennes,
et renforce finalement le risque d’un vote pour un parti favorable
à la sortie de l’UE ou de l’euro dans tous les pays, y compris
les pays créditeurs…
C’est
un cercle vicieux infernal dont il est impossible de sortir dans le
cadre du statu quo actuel de la zone euro. C’est ce cercle vicieux
qui pose aujourd’hui un risque existentiel à la zone euro à moyen
terme, plutôt que le risque de marché sur les dettes souveraines à
court terme, que la BCE parvient à contenir.
Du
coup,
vous
ne partagez pas
l'analyse de Joseph Stiglitz pour lequel l'Italie sera le premier pays à quitter, à moyen terme, la zone euro ?
Paradoxalement,
la victoire du « non » au référendum réduit le risque
d’une ascension au pouvoir du Mouvement Cinq Étoiles
dans l’année qui vient (rappelons que les prochaines élections
doivent avoir lieu au plus tard en 2018). La victoire du « oui »
aurait été beaucoup plus explosive.
En
effet, la réforme constitutionnelle proposée au vote, combinée à
celle déjà passée à l’été 2016, aurait eu pour effet de
donner au M5S
les
moyens de gouverner le pays sans avoir besoin de former une coalition
majoritaire avec d’autres partis (ce que ce mouvement est incapable
de faire à l’heure actuelle). Il aurait donc pu, en particulier,
proposer au peuple italien un référendum sur l’appartenance à
l’UE ou engager un bras de fer avec la Commission Européenne et
l’Allemagne sur la gouvernance de la zone euro, dont l’issue
aurait pu être cette fois l’implosion désordonnée de la zone,
étant donné le rôle central de l’Italie dans le marché
obligataire européen (rappelons que le marché de dette souveraine
italien est le plus important de la zone euro et le troisième plus
important au monde).
Avec
la victoire du non, le risque, plus « conventionnel »,
est celui d’une nouvelle période de paralysie politique de la
Péninsule, pouvant mener finalement, après une période de blocage
plus ou moins longue, à la formation d’un nouveau gouvernement de
coalition favorable au statu quo, celle-ci contribuant à prolonger
et aggraver le pourrissement de la situation économique, sociale et
politique de la Péninsule, selon le processus décrit précédemment.
Ce
qui n'est guère réjouissant !
Non.
Mais à mon avis, il
faut plus
s’inquiéter
à court terme de la situation néerlandaise, où le parti anti-euro
PVV, emmené par Geert Wilders, est donné largement en tête des
sondages aux
élections de mars 2017.
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