Tribune invité
- Jean-Michel NAULOT -
Jean-Michel Naulot a été banquier pendant 37 ans et membre du Collège de l'autorité des marchés financiers (AMF) de 2003 à 2013. Il a témoigné de son expérience dans un livre intitulé Crise financière : pourquoi les gouvernements ne font rien, Seuil, octobre 2013. On peut le retrouver sur son blog. Dans le texte ci-dessous, il rappelle les raisons de la crise de l'euro qui semblait inévitable, et qui risque de se poursuivre.... à moins d'opter pour la transformation de la monnaie unique en monnaie commune.
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Depuis
l’origine, depuis sa conception même, l’euro est en crise. Dès
le début des années quatre-vingt-dix, lorsque les autorités
françaises décidèrent de défendre à tout prix la parité
monétaire du franc avec le deutschemark pour préparer l’avènement
de la monnaie unique, ce que l’on a appelé la politique du franc
fort, la France a connu la crise. Tout au long de ces années, elle
se tiendra à l’écart de la reprise économique mondiale. La
politique de taux élevés pratiquée par la Banque de France cassera
la croissance et, ce que l’on a tendance à oublier, fera exploser
la dette publique. Pendant les années Bérégovoy - Balladur - Juppé
(1992-1997), la croissance sera ainsi en moyenne de 1,5%, au lieu de
3,5% aux Etats-Unis, et la dette publique passera de 36% du PIB à
60%. Et pourtant, les premiers ministres de l’époque n’avaient
pas la réputation d’être particulièrement dépensiers ! Le
bond en avant de la dette publique française date de ces années-là.
Lorsque la croissance n’est plus là, la dette augmente. La dette
publique progressera à nouveau de manière spectaculaire dans la
période récente en liaison avec les deux crises financières des
subprimes
et de l’euro (de 64% du PIB en 2007 à 95% en 2014).
D’une crise souterraine à une crise économique, sociale et politique
Au
cours des années 2000, la zone euro connaîtra une crise qui
pourrait être qualifiée de souterraine. La politique de taux unique
mise en place par la nouvelle Banque centrale européenne se révèlera
inadaptée à des pays qui connaissent des évolutions
conjoncturelles et structurelles divergentes. La réunification
allemande exigeait des taux bas, la flambée immobilière espagnole
exigeait des taux plus élevés. Des taux d’intérêt inadaptés ne
peuvent que générer des bulles financières et des investissements
malheureux. L’euphorie de l’argent bon marché - une période
éthylique aurait dit Jacques Rueff - a conduit à la crise des
marchés du printemps 2010. Cette crise était une crise de la dette
privée. Les dirigeants européens ont nié que cette crise puisse
être liée à la monnaie unique, tant cela était contraire à tout
ce qu’ils avaient annoncé. Ils ont donc déclaré que l’on était
en face d’une crise de la dette publique et décrété l’austérité.
Pendant
les deux années qui ont suivi, des pare-feux ont été mis en place
: fonds européens (FESF, MES), interventions de la BCE (OMT :
achats de dettes publiques conditionnés par des réformes de
structures), financements de l’Eurosystème (Target2 : soldes
de la Bundesbank vis-à-vis des pays périphériques), Union bancaire
(Fonds de résolution mutualisé de 55 milliards d'euros). Ces pare-feux
peuvent être efficaces pour calmer les incendies dans les pays de
taille modeste (Grèce, Portugal, Irlande, Chypre) mais leur coût
est élevé. Dans le cas de la Grèce, les contribuables français sont engagés pour une cinquantaine de milliards d’euros. En cas de
défiance spéculative à l’égard de la France ou de l’Italie,
ces pare-feux seraient impuissants.
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" L'amitié franco-allemande était plus forte il y a quelques dizaines d'années" ... |
Depuis
deux ans, la crise de l’euro a pris une dimension nouvelle,
beaucoup plus inquiétante. Nous sommes face à une crise économique,
sociale et politique très profonde qui touche beaucoup plus
directement les peuples. Chômage de masse, notamment chez les
jeunes, désindustrialisation, régions entières transformées en
ateliers de sous-traitance ou carrément désertées, croissance
économique anémique et très inégale selon les pays (en moyenne
autour de zéro au lieu de 2 à 2,5% aux Etats-Unis), montée des
populismes et tensions européennes fortes. En portant l’euro sur
les fonds baptismaux, les pères de la monnaie unique avaient cru
renforcer l’idée européenne. Ils ont provoqué le mouvement
inverse. L’amitié franco-allemande était plus forte il y a
quelques dizaines d’années lorsque De Gaulle s’adressait à la
jeunesse allemande (1962), lors de la poignée de mains
Mitterrand-Kohl à Verdun (1984) ou plus tard lors de la chute du
Mur de Berlin (1989). Ce sont les peuples qui faisaient l’Europe et
l’émotion était là. Aujourd’hui, les nombreux sommets sur
l’interprétation des « règles » des traités ne sont
pas le moyen le plus efficace de construire l’Europe ! Au
contraire, en multipliant les contraintes, on a multiplié les
sources de conflit.
Les
hommes d’Etat sont ceux qui font face à l’inquiétude de leur
peuple
Un
degré de plus a été franchi dans la crise depuis les élections
européennes. Le vote populiste est devenu le seul moyen de dire non
à des dirigeants qui s’obstinent et à des partis traditionnels
qui tiennent à quelques nuances près le même discours. En guise de
réponse, les dirigeants européens ont nommé Jean-Claude Juncker à
la Présidence de la Commission, lui qui rédigeait le Traité de
Maastricht il y a vingt-cinq ans ! Face à la montée des
populismes, les propos alarmistes du Premier ministre résonnent
comme ceux du Maréchal de Mac Mahon face aux inondations :« Que d’eau, que d’eau ! »…
Donner
le sentiment de l’impuissance face à des évènements graves est
le moyen le plus sûr d’attiser l’incendie. Dans son livre Le
temps des incertitudes, Galbraith écrivait à propos de la crise des années trente : « Le
président Hoover n'était pas sot. [...] Mais il était incapable de
regarder en face le désastre économique de son époque. [...]
Roosevelt, lui, ne permit à personne d'en douter : il allait
consacrer toute son énergie aux malheurs économiques de son
temps ». Galbraith ajoutait : « Tous les hommes d'Etat ont possédé une caractéristique en commun : consentir à faire face sans équivoque, en leur temps, à l'inquiétude majeure de leur peuple ».
Le
biais inégalitaire de la zone euro
Le
constat est clair : depuis sa création, l’euro n’a pas tenu
ses promesses, ni en termes de prospérité, ni en termes de
rapprochement des peuples. Il aurait fallu un miracle, celui du
fédéralisme, pour qu’il en soit autrement. Depuis qu’existe la
pensée économique, nous savons qu’une zone monétaire est
indissociable de la souveraineté, Etat ou fédération. Sans cette
condition, une zone monétaire ne peut fonctionner que de manière
sous-optimale. Robert Mundell, Michel Aglietta et tant d’autres
économistes avaient très bien montré avant l’arrivée de l’euro
que sans transferts financiers massifs, sans une solidarité
équivalente à celle qui existe entre l’Etat de New-York et celui
de Californie, une zone monétaire se traduit par le renforcement des
plus forts et l’affaiblissement des plus faibles. Le risque lié à
la modification de la parité n’existant plus, les capitaux vont
vers les zones géographiques les plus rentables. C’est exactement
ce que l’on observe depuis la création de l’euro. L’évolution
de la production industrielle est à cet égard éloquente :
depuis 2000, elle a augmenté de 33% en Allemagne, diminué de 12% en
France et de 20% en Italie. On veut bien croire que la France et
l’Italie gèrent mal leur économie mais, tout de même, pour que
de telles divergences existent, il doit y avoir un biais quelque
part !
Le
moteur de la croissance constamment bridé
Une
zone monétaire sans solidarité fédérale, de surcroît sans
convergence des politiques fiscales, sociales, énergétiques, avance
non seulement avec un biais inégalitaire mais aussi avec un moteur
économique bridé. La coexistence d’une monnaie unique et des
souverainetés nationales ne peut que générer des
dysfonctionnements. Depuis l’origine, le taux de croissance de la
zone euro est inférieur à la moyenne internationale. Entre la zone
euro et les Etats-Unis, le différentiel de croissance est de l’ordre
de 1% (croissance du PIB de 1% en moyenne en zone euro, de 2% aux
Etats-Unis).
L’ordolibéralisme
qui inspire la politique allemande depuis le lendemain de la seconde
guerre mondiale, de Ludwig Erhard à Angela Merkel, a présidé à
cette construction monétaire. Des règles budgétaires rigoureuses,
une concurrence forte, une grande flexibilité des facteurs de
production, une indépendance de la Banque centrale sans équivalent
dans le monde, telles sont les clés de ce système qui convient aux
bons élèves, plutôt en tête de classe et disciplinés. Les autres
risquent de rester sur le bord de la route. Dans ce système, comme l’avait précisé Mundell, tout choc asymétrique est mal venu. Or,
entre Etats souverains, les occasions ne chocs asymétriques ne
manquent pas ! Par exemple une élection en Grèce, portant au
pouvoir une équipe qui soutient une politique économique différente
de celle qui est décidée à Bruxelles… Par exemple, une
résistance de la France, attachée à défendre un modèle social
qui est peu compatible avec l’option du tout libéral… D’où la réflexion quasi-monarchique de Jean-Claude Juncker : « Il ne peut y avoir de choix démocratique contre les traités européens ».
Le
bilan de plus en plus sévère des économistes
Les économistes sont nombreux aujourd’hui à faire un bilan sévère de tous les dysfonctionnements de la zone euro. Il y a presque
consensus. Mais ils se séparent toujours en deux camps sur les
remèdes. Les uns plaident pour la patience, avec l’espoir qu’à
terme les thèses allemandes soient moins influentes, notamment si la
zone euro évolue vers le fédéralisme, une orientation qui semble
pourtant de plus en plus rejetée par les peuples. Les autres
plaident pour des évolutions plus radicales, considérant qu’après
quinze ans d’échecs répétés l’organisation monétaire de la
zone euro doit être revue en profondeur.
Les
politiques, eux, ne contribuent pas franchement pas à faire avancer
le débat. En politique, il est devenu rare de douter, surtout depuis
que le quinquennat a placé la France, comme les Etats-Unis, en
campagne électorale permanente. Lorsque le débat existe, les
arguments échangés sont à peu près les mêmes qu’il y a vingt
ans. Ces dernières semaines, on a pu entendre des dirigeants, et non
des moindres, affirmer qu’en cas de sortie de la France de l’euro,
la dette publique exploserait, qu’une dévaluation de 25% se
traduirait par une amputation de 25% des économies des ménages, que
le PIB de la Grèce avait certes diminué de 25% en six ans mais
qu’une dévaluation de la drachme aurait abouti au même résultat !
Comme ceux qui tiennent ces propos sont d’anciens élèves de
l’ENA, on a du mal à croire que la démonstration soit vraiment
innocente.
Si
la zone euro reste le maillon faible, comment faire face à une
nouvelle crise financière ?
En
attendant, nos citoyens souffrent et l’Europe régresse. Si demain
survient une nouvelle crise financière internationale, dans quelle
situation de faiblesse sera la zone euro alors que le taux de
croissance y est déjà très faible ? Les instruments de la
politique monétaire et des finances publiques utilisés en 2008 ne
pourront plus être utilisés. Depuis six ans, la planche à billets
fonctionne en effet à plein régime. Comment faire plus ? Quant
à la relance par les déficits publics, des déficits dont on nous
explique tous les matins qu’il s’agit là d’un péché mortel,
comment les creuser à nouveau ? Alors que fera-t-on ?
![]() |
" L'arrivée d'une nouvelle crise financière n'a rien d'improbable (...) Alors que fera-t-on ? " |
Il
faut tout faire, dès maintenant, pour que la zone euro ne soit plus
le maillon faible de la croissance mondiale. L’arrivée d’une
nouvelle crise financière, à échéance rapprochée, n’a en effet
rien d’improbable. Depuis la crise de 2007, les gouvernements
occidentaux n’ont réalisé qu’une petite partie des réformes
sur lesquelles ils s’étaient engagés. Les Etats-Unis ont
accompli le quart de la feuille de route établie lors du G20 de
Londres d’avril 2009, l’Europe le tiers. L’administration Obama
a plié sous l’influence des lobbies dès le lendemain du vote de
la loi Dodd Franck, en juillet 2010. Quant à l’Europe, elle vient
de décréter une pause dans la régulation financière avec
l’arrivée du nouveau commissaire aux marchés financiers, Jonathan Hill. La crise systémique de 2007-2009 n’a décidément pas servi
de leçon.
La
capture de l’autorité politique par la finance : plus que
jamais une réalité
La
capture de l’autorité politique par la finance qui s’est
amplifiée aux Etats-Unis à partir des années quatre-vingt est plus
que jamais une réalité. Les citoyens le savent, le dénoncent, et
rien ne change. On a pu le mesurer en France en 2013 avec une loi
bancaire qui avait pour seul but de donner l’illusion du
changement. Sept ans après la crise financière, l’Europe
s’interroge toujours sur le point de savoir si elle doit interdire
les opérations spéculatives aux banques ! Les G20 ont décidé
de concentrer le risque systémique des produits dérivés autour de
chambres de compensation mais la BCE n’a toujours pas expliqué
comment, en cas de crise, elle pourrait apporter de la liquidité en
euros à ces chambres qui sont situées à Londres ! La finance
de l’ombre, cette partie de la finance qui est peu ou pas
réglementée, avait été vigoureusement dénoncée, mais les
banques centrales américaine et anglaise ont annoncé récemment
qu’elles allaient apporter des liquidités à ces marchés !
Le trading
à
haute fréquence, des ordres envoyés par des robots, une pratique
quasiment inexistante en 2007, n’est toujours pas encadré alors
qu’il représente la moitié des transactions de marché en Europe
et aux Etats-Unis !
La
crise grecque pourrait être l’occasion de repenser la zone euro
Les
dirigeants européens mesurent-ils la responsabilité qu’ils
prennent en ne voulant rien changer en zone euro alors que tant de
nuages sont à l’horizon ? La crise grecque pourrait pourtant être
l’occasion de faire bouger les lignes. Il a fallu que ce soit
Valéry Giscard d’Estaing, à 89 ans, lui qui a été un des
promoteurs de la monnaie unique, qui brise le tabou : oui, unesortie de l’euro est possible ! Hommage soit rendu à son
discours courageux !
![]() |
"La Grèce peut sortir de l'euro de manière organisée, amicale" |
La Grèce peut sortir de l’euro, de manière organisée, amicale, le
contraire même de ce qu’envisagent Wolfgang Schäuble et
Jean-Claude Juncker qui ne savent raisonner qu’en termes de
rapports de force à partir du moment où l’on s’éloigne des
Tables de la loi. Oui, au-dessus des traités européens, il y a
place pour la démocratie et la solidarité européenne. Une sortie
de la Grèce de la zone euro, couplée à un abandon partiel des
avances des Etats, serait incontestablement « la »
solution pour la Grèce. Le coût pour les contribuables de la zone
euro serait certes élevé mais la responsabilité en incombe en
grande partie aux dirigeants européens qui ont imposé à la Grèce
une politique d’austérité déraisonnable. Avec une dette publique
ramenée autour de 120% du PIB et une flexibilité monétaire, la
Grèce pourrait envisager un redressement durable et même faire face
aux échéances de la dette détenue par les investisseurs privés
qui ont déjà fait leur part d’effort en 2012.
Tester
la monnaie commune qui a existé de 1999 à 2002
La
résolution de la crise grecque, en profondeur et non par des
artifices du type nouvel abandon des intérêts sur la dette ou bien
dette perpétuelle, pourrait être l’occasion de tester la mise en place d’un système de monnaie commune : conserver l’euro
pour les transactions extérieures et permettre des ajustements
réguliers pour l’eurodrachme. Les dirigeants européens
auraient-ils oublié que de 1999 à 2002 les pays de la zone euro
ont déjà vécu avec ce système ? Les monnaies nationales
étaient utilisées pour les transactions internes, l’euro pour les
transactions externes. La seule différence, c’est qu’à l’époque
les parités nationales étaient figées, non ajustables.
Redonner
de la flexibilité à la zone monétaire en offrant la possibilité
d’ajuster de manière régulière et concertée les parités,
assouplir les critères budgétaires, des critères que nous sommes
les seuls dans le monde à pratiquer, seraient les deux moyens
d’atténuer la crise de la zone euro, d’optimiser son
fonctionnement. Mais cela exige de réfléchir en termes économiques
au lieu d’être sans cesse dans la posture électorale.