Christophe Barret est historien et spécialiste de l'Espagne. Il vient de publier Podemos, pour une autre Europe aux éditions du Cerf. Peu après la victoire des indépendantistes en Catalogne et à quelques jours des élections législatives espagnoles, il a bien voulu répondre à quelques questions sur ce mouvement politique peu ordinaire...
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Dans votre livre, vous décrivez le noyau dirigeant de cette formation politique comme un groupe d'intellectuels - souvent universitaires - imprégnés de marxisme et de gramscisme. Parmi leurs principales sources, vous citez également Ernesto Laclau et Chantal Mouffe. Qui sont ces deux-là et comment influencent-ils les idées de Podemos ?
Leur rôle de ces deux philosophes du politique est fondamental. L'argentin Ernesto Laclau a été lié au péronisme, avant de s'en éloigner. Il a fondé puis animé avec Chantal Mouffe ce qu'il est convenu d'appeler « l'école d'Essex » - du nom de la ville où ce philosophe du politique a enseigné à partir de 1972. Au début des années 1980, il déclarait à El País : «À travers le péronisme, j'en suis venu à comprendre Gramsci».
Dans un passionnant numéro de l'émission de Pablo Iglesias, La Tuerka, Chantal Mouffe a récemment rappelé à la nouvelle génération ce que fut la pensée de son compagnon, Laclau, mort en 2014, pensée qui reste toujours très influente en Amérique latine. Laclau ne conserve pas, en effet, la totalité de l'héritage post-marxiste de Gramsci. Ses grands textes nous rappellent qu'il ne croit plus au rôle primordial de la seule classe ouvrière dans la lutte pour « l'hégémonie culturelle ». Pour faire simple, il préconise de jouer avec le consensus institutionnel imposé par la bourgeoisie, tant en en Amérique du Nord que chez nous. Reste, et c'est la formule qu'utilise beaucoup Chantal Mouffe à « radicaliser la démocratie ». Laclau s'appuie, dans sa démonstration, sur les exemples de précédents historiques. Il s'agit de faire ce que Salvador Allende, au Chili, ou Lech Walesa, en Pologne, ont réussi : soulever un peuple et incarner sa volonté de changement au point de remporter démocratiquement le pouvoir.
Les fondateurs de Podemos rêvent de ce « moment populiste ». Les terribles conséquences de la crise économique de 2007-2008 ont fait d'eux les porte-paroles de classes moyennes révoltées contre son élite politique. Pour l’anecdote, signalons que le choix du terme « Podemos », pour baptiser ce nouveau mouvement est moins une référence au « Yes we can d'Obama » – lui-même, du reste, hérité d'une vieille tradition syndicale états-unienne – qu'une reprise du nom plus récemment porté par de nombreuses agrupaciones – des rassemblements citoyens – présents en Amérique latine et dont Íñigo Errejón – le « meilleur idéologue de Podemos » selon Pablo Iglesias – a rapporté l'existence dans sa thèse.
Par certains des aspects du discours de Podemos (revendication assumée d'un certain populisme, choix d'opposer « la caste » et « le peuple » plutôt que « la bourgeoisie » et « le prolétariat »), on a presque l'impression d'un mouvement qui prônerait le « ni droite, ni gauche ». Finalement, a-t-on affaire à un parti de gauche radicale ou à des militants du dépassement des « vieux clivages » ? Quelles sont les différences radicales avec le M5E italien ou le Front National français, par exemple, dont Podemos semble se défier vivement ?
En fait, à une opposition « gauche-droite » trop apaisée, Podemos voudrait pouvoir substituer une confrontation « haut-bas ». Or le terme « populiste » est devenu une injure pour disqualifier toute force politique qui propose cette alternative. Dans un chapitre du livre intitulé « Tente ans de populisme », je tente de faire un sort au procédé. Chez nous, n'est-ce pas un certain Jean-Pierre Raffarin qui opposait naguère la France « d'en haut » à celle d'en bas » ? Plus sérieusement, comme vous le laissez entendre, il est vrai qu'existent d'autres challengers, le M5E et le FN, usant du même discours. Mais le premier se différencie fondamentalement de Podemos en ce qu'il fonctionne via des logiques de loyautés personnelles. A l'inverse, Podemos promeut une « démocratie participative » qui le préserve des dérives les plus autoritaires.
La position du FN intrigue tout autant les Espagnols que nous mêmes. Chantal Mouffe voit dans les dirigeants frontistes – pour reprendre d'autres paroles utilisée dans l'émission dont je viens de vous parler – « des gramsciens de droite ». De manière magistrale, elle pointe les raisons pour lesquelles l'extrême-droite française a pris un tel avantage. Celui-ci lui viendrait de sa longue habitude de jouer avec les affects des masses d'une part, et d'un conservatisme ankylosant caractéristique des formations de la gauche de la gauche d'autre part. Du coup, j'avoue m’interroger sur ce que Pablo Iglesias peut trouver d'intéressant à Jean-Luc Mélenchon. D'une certaine manière, ce dernier incarne tout ce que l'Espagnol déteste…
La référence à « la patrie » est récurrente dans les discours de Pablo Iglesias. Pourtant, vous ne manquez pas de souligner que « la manière dont Podemos traite ces deux symboles majeurs que sont le drapeau national et la monarchie trahit un certain embarras, à l'heure de penser l’État ». Peut-on considérer Podemos comme un parti souverainiste ?
Ce recours au mot « patrie » peut surprendre a priori. Mais « la patrie », pour Pablo Iglesias et ses camarades, ce sont « les gens ». Il faut le croire quand il dit qu'il est être marxiste – même s'il peut passer pour un hérétique au yeux des orthodoxes… Parler de « patrie » et de « souveraineté » vise à aider le peuple à s'émanciper. Mais l'idéal n'est pas étatique. Il est celui d'une société auto-régulée. Nos souverainistes gaullistes ou chevènementistes ne doivent donc pas prendre leurs désirs pour des réalités....
Conséquent avec lui-même, Podemos ne se reconnaît dans aucun drapeau. Dans les réunions publiques qu'il organise, on cherchera en vain sur la scène un drapeau rouge ou aux couleurs de la IIe République espagnole (rouge, jaune et violet). Toutefois, l’Histoire avance parfois plus vite que ne le voudrait un révolutionnaire gramscien. Et c'est de manière un peu inopinée que Pablo Iglesias s'est retrouvé à devoir faire pour la première fois de sa vie une conférence au pied du drapeau national espagnol : celui de la monarchie constitutionnelle ! C'était il y a une semaine au palais de La Moncloa. Mariano Rajoy l'y avait invité avec tous les autres grands responsables politiques, pour évoquer la brûlante crise catalane.
Parlons-en justement ! Quelles sont les positions de Podemos sur cette question catalane ?
La situation de la Catalogne est très compliquée. Pour me la faire comprendre, une amie catalane m'avait dit un jour: « tu sais, la Catalogne aurait pu vivre la même histoire que Portugal ! ». Les historiens savent que l'Espagne ne s'est pas construite comme la France. La Constitution espagnole de 1978 a permis à la Catalogne de renouer complètement avec sa culture, notamment avec sa langue et avec l'enseignement de son histoire. L'Union Européenne a réduit l'influence de Madrid et la crise achevé de renforcer le repli sur soi catalan. Aujourd'hui, l'option indépendantiste est majoritaire au Parlement régional mais – encore – minoritaire, dans la société.
Du coup, Podemos pense pouvoir renvoyer dos-à-dos les « indépendantistes » et les « immobilistes » qui n’envisagent que la voie répressive. Officiellement, le parti est défavorable à l'indépendance et prône un « droit à décider »… que la Constitution actuelle en prévoit pas ! Mais cette position très ambiguë se révèle intenable à long terme. Aux élections régionales, le parti a été dépassé sur sa gauche par un mouvement indépendantiste, la Candidature d'unité populaire (CUP), dont la stratégie de lutte pour l'hégémonie culturelle avait inspiré Pablo Iglesias au moment de la création de son parti. Mais Podemos a aussi contre lui le fait que son premier cercle dirigeant soit essentiellement madrilène...
Vous évoquez l'Union européenne, autre sujet d'actualité. Quelles sont, justement, les positions des leaders de Podemos sur l'Europe ? Et sur l'euro ?
Ce sont des pragmatiques ! Quand Pablo Iglesias traite Mariano Rajoy de « traître à la patrie », il s'élève en même temps (et durement) contre le vide démocratique propre aux institutions européennes. C'est d'ailleurs la radicalité de cette critique qui a permis au parti de percer à l'occasion des élections européennes de 2014. Íñigo Errejón est même allé jusqu'à déclarer que lorsqu'une institution européenne était moins démocratique qu'une institution nationale, il était logique de revenir à l'échelon national. C'est bien pourquoi je conseille aux souverainistes français de considérer Podemos avec bienveillance. Lors de sa première réunion publique tenue à Paris, en septembre dernier, Pablo Iglesias n'a pas exclu le fait de devoir un jour quitter la zone euro si un pays au poids économique plus important que celui de l'Espagne le faisait le premier.
Mais il est vrai que sur la monnaie unique, le débat n'est pas tranché. Un bon gramscien ne s'opposera jamais frontalement au « sens commun ». Ce serait mettre en péril son combat pour « l'hégémonie culturelle ». Or, que cela nous plaise ou non, le peule espagnol est très européiste. Et c'est la ligne d'un Piketty, qui l'emporte pour l'instant. L'économiste français a été récemment nommé à un comité international chargé de conseiller Podemos. Profitons-en pour constater que la démocratie participative, dans le Podemos de Pablo Iglesias comme dans le PS qu'appelait de ses vœux Ségolène Royal court encore le risque de finir dans les mains d'un comité d'experts…
Dans votre livre, vous émettez l'idée originale selon laquelle Podemos serait un mouvement typiquement « post-chrétien », doté d'une sorte de « stratégie messianique ». Pouvez-vous l'expliquer en quelques mots ?
En France, c'est le politiste Gaël Brustier qui a attiré mon attention sur les nombreuses connexions existant entre la lutte pour « l'hégémonie culturelle » et les priorités définies par le souverain pontife. Le pape François et Ernesto Laclau sont tous deux Argentins !
De mon côté, je suis toujours interpellé, lorsque je vais en Espagne, par les nombreuses références – conscientes ou non – à schémas de pensées catholiques. Dans les discours de Pablo Iglesias, des journalistes ou des écrivains ont relevé des schémas à la paraboles et aux discours moralisant – je ne dis pas moralisateurs – de l'Église. Et les caricaturistes traitent souvent Iglesias sous les traits du Christ, ne sont pas non plus en reste. Or on sait, depuis la Révolution française, qu'il en faut pas négliger leurs analyses… L'expression « post-christianisme » est utilisée par le journaliste John Carlin. Ce rapprochement promus par certains entre christianisme et révolution n'est pas sans rappeler au la quête d'un Pierre Pascal. Il y a presque un siècle, cet intellectuel catholique s’engagea aux côtés de la révolution bolchevique. Une magnifique biographie – Pierre Pascal, entre christianisme et communisme, par Sophie Coeuré aux éditions Noir sur Blanc – lui a d'ailleurs été récemment consacrée. Il existe, à Podemos, un « cercle des spiritualités progressistes » où l'on peut librement parler de tous cela !
Un récent sondage indique que Podemos a encore perdu du terrain dans les intentions de votes aux élections législatives qui s'approchent. Il ne serait plus qu'à 10,8 %. Quelle peut en être l'explication ? Faut-il y voir un effet de l'exemple décourageant donné par l'échec de Syriza en Grèce ?
Les sondages sont les sondages… Mais on en peut en effet pas sous-estimer l'effet dévastateur des capitulations de celui que l'historien et romancier Olivier Delorme appelle « Tsipandréou » ! Le doute s'est installé parmi les militants de Podemos. « Monsieur Tsipras pourrait-il vivre avec une pension de 350 euros ? Quelle douleur de voir que cet argument que nous utilisions contre la caste, nous pouvons désormais l'utiliser contre l'un des nôtres » écrivait il y a peu le chanteur de rap Nega, proche du parti. Pablo Bustinduy Amador, secrétaire aux relations internationales de Podemos écrivait, dans une tribune publiée le 1er septembre sur le site Público.es : « il n'y a pas davantage de souveraineté dans la pénurie, ni dans l'isolement, sans un plan fiable de financement d'une économie cassée et asphyxiée". Il s'agissait, pour lui, de justifier le retournement de stratégie opéré par dirigeants de Syriza.
Il est évident aujourd'hui qu'une contre-performance de Podemos nous apprendrait que, plus que les choix théoriques d'une lutte pour l'hégémonie culturelle, comptent les programmes élaborés en matière de politique économique. Quoi qu'il arrive, cependant, Podemos a déjà remporté un magnifique succès. Il a réappris la démocratie aux Espagnols !