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samedi 7 novembre 2015

"Podemos a réappris la démocratie aux Espagnols", entretien avec Christophe Barret






Christophe Barret est historien et spécialiste de l'Espagne. Il vient de publier Podemos, pour une autre Europe aux éditions du Cerf. Peu après la victoire des indépendantistes en Catalogne et à quelques jours des élections législatives espagnoles, il a bien voulu répondre à quelques questions sur ce mouvement politique peu ordinaire... 


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Dans votre livre, vous décrivez le noyau dirigeant de cette formation politique comme un groupe d'intellectuels - souvent universitaires - imprégnés de marxisme et de gramscisme. Parmi leurs principales sources, vous citez également Ernesto Laclau et Chantal Mouffe. Qui sont ces deux-là et comment influencent-ils les idées de Podemos ?

Leur rôle de ces deux philosophes du politique est fondamental. L'argentin Ernesto Laclau a été lié au péronisme, avant de s'en éloigner. Il a fondé puis animé avec Chantal Mouffe ce qu'il est convenu d'appeler « l'école d'Essex » - du nom de la ville où ce philosophe du politique a enseigné à partir de 1972. Au début des années 1980, il déclarait à El País : «À travers le péronisme, j'en suis venu à comprendre Gramsci». 

Dans un passionnant numéro de l'émission de Pablo Iglesias, La Tuerka, Chantal Mouffe a récemment rappelé à la nouvelle génération ce que fut la pensée de son compagnon, Laclau, mort en 2014, pensée qui reste toujours très influente en Amérique latine. Laclau ne conserve pas, en effet, la totalité de l'héritage post-marxiste de Gramsci. Ses grands textes nous rappellent qu'il ne croit plus au rôle primordial de la seule classe ouvrière dans la lutte pour « l'hégémonie culturelle ». Pour faire simple, il préconise de jouer avec le consensus institutionnel imposé par la bourgeoisie, tant en en Amérique du Nord que chez nous. Reste, et c'est la formule qu'utilise beaucoup Chantal Mouffe à « radicaliser la démocratie ». Laclau s'appuie, dans sa démonstration, sur les exemples de précédents historiques. Il s'agit de faire ce que Salvador Allende, au Chili, ou Lech Walesa, en Pologne, ont réussi : soulever un peuple et incarner sa volonté de changement au point de remporter démocratiquement le pouvoir. 

Les fondateurs de Podemos rêvent de ce « moment populiste ». Les terribles conséquences de la crise économique de 2007-2008 ont fait d'eux les porte-paroles de classes moyennes révoltées contre son élite politique. Pour l’anecdote, signalons que le choix du terme « Podemos », pour baptiser ce nouveau mouvement est moins une référence au « Yes we can d'Obama » – lui-même, du reste, hérité d'une vieille tradition syndicale états-unienne – qu'une reprise du nom plus récemment porté par de nombreuses agrupaciones – des rassemblements citoyens – présents en Amérique latine et dont Íñigo Errejón – le « meilleur idéologue de Podemos » selon Pablo Iglesias – a rapporté l'existence dans sa thèse.

Par certains des aspects du discours de Podemos (revendication assumée d'un certain populisme, choix d'opposer « la caste » et « le peuple » plutôt que « la bourgeoisie » et « le prolétariat »), on  a presque l'impression d'un mouvement qui prônerait le « ni droite, ni gauche ». Finalement, a-t-on affaire à un parti de gauche radicale ou à des militants du dépassement des « vieux clivages » ? Quelles sont les différences radicales avec le M5E italien ou le Front National français, par exemple, dont Podemos semble se défier vivement ? 

En fait, à une opposition « gauche-droite » trop apaisée, Podemos voudrait pouvoir substituer une confrontation « haut-bas ». Or le terme « populiste » est devenu une injure pour disqualifier toute force politique qui propose cette alternative. Dans un chapitre du livre intitulé « Tente ans de populisme », je tente de faire un sort au procédé. Chez nous, n'est-ce pas un certain Jean-Pierre Raffarin qui opposait naguère la France « d'en haut » à celle d'en bas » ? Plus sérieusement, comme vous le laissez entendre, il est vrai qu'existent d'autres challengers, le M5E et le FN, usant du même discours. Mais le premier se différencie fondamentalement de Podemos en ce qu'il fonctionne via des logiques de loyautés personnelles. A l'inverse, Podemos promeut une « démocratie participative » qui le préserve des dérives les plus autoritaires.

La position du FN intrigue tout autant les Espagnols que nous mêmes.  Chantal Mouffe voit dans les dirigeants frontistes – pour reprendre d'autres paroles utilisée dans l'émission dont je viens de vous parler – « des gramsciens de droite ». De manière magistrale, elle pointe les raisons pour lesquelles l'extrême-droite française a pris un tel avantage. Celui-ci lui viendrait de sa longue habitude de jouer avec les affects des masses d'une part, et d'un conservatisme ankylosant caractéristique des formations de la gauche de la gauche d'autre part. Du coup, j'avoue m’interroger sur ce que Pablo Iglesias peut trouver d'intéressant à Jean-Luc Mélenchon. D'une certaine manière, ce dernier incarne tout ce que l'Espagnol déteste… 

La référence à « la patrie » est récurrente dans les discours de Pablo Iglesias. Pourtant, vous ne manquez pas de souligner que « la manière dont Podemos traite ces deux symboles majeurs que sont le drapeau national et la monarchie trahit un certain embarras, à l'heure de penser l’État ». Peut-on considérer Podemos comme un parti souverainiste ? 

Ce recours au mot « patrie » peut surprendre a priori. Mais « la patrie », pour Pablo Iglesias et ses camarades, ce sont « les gens ». Il faut le croire quand il dit qu'il est être marxiste – même s'il peut passer pour un hérétique au yeux des orthodoxes… Parler de « patrie » et de « souveraineté » vise à aider le peuple à s'émanciper. Mais l'idéal n'est pas étatique. Il est celui d'une société auto-régulée. Nos souverainistes gaullistes ou chevènementistes ne doivent donc pas prendre leurs désirs pour des réalités....

Conséquent avec lui-même, Podemos ne se reconnaît dans aucun drapeau. Dans les réunions publiques qu'il organise, on cherchera en vain sur la scène un drapeau rouge ou aux couleurs de la IIe République espagnole (rouge, jaune et violet). Toutefois, l’Histoire avance parfois plus vite que ne le voudrait un révolutionnaire gramscien. Et c'est de manière un peu inopinée que Pablo Iglesias s'est retrouvé à devoir faire pour la première fois de sa vie une conférence au pied du drapeau national espagnol : celui de la monarchie constitutionnelle ! C'était il y a une semaine au palais de La Moncloa. Mariano Rajoy l'y avait invité avec tous les autres grands responsables politiques, pour évoquer la brûlante crise catalane. 

Parlons-en justement ! Quelles sont les positions de Podemos sur cette question catalane ? 

La situation de la Catalogne est très compliquée. Pour me la faire comprendre, une amie catalane m'avait dit un jour: « tu sais, la Catalogne aurait pu vivre la même histoire que Portugal ! ». Les historiens savent que l'Espagne ne s'est pas construite comme la France. La Constitution espagnole de 1978 a permis à la Catalogne de renouer complètement avec sa culture, notamment avec sa langue et avec l'enseignement de son histoire. L'Union Européenne a réduit l'influence de Madrid et la crise achevé de renforcer le repli sur soi catalan. Aujourd'hui, l'option indépendantiste est majoritaire au Parlement régional mais – encore –  minoritaire, dans la société.  

Du coup, Podemos pense pouvoir renvoyer dos-à-dos les « indépendantistes » et les « immobilistes » qui n’envisagent que la voie répressive. Officiellement, le parti est défavorable à l'indépendance et prône un « droit à décider »…  que la Constitution actuelle en prévoit pas ! Mais cette position très ambiguë se révèle intenable à long terme. Aux élections régionales, le parti a été dépassé sur sa gauche par un mouvement indépendantiste, la Candidature d'unité populaire (CUP), dont la stratégie de lutte pour l'hégémonie culturelle avait inspiré Pablo Iglesias au moment de la création de son parti. Mais Podemos a aussi contre lui le fait que son premier cercle dirigeant soit essentiellement madrilène... 

Vous évoquez l'Union européenne, autre sujet d'actualité. Quelles sont, justement, les positions des leaders de Podemos sur l'Europe ? Et sur l'euro ?

Ce sont des pragmatiques ! Quand Pablo Iglesias traite Mariano Rajoy de « traître à la patrie », il s'élève en même temps (et durement) contre le vide démocratique propre aux institutions européennes. C'est d'ailleurs la radicalité de cette critique qui a permis au parti de percer à l'occasion des élections européennes de 2014. Íñigo Errejón est même allé jusqu'à déclarer que lorsqu'une institution européenne était moins démocratique qu'une institution nationale, il était logique de revenir à l'échelon national. C'est bien pourquoi je conseille aux souverainistes français de considérer Podemos avec bienveillance. Lors de sa première réunion publique tenue à Paris, en septembre dernier, Pablo Iglesias n'a pas exclu le fait de devoir  un jour quitter la zone euro si un pays au poids économique plus important que celui de l'Espagne le faisait le premier. 

Mais il est vrai que sur la monnaie unique, le débat n'est pas tranché. Un bon gramscien ne s'opposera jamais frontalement au « sens commun ». Ce serait mettre en péril son combat pour « l'hégémonie culturelle ». Or, que cela nous plaise ou non, le peule espagnol est très européiste. Et c'est la ligne d'un Piketty, qui l'emporte pour l'instant. L'économiste français a été récemment nommé à un comité international chargé de conseiller Podemos. Profitons-en pour constater que la démocratie participative, dans le Podemos de Pablo Iglesias comme dans le PS qu'appelait de ses vœux Ségolène Royal court encore le risque de finir dans les mains d'un comité d'experts…  

Dans votre livre, vous émettez l'idée originale selon laquelle Podemos serait un mouvement typiquement « post-chrétien », doté d'une sorte de « stratégie messianique ». Pouvez-vous l'expliquer en quelques mots ? 

En France, c'est le politiste Gaël Brustier qui a attiré mon attention sur les nombreuses connexions existant entre la lutte pour « l'hégémonie culturelle » et les priorités définies par le souverain pontife. Le pape François et Ernesto Laclau sont tous deux Argentins ! 

De mon côté, je suis toujours interpellé, lorsque je vais en Espagne, par les nombreuses références – conscientes ou non – à schémas de pensées catholiques. Dans les discours de Pablo Iglesias, des journalistes ou des écrivains ont  relevé des schémas à la paraboles et aux discours moralisant – je ne dis pas moralisateurs – de l'Église. Et les caricaturistes traitent souvent Iglesias sous les traits du Christ, ne sont pas non plus en reste. Or on sait, depuis la Révolution française, qu'il en faut pas négliger leurs analyses… L'expression « post-christianisme » est utilisée par le journaliste John Carlin. Ce rapprochement promus par certains entre christianisme et révolution n'est pas sans rappeler au la quête d'un Pierre Pascal. Il y a presque un siècle, cet intellectuel catholique s’engagea aux côtés de la révolution bolchevique. Une magnifique biographie – Pierre Pascal, entre christianisme et communisme, par Sophie Coeuré aux éditions Noir sur Blanc – lui a d'ailleurs été récemment consacrée. Il existe, à Podemos, un « cercle des spiritualités progressistes » où l'on peut librement parler de tous cela !

Un récent sondage indique que Podemos a encore perdu du terrain dans les intentions de votes aux élections législatives qui s'approchent. Il ne serait plus qu'à 10,8 %. Quelle peut en être l'explication ? Faut-il y voir un effet de l'exemple décourageant donné par l'échec de Syriza en Grèce ? 

Les sondages sont les sondages… Mais on en peut en effet pas sous-estimer l'effet dévastateur des capitulations de celui que l'historien et romancier Olivier Delorme appelle « Tsipandréou » ! Le doute s'est installé parmi les militants de Podemos. « Monsieur Tsipras pourrait-il vivre avec une pension de 350 euros ? Quelle douleur de voir que cet argument que nous utilisions contre la caste, nous pouvons désormais l'utiliser contre l'un des nôtres » écrivait il y a peu le chanteur de rap Nega, proche du parti. Pablo Bustinduy Amador, secrétaire aux relations internationales de Podemos écrivait, dans une tribune publiée le 1er septembre sur le site Público.es : « il n'y a pas davantage de souveraineté dans la pénurie, ni dans l'isolement, sans un plan fiable de financement d'une économie cassée et asphyxiée". Il s'agissait, pour lui, de justifier le retournement de stratégie opéré par dirigeants de Syriza. 

Il est évident aujourd'hui qu'une contre-performance de Podemos nous apprendrait que, plus que les choix théoriques d'une lutte pour l'hégémonie culturelle, comptent les programmes élaborés en matière de politique économique. Quoi qu'il arrive, cependant, Podemos a déjà remporté un magnifique succès. Il a réappris la démocratie aux Espagnols !


vendredi 18 septembre 2015

« Les gauches n’ont le choix qu’entre abandonner toute perspective de changement ou redevenir révolutionnaires » entretien avec Christophe Bouillaud






Christophe Bouillaud est professeur de sciences politiques à l'Institut d'Etudes politiques de Grenoble. Il est spécialiste de la vie politique italienne et, plus généralement, de la vie politique européenne. Il tient un excellent blog que l'on peut consulter ici. Il répond ci-dessous à quelques questions au sujet des mouvements de gauche "alternatifs" que l'on voit poindre et croître (ou stagner !) dans plusieurs pays d'Europe. 


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On voit émerger, un peu partout en Europe, des gauches alternatives : Podemos en Espagne, Syriza en Grèce, Die Linke en Allemagne et d'autres. Qu'ont-elles en commun ? Vous semblent-elles devoir périmer, à terme, la social-démocratie et le communisme ?

Avant de souligner leurs points communs, il faut d’abord souligner leurs différences. Certains de ces partis possèdent un lien historique avec le mouvement communiste international, contrôlé depuis Moscou entre 1917 et 1991. C’est le cas par exemple de Die Linke en Allemagne qui reste électoralement et humainement l’héritier du PDS, le parti-successeur du SED, parti hégémonique de la RDA, même si d’autres éléments venus de la social-démocratie ou du syndicalisme critique de l’ancienne RFA s’y sont agrégés depuis (dont un Oskar Lafontaine par exemple).

D’autres s’enracinent dans une gauche elle aussi communiste, mais qui refusait la domination soviétique sur le mouvement communiste international. Il s’agit de tous ces partis qui correspondent à un héritage trotskyste ou même maoïste (comme pour le parti « Socialistische Partij » aux Pays-Bas). C’est aussi le cas, pour schématiser, de Syriza, qui affronte d’ailleurs dans l’arène électorale grecque, un parti communiste, le KKE, réputé pour son immobilisme doctrinal.

Par ailleurs, il existe des scissions de gauche des grands partis socialistes ou socio-démocrates de gouvernement. C’est typiquement le cas du  Parti de gauche en France. Enfin, il existe de rares forces - Podemos est pratiquement le seul exemple connu à ce jour - qui ne s’enracinent dans aucune expérience organisationnelle précédente et revendiquent au contraire leur totale virginité politique, tout en reprenant d’évidence des thèmes de gauche traditionnels comme la justice sociale.

Au total, malgré leur diversité d’enracinement historique, la plupart de ces forces finissent - quand elles disposent d’élus au Parlement européen - par siéger ensemble dans le groupe parlementaire de la « Gauche Unitaire Européenne/Gauche Verte Nordique », qui n’est autre que l’héritier de l’ancien groupe parlementaire des communistes de l’ouest du continent. De fait, au Parlement européen, ces formations se rassemblent beaucoup plus facilement que les héritiers du fascisme et du nationalisme européens des années 1910-1940, parce qu’elles partagent une visée internationaliste ancrée dans l’histoire longue du mouvement ouvrier européen. Elles ont toutes, aussi, une histoire commune plus récente : depuis les années 1980,  ces forces – ou les individus qui les ont constituées – n’ont connu pratiquement que des défaites politiques. Le moins qu’on puisse dire en effet, c’est que l’influence de ces partis situées à la gauche de la social-démocratie dominante a été totalement insignifiante sur l’expérience européenne depuis les années 1980. Ces forces ont certes survécu, mais elles ont totalement échoué à influencer les évolutions socio-économiques depuis lors.

Elles ont survécu et même au-delà, puisqu’elles semblent connaître aujourd’hui une nouvelle jeunesse. Est-ce un feu de paille, un simple phénomène de mode ou cela vous semble-t-il durable ?

Disons que la période récente rouvre des opportunités d’agir en profitant de l’épuisement du modèle néo-libéral. De fait, toutes ces forces possèdent en commun la volonté de réimposer un compromis entre le capital et le travail tel qu’il a pu exister en Europe de l’ouest dans les années 1950-1970.  Leur radicalité est donc toute relative puisqu’elles sont sur les positions sociale-démocrates ou socialistes de l’époque.

La grande différence avec le passé, c’est qu’elles ne disposent pour se faire entendre que de l’arme électorale. Dans les années 1950-1970, le capital européen était tout disposé à faire des compromis avec les représentants du travail, parce que, d’une part, les Soviétiques occupaient la moitié du continent, et, d’autre part, parce que le mouvement ouvrier pouvait peser réellement en termes de rapports de force dans la vie économique. En 2015, le mouvement ouvrier est un souvenir historique. Partout en Europe, il n’a plus de poids direct, et a perdu sa capacité à entretenir un rapport de force dans la société. A la limite, pour prendre le cas français, les taxis, les buralistes, les agriculteurs bretons, etc. peuvent encore avoir un impact sur la vie sociale au jour le jour, et mériter quelque attention de la part du pouvoir politique de ce fait. Ce n’est plus le cas du monde ouvrier, du travailleur ordinaire des usines et des bureaux, qui fait désormais très rarement grève et qui ne peut plus rien bloquer, en réalité, que sa propre paie à la fin du mois. De ce fait, la question pour les partis voulant défendre la justice sociale devient celui-ci : comment réintroduire de la justice sociale dans le cadre du capitalisme actuel sans avoir la force du mouvement ouvrier avec soi  pour créer un rapport de force ?

Est-ce à dire que cette gauche alternative n’envisage qu’un aménagement du capitalisme ? L’idée d’une « sortie du capitalisme », c’est fini ?

En réalité, tous ces partis sont critiques à l’égard du capitalisme, mais, contrairement à la situation des années 1960-70, ils ont des difficultés énormes à proposer autre chose qu’une gestion de gauche du capitalisme, même s’ils ont souvent affiché leur conversion à l’écologie. Ils n’ont en fait plus de modèle alternatif de société et d’économie à proposer, comme pouvaient l’être la planification soviétique ou l’autogestion yougoslave par exemple.

Cette absence de modèle alternatif existant déjà là dans la réalité (Russe, Yougoslave) mais plus ou moins fantasmé, se prolonge dans leur manière de gérer les collectivités locales quand ces partis de gauche alternative arrivent à leur tête. Par exemple, « le PDS/Die Linke » a pu participer à la gestion de la ville-Etat de Berlin sans que la différence ne se voie beaucoup, sans qu’on puisse parler d’un modèle innovant de gestion de la chose publique. De même, il y a bien longtemps qu’une municipalité communiste n’est plus considérée en France comme un haut lieu de l’innovation sociale ou économique. C’est là d’ailleurs une autre différence avec l’histoire longue du socialisme. Ce dernier s’est très souvent imposé à travers le « socialisme municipal », donc à travers des expériences de gestion locale de la chose publique qui permettaient de montrer en pratique la capacité à innover radicalement et de rompre - mais sans violence – avec les routines de la société bourgeoise du temps. On n’a plus constaté, ces dernières années, que ces partis de la « gauche de la gauche » aient réussi à innover vraiment de cette manière-là. De ce fait, les expériences de gestion municipale à Barcelone et à Madrid qui ont commencé cette année vont être décisives : y aura-t-il, comme par le passé de vraies innovations ? Y aura-t-il à cette occasion l’invention d’un socialisme municipal pour le XXIème siècle ?

Vous êtes prudent quant à l’avenir de ces formations. Iriez-vous jusqu’à parler de « fonte des gauches » comme l’a fait récemment France culture dans une série d’émissions disponibles ici ?

A vrai dire, la tendance n’est pas uniforme. Certains de ces partis continuent à décliner électoralement à la mesure de la disparition de leur vieille base ouvrière (comme le « Parti communiste de Bohême-Moravie » en République tchèque). D’autres se maintiennent comme Die Linke  sans réussir à percer vraiment en dehors de leur aire historique, en dépit même du fait qu’ils constituent, depuis un moment déjà, l’opposition de gauche à la « Grande coalition » (CDU-CSU-SPD) au pouvoir. D’autres ont été totalement entravés par les mécanismes électoraux, comme le Parti de gauche en France. Tous ces partis restent finalement des seconds ou des troisièmes couteaux de leur vie politique nationale. Podemos, qui a été donné un temps par les sondages comme le premier parti espagnol est, toujours selon les sondages, retombé dans des eaux bien moins glorieuses.

Dans le fond, le seul parti de cette famille qui ait réussi à percer au point de devenir le premier parti de son pays est Syriza. Mais pour en arriver là, il a tout de même fallu une crise économique sans précédent dans aucun pays européen en temps de paix, et trois élections de crise (deux en 2012, et une en janvier 2015) qui ont totalement fait voler en éclat l’ordre électoral établi en Grèce depuis le retour à la démocratie. L’électorat grec n’est pas si différent des électorats des autres pays de l’ancienne Europe de l’ouest. Il en faut vraiment beaucoup pour faire bouger l’électorat vers les extrêmes, et plus encore vers les extrêmes-gauches.

Malgré ces obstacles, ces partis situés à la gauche de la social-démocratie peuvent profiter de l’effritement en cours de cette dernière. En effet, toutes ces années de crise économique ont montré que la social-démocratie n’avait vraiment rien à proposer de nouveau en matière de lutte contre l’injustice sociale, et qu’elle était complètement repliée sur des positions qu’on peut résumer en un « néo-libéralisme à visage humain ». Le quinquennat de François Hollande est typique d’un repli de ce socialisme majoritaire sur un néo-libéralisme à prétentions très vaguement humanitaires. La présidence de l’Eurogroupe, telle qu’elle est exercée par le social-démocrate néerlandais Jeroen Dijsselbloem représente aussi une illustration parfaite de cette réalité du socialisme majoritaire, totalement replié sur le « consensus de Bruxelles ». Sans parler des propos infamants tenus cet été par un Martin Schulz, Président social-démocrate du Parlement européen, à l’encontre de Syriza.

Ce mouvement vers la droite des directions sociale-démocrates peut en arriver à frustrer tellement la part de l’électorat social-démocrate la plus à gauche qu’on peut aboutir à des situations telles que celle de l’actuel  Labour britannique. Avec l’élection d’un survivant improbable de l’aile gauche du parti des années 1980, Jeremy Corbyn, les sympathisants et militants ont signifié clairement qu’ils ne voulaient plus de la ligne du « New Labour ». Plutôt que de rejoindre un nouveau parti à la gauche du Labour, qui aurait eu de toute façon du mal à s’imposer à cause du système électoral britannique, ils ont saisi l’occasion qui leur était (très imprudemment) offerte par les élites travaillistes du « New Labour » pour subvertir le parti de l’intérieur. La réaction quelque peu démesurée de David Cameron traitant le nouveau leader des travaillistes de « danger pour la sécurité nationale » témoigne d’ailleurs du fait que les partis de gouvernement ont l’habitude de fonctionner comme un club de gens raisonnables ralliés au néo-libéralisme. Ils ne conçoivent même plus qu’il puisse exister une opposition réelle entre eux sur ce point.

L'échec d'Alexis Tsipras en Grèce, qui mènera finalement, tout comme les gouvernements grecs précédents, une politique « mémorandaire » va-t-elle affaiblir ou au contraire galvaniser ces gauches alternatives ?

Il va d’abord les diviser ! Il les divise déjà entre ceux qui croient qu’il y a un gain politique à occuper malgré tout le pouvoir d’Etat pour en priver les adversaires de droite, et ceux qui n’y voient qu’une trahison des idéaux et des promesses, c’est-à-dire ceux pour lesquels le pouvoir ne vaut que pour autant qu’on puisse faire la politique qu’on souhaite vraiment. C’est d’ailleurs une vieille polémique à gauche.

Par ailleurs, il est probable que la suite de l’expérience Tsipras va jouer énormément. Arrivera-t-il à se maintenir au pouvoir à la suite des élections de dimanche prochain ? Si oui, au prix de quels compromis ? Et pour quoi faire ? Le plus probable à ce stade, puisqu’il est tenu à la gorge par le nouveau mémorandum, est cependant qu’il échoue à mener une politique de gauche même minimalement humanitaire – puisque c’est de cela qu’il s’agit en fait, plus même de grands projets socio-démocrates à la façon des années 1960-70. La crise sociale grecque va donc encore s’aggraver. De ce fait, une grande partie des gauches alternatives semble être en train de comprendre qu’il n’est pas possible de gouverner un pays à gauche dans le cadre européen actuel. Et aussi qu’elles ne peuvent espérer faire changer le navire européen de trajectoire tant elles sont structurellement minoritaires.

Le problème devient alors le suivant : ces gauches n’ont plus d’autre choix que d’abandonner toute perspective de changement perceptible, ou de redevenir révolutionnaires au sens ancien du terme. Or il se trouve que tout le parcours de ces gauches, en particulier de l’aile communiste la plus traditionnelle comme le PCF en France, a été justement, depuis les années 1970, d’abandonner toute perspective révolutionnaire. De même, les partis communistes ont pour la plupart accepté l’appartenance de leur pays à l’Union européenne et se sont inscrits dans cette perspective vague d’une « Autre Europe », comme l’avait fait Alexis Tsipras lui-même en devenant le candidat de ces partis à la Présidence de la Commission européenne en 2014. Or c’est tout ce récit d’une « Autre Europe », qu’on obtiendrait à force de pressions électorales douces et répétées, qui se trouve mis à mal par l’affaire grecque. En clair, on constate que les élections dans un pays périphérique et débiteur de l’eurozone n’ont plus aucun poids politique. Même un référendum n’a plus de poids. De fait, il suffit d’imaginer un autre parcours pour la Grèce, après le 6 juillet 2015, que celui qui a été choisi par Tsipras, pour se rendre compte que c’est bien d’une révolution qu’il se serait agit – ou du moins de rupture nette avec l’existant. En plus, comme une telle révolution ne peut se faire que sur une base nationale, ça déstabilise complètement cette gauche très européiste au fond. Il suffit de voir les propositions du « Plan B » du groupe Varoufakis/Mélenchon/Lafontaine/Fassina.  Ça reste encore une ébauche de plan visant à faire pression pour une « Autre Europe ». Ce n’est pas très réaliste. Seule la sortie de la zone Euro ou de l’Union européenne seraient réalistes, mais ça impliquerait d’en finir pour longtemps avec le rêve de l’Europe unie.  Tertium non datur. La gauche n’a pas fini d’être divisée sur ce point.

En parallèle à l'émergence de ces gauches critiques, on voit monter partout diverses formes de « populisme de droite ». Dans un cas comme dans l'autre, qu'ils donnent des réponses de gauche ou des réponses de droite, on constate que tous ces mouvements ont mis au cœur de leur discours deux thématiques : celle de l'Union européenne (qu'il faudrait soit quitter soit remodeler) et celle de la souveraineté (nationale et/ou populaire). Pour quelles raisons ?

Cet énervement montant contre l’Union européenne, aussi bien, effectivement, à l’extrême-gauche qu’à l’extrême- droite des échiquiers politiques, tient au fait que cette dernière contraint désormais fortement les politiques publiques des Etats membres. Il faut à la fois respecter l’ordre néo-libéral en économie, et l’ordre « libertaire » en matière de mœurs au sens large du terme (droits de l’homme, libertés procréatives, droits des homosexuels, statut des étrangers, etc.).

Contrairement à ce qu’on dit parfois à gauche, cette double contrainte « libérale/libertaire » ne résulte pas seulement des traités, mais aussi des rapports de force partisans au sein du Parlement européen (comme le montrent bien les études du groupe Votewatch.eu) et au sein du Conseil européen. Si vous êtes, comme actuellement le très conservateur Viktor Orban, pour la promotion de votre économie nationale et pour la défense de « l’Europe chrétienne » (et pas nécessairement celle du Pape François…), vous vous trouvez très largement en dehors des clous du consensus régnant à Bruxelles. Dès lors, ceux qui défendent des visions contradictoires avec ce consensus européen « libéral/libertaire » auront de plus en plus la tentation de quitter le navire européen, à mesure que leurs propres électeurs comprendront qu’ils n’ont rien à espérer de l’Union européenne.

Il aurait sans doute fallu une vision beaucoup plus attentive aux attachements de chaque population pour éviter ce genre d’écueils : le cas hongrois l’illustre bien. C’est là une nation « ethnique » qui a peur de disparaitre démographiquement et qui ne s’est pas remise du traumatisme du Traité de Trianon de  1920. On aurait pu prévoir à l’avance que l’arrivée d’immigrants ou de réfugiés sur son sol, musulmans de surcroit, serait immédiatement instrumentalisée par la droite et l’extrême-droite du pays. Il aurait donc fallu être beaucoup plus prudent et plus réaliste, dans l’ensemble des dispositions des traités, et respecter mieux les idiosyncrasies de chacun. Si demain le Royaume-Uni quitte l’Union suite à un référendum, ce sera largement à cause de ce manque de discernement dans les obligations imposées à ce pays en déclin séculaire.

Justement ! La Grande-Bretagne, qui a pourtant un rapport très distendu à l’Europe, a elle aussi trouvé son leader de gauche critique en la personne de Jeremy Corbyn, dont il se dit qu’il a fort peu de sympathie pour l’UE. Comment l’expliquer ?

Ce que j’en comprends, c’est que la dynamique Corbyn est principalement inscrite dans la vie politique britannique, dans le refus de certains secteurs de la gauche d’accepter la domination du néo-libéralisme sur le « New Labour », et dans le refus des politiques conservatrices menées par Cameron et qui semblent parties pour durer.  Cette élection n’a  donc pas un rapport très net avec l’Union européenne, parce que le Royaume-Uni n’a pas eu besoin de l’UE pour devenir le paradis (ou l’enfer ?) du néo-libéralisme. Dans le pays des zero-hour contracts, l’Union européenne peut encore apparaître, par contraste, comme un espoir de justice sociale.

Toutefois, il est significatif que le nouveau leader des travaillistes ne soit pas un fervent européiste. Il se souvient sans doute que dans les années 1970, c’était la droite conservatrice qui voulait l’entrée du Royaume-Uni dans le Marché commun, et pas tellement le gauche travailliste qui avait des doutes quant à ce projet d’intégration continentale. Cependant, Corbyn n’a pas sauté le pas de plaider la sortie de son pays de l’Union européenne, alors même qu’il en aurait l’occasion avec le référendum qu’a imprudemment promis David Cameron sur le sujet. Probablement, la question écossaise complique l’équation, puisque le SNP (Scottish national party) se déclare fortement attaché à l’Union européenne.

Bon, on n’ira évidemment pas jusqu’à dire que la « droite de la droite » et la « gauche de la gauche » s’équivalent sur la question européenne, et que, selon un célèbre poncif, « les extrêmes se rejoignent ». N’est-ce pas ?

Bien sûr que non. En dehors du constat partagé d’une pression de plus en plus grande de l’Union européenne sur les politiques publiques nationales (surtout en matière de politique économique où il n’existe plus que la one best way néo-libérale à tout crin promue par la Commission européenne et la BCE), il existe une évidente différence d’approche entre l’extrême-droite et l’extrême-gauche critiques de l’Europe.  A droite, il est facile d’être nationaliste et de dire du mal de Bruxelles, de « l’EURSS », tout en se proclamant tout de même pour une collaboration entre nations européennes souveraines. A gauche, il ne va pas de soi de proposer une rupture avec le projet européen, considéré comme ayant aussi des aspects très positifs quand il est pris sous l’angle « libertaire » (au sens par exemple de défense de l’égalité hommes/femmes, des droits des homosexuels, etc.).

De fait, il suffit que dans un pays la fierté nationale - au sens de capacité à voir l’avenir du pays comme celui d’un pays autonome et autosuffisant -  soit un peu développée pour que l’asymétrie des résultats entre la gauche et la droite eurocritiques soit frappante. La France représente le cas typique de cette situation : l’extrême-droite a acquis une longueur d’avance dans la critique de l’Union européenne en faisant appel à l’idée de la grandeur - perdue mais à retrouver - du pays. Pendant ce temps-là, l’extrême gauche se perd en arguties autour de la possibilité ou non de rendre l’euro plus social...

Vous connaissez particulièrement bien l'Italie. En tant que pays d'Europe du Sud largement malmené par la crise des dettes souveraines et de l'euro, elle devrait avoir, elle aussi, son parti de gauche critique. Ça n'est pas le cas. Pourquoi ? Quelle formation occupe cette place en Italie ?

Il faut comprendre qu’en Italie, la « gauche de la gauche »  – le Parti de la Refondation communiste ou les Verts par exemple – a été de toutes les aventures et mésaventures de la gauche de gouvernement depuis 1993. Aussi bien au niveau national, régional ou communal, en raison des modes de scrutin adoptés depuis cette époque, cette gauche a fonctionné comme une périphérie critique de la gauche dominante, l’ancienne majorité du PCI (Parti communiste italien) devenue le PDS (Parti démocratique de la gauche), puis les DS (Démocrates de gauche) et enfin le PD (Parti démocrate). Jamais cette « gauche de la gauche » n’a été capable de représenter autre chose qu’un groupe de compagnons de route, certes un peu rétifs et remuants, de la gauche dominante. Du coup, elle a accepté toutes les réformes néo-libérales faites par cette gauche dominante avec laquelle elle n’a jamais rompu. Il faut ajouter à cela d’innombrables querelles de personnes, la construction de chapelles et de sous-chapelles suite aux défaites successives, une fixation funeste sur les gloires passées du communisme italien, une propension extraordinaire au choix de leaders médiocres, un zeste de corruption aussi au niveau local et régional.

Face à cette situation va se créer, en 2007-09 et à l’initiative de l’humoriste Beppe Grillo, le « Mouvement 5 Etoiles », qui va s’affirmer « au-delà de la gauche et de la droite ». Au départ, il va attirer des militants souvent liés à des combats écologiques locaux, qui auraient dû être à gauche de la gauche si cette dernière ne les dégoutait pas de l’être. De fait, le dégoût d’une partie des électeurs italiens contre la classe politique est alors tel que ce mouvement labellisé « ni droite ni gauche » rencontre un immense succès aux élections de février 2013.

Après un passage à vide, il semble que le M5S représente désormais la grande force d’opposition au gouvernement de centre-gauche de Matteo Renzi, notamment sur des problématiques de gauche comme la défense d’un revenu minimum garanti pour tous les Italiens. Il faut également noter que le M5S ose tenir un discours très critique à l’encontre de l’Union européenne, et de la zone euro en particulier. Jamais un parti de gauche italien n’aurait osé tenir ce genre de propos, parce que la gauche italienne est, depuis les années 1970 et la période de l’euro-communisme, très européiste. Pour beaucoup, l’internationalisme communiste a été remplacé par l’européisme. De ce point de vue, le M5S est un mouvement nationaliste, car il entend faire prévaloir les intérêts réels des Italiens, de l’économie italienne, sur toute forme de croyance européiste, en se prévalant de la réalité d’une Italie, si j’ose dire, déjà européenne (honnête, travailleuse, instruite, connectée, etc.). En quelque sorte, le M5S pense que l’Italie a assez d’Europe en elle pour ne pas avoir besoin de recevoir des leçons de Bruxelles et de Francfort.

Par ailleurs, il semble que le mouvement du PD vers le centre – voire vers la droite - impulsé par Matteo Renzi, son leader depuis fin 2013 et actuel Président du Conseil, est devenu tel qu’une partie de la minorité du PD va essayer cet automne de fonder  un nouveau et véritable parti de gauche. Il est donc possible qu’une force alternative finisse par exister à la gauche du PD. Pour finir, il faut noter que l’un des problèmes de la gauche italienne réside dans son rapport au communisme. Les dernières élections ont montré que la marque communiste (la faucille et le marteau) ne valait plus rien sur le marché électoral italien. Il est sans doute temps de faire le deuil du PCI et d’aller vraiment de l’avant…

Selon vous, à quel parti de « gauche alternative » déjà existant la nouvelle formation italienne issue du PD pourrait-elle ressembler ? Quelles sont ses chances de percer dans le paysage politique du pays ?

Cette force nouvelle sera sans doute critique vis-à-vis de l’Union européenne actuelle, mais n’ira probablement pas jusqu’à prôner une rupture avec la zone euro ou l’UE.

Cette problématique restera donc le privilège du M5S ou de la droite extrême, représentée par la Ligue du Nord de Matteo Salvini. Ce parti a investi dans l’euroscepticisme depuis 1999. Il a pourtant participé à tous les gouvernements de Silvio Berlusconi sans influer en rien sa politique européenne. Du coup, malgré son retrait dans l’opposition depuis octobre 2011, il était jusqu’à peu en déclin. A présent, son nouveau leader a décidé de jouer à fond la carte de l’anti-UE, et de le faire  au nom de toute l’Italie (alors qu’il s’agit au départ d’un parti de défense des intérêts du Nord de l’Italie contre le Sud du pays). Comme souvent à droite de l’échiquier, ce discours eurocritique se joint à une xénophobie affirmée, en l’espèce à un refus de toute présence de l’Islam en Italie. Du coup, ce parti n’a jamais été aussi haut dans les sondages d’opinion…

Au total, la gauche critique joue un rôle électoralement mineur sur l’échiquier italien, et je doute qu’avec le M5S d’un côté et la Ligue du Nord de l’autre, un quelconque discours critique sur l’Europe venant de ce côté-là rencontre beaucoup d’audience.  


mercredi 2 septembre 2015

Why is the euro the instrument of the German domination ?







As it is known, early elections will take place in Greece on September 20. Two of the competing parties are the weakened Syriza (its Secretary General, Thanassos Koronakis, resigned, many militants step down) and a split of the latter, Popular Unity. This group - directed by the former minister Lafazanis – openly advocates for the idea of a Greek exit from the eurozone - a Grexit - if it turns out that the price to pay to remain in the common currency is necessarily austerity. 

After the appalling agreement settled between Greece and its creditors on July 13 and the coming into effect of the 3rd memorandum, some could not but draw such conclusions. In this respect, Alexis Tsipras' surrender had at least the virtue of awakening people's consciences. Several "alternative" left-wing actors all across the continent, from Podemos in Spain to Die Linke in Germany, from Melenchon to Montebourg in the French case, try to find a way to break, at last, with the euro-austerity. 

The answers they come-up with remain varied. At this stage, the idea of putting to an end to the common currency is far less popular than that of uniting at a paneuropean scale to attempt to reverse Germany's uncompromising "right-wing" economic policy. 

The proponents in favour of the second option, who usually come-up with federalist proposals, seem to forget rather quickly what Germany owes – and not only right-wing Germany, as Merkel rules in coalition with the Social Democrat –  to the euro. Not only do they omit that the Federal Republic has become the main beneficiary of the common currency, but also that the euro places de facto the country in a center position. And allows it to consolidate its domination... even though Germany never aimed at it in the first place. Therefore, questioning Germany's hegemony within the eurozone means questioning the euro itself. 

This text, which is the translation of an article published here in July, aims at clarifying this. 

*** 


Why is the euro the instrument of the German domination ? 

-Text initially published on July 17


In Greece, Alexis Tsipras' first project of associating the revival of democracy, the end of austerity and the continuation of the inclusion in the eurozone was akin to that of squaring the circle. By refusing to consider the Grexit, the Greek Prime Minister doomed his two other projects to fail. 

First, he doomed his project of reviving the Greek democracy to fail. This was clear : the result of the July 5 referendum, though triumphal (62% no), has not brought major changes. In fact, nothing can successfully set Europe on the path of a better integration of the will of the peoples. The reason of this lies in the roots of the EU. Being a transnational project, the EU aims by definition at reducing the power of the nations if is composed of. But getting over with the nations doesn't necessarily imply getting over with nationalisms, in spite of what Jean Monnet's successors –  whose minds are still stuck in the 50's – still hammer stubbornly. It does not take a genius to realize that Germany, Finland, and Baltic States were subject to an acute nationalist crisis, which peaked during the weekend of July 13, resulting in a merciless score-settling targeting Greece. However, wrecking the nations means wrecking democracy, because the first is the basis of the second, the framework in which it develops. There is not and there will never be a revival of democracy as long a the EU keeps its supranational impulse. But there will be nationalism. A great deal. 

Then, as one could easily foretell, Greece failed to achieve a "good euro", an anti-austerity euro. But this objective is as unreachable as the first. For the euro is a currency that was shaped for savers. By construction, it can only serve the best interests of the capital, at the expense of workers. The top priorities apportioned to the European Central Bank by the treaties – maintaining currency stability, containing inflation –  epitomize the phenomenon. The passion for low inflation rates is, as a matter of fact, far from being disinterested. Inflation is, indeed, a powerful redistributive mechanism : it reduces the value of the debt (in which the rich invest some of their savings) as well as the monetary value of savings, and stimulates wage and price increase. For that matter, it is quite astonishing that a "radical left-wing" party like Syriza didn't see the irreversible incompatibility between the inclusion to the eurozone and its political agenda targeting social justice. As the existence of the euro forbids to implement a proper monetary policy and deprives the states of their budgetary autonomy, only one economic policy instrument remains at their disposal : the cost of labour. When the grasp on currency and the grasp on budget are lost, the only remaining freedom is that of driving wages down. Endlessly. 

Finally, these events acutely revealed the hegemonic grasp Germany has acquired on the European edifice. But considering the distribution of powers within the Community institutions suffices to glimpse it. The eastward and northward shift of the Union's centre of gravity, directed by the Federal Republic, is spectacular. Germany itself rules over quite a few institutions. For instance, it has been apportioned the presidency of the European Bank of Investment (EBI) and the directorate general of the European Stability Mechanism (ESM). Most importantly, it rules over the European Parliament : its President, cabinet director and Secretary General are German. And Martin Schulz, as his recent Anti-Greek sallies have highlighted, defends more the interests of his country than the interests of the institutions he is in charge of and his own social-democrat principles. 

As for other institutions of the Union, they are almost all led by officials from Germany's tightest zone of influence : the German-speaking Polish Donald Dusk is President of the Council, while the Luxembourger Jean-Claude Juncker was imposed as President of the Commission. As regards the Eurogroup, it is presided by the Dutchman Jeroen Dijsselbloem. The latter has just been rewarded with a new mandate for the torments he inflicted on Greece for weeks and his flawless support of the German viewpoint. Dijsselbloem was preferred to a Spanish candidate, as it is true that North-East eurocrats mistrust their latin homologues. The evidence : when France hardly succeeded in imposing Pierre Moscovici, no matter how docile, he was cautiously gifted with two chaperons from Western Europe (Vladis Dombrovskis, Latvia) and Northern Europe (Jyrki Katainen, Finland). Finally, only the ECB is led by an Italian. But his actions during the last two weeks basically consisted in purposefully bankrupting the Greek banking system by freezing the ceiling of the emergency liquidity expected to fund it. This foreshadows that « super Mario » deserves the spiked helmet he was awarded with a couple of years ago by the German tabloid Bild Zeitung. 

So, in a nutshell, an austerity euro and an omnipotent Germany : these are the pieces of data of the equation. Only one task remains : identifying the link between the two, by showing how much the common currency helped Germany to develop its hegemony over the Union. 

Two events of the early 90's gave this country the disproportionate influence it now has within Europe. The first was reunification, costly process characterized by the fact that it was partly paid by Germany's European neighbours. This reunification produced the double effect of setting the country at the centre of the continent and improving its competitivity, its exporting industry and its  trade balance  by re-opening its hinterland

The second event took place when France attempted to limit the consequences of the first … but produced the opposite effect. This event is the creation of the euro, which was supposed to confiscate the Mark to reunified Germany and ground the country into the euro. Alas, in lieu of the expected containment, we provided our big neighbour with a weapon it now uses to tame others. 

In fact, the confiscation of the Deutschemark was an epic failure. On the contrary, the euro was at once a German currency. A renamed Mark, in short. This is the condition which was necessary for the Federal Republic to use the euro. Still, the euro had to remain, as has been noted, a steady and strong currency, a currency for old savers savers to maintain their retirement capital. Actually, the root principles of the euro are precisely the ones allowing to tackle the great German problem : the demographic problem. One can hardly imagine the extent to which the economic choices of this country - choices imposed to all users of the same currency - are determined by constraints linked to depopulation. The obsession for debt defeasement? This is to make sure that the capital invested in the public debts is never eaten away by a default. The obsession for budgetary rigour? This is to guarantee that the debt remains sustainable even if the working population decreases. Germany's use of the euro to achieve huge trade surpluses at the expense of its partners? This is hoarding used as a means to pay the German retirement pensions of tomorrow. And all is in the same vein. 

This is exactly where the problem lies. Obviously so strongly orthodox a conception of the currency policy can't be suitable to all countries. Thus, if the common currency is maintained, Germany will keep increasing its surplus and Greece its deficit. 

Besides, it is now clear that there will not be any massive transfer in the future. In any case, not gracefully. It's precisely to postpone the use of this expedient some more that Merkel keeps – by imposing inapplicable agreements – funding Greece even though everyone knows that it is insolvent. By maintaining the illusion that Greece will pay its debts, Germany continues convincing itself that it won't have to pay. Since the beginning of the Greek crisis German leaders have kept repeating to their taxpayers that the rescue of Greece would be painless to them. But this cannot work, and the lie is about to be discolsed. If Greece if being financially tormented this way, it's only to maintain the illusion some weeks more, maybe some months more. Hardly more. 

This is the crux of the problem : even by imposing austerity and the ordoliberal order all over Europe, by using the common currency as a tool of oppression, by striving to build a "disciplinary eurozone" around it, Germany won't be able to avoid making concessions. It won't be able to maintain for much longer the privilege of a euro designed for Germany while refusing to embrace its drawbacks, that is, to pay for others. The extreme nervosity palpable on the other side of the Rhine, the incredible aggressiveness of some leaders and of the press all suggest that the Germans are starting to realize this. For the time being and by opposition to a deeply rooted legend, Germany's integration to the eurozone has brought more benefits than costs to the country. But now, the IMF asks for a 30-years moratorium on the repayment of the Greek debt. As for the ECB, even if it has lastly turned into an executor of the dirty work of the Eurogroup. The latter, feverish, now admits the "unquestionable" necessity of debt relief. In the foreseeable future, it is almost sure that, as it is put in a well-known expression and for the first time since the common currency exists, "Germany will pay". France, too, for that matter, and several other countries after them. But on no account will we pay for Greece. Actually, we will pay for the euro. 

At all events, it is hardly useful to wait meekly for Germany to turn into a "more solidary" country. Or to beg it with a silky voice to give up its "national egotism". Germany will not do so. However, the moment has maybe come to inform Germany that its beloved euro is now beginning to work against its national interests. Many have already understood this. That's the case of Wolfgang Schäuble, who declares he rather likes a Grexit to a restructuration of the Greek debt, and seems ready to venture to put an end to the myth of the irreversibility of the euro rather than stretching out his hand –  and the German chequebook –  to the "lazy Greeks" and other olives chewers. 

Others had already come up with similar ideas before him. Some had even developed a more thorough analysis than his own. In 2013 the economist Konrad Kai, advisor of the German minister of finance (called Wolfgang Schäuble: well, well!), declared in the newspapers Die Welt that "Greece [was] a bottomless well, as no one has ever predefined a limit of what Greece can swallow. The debt ratio increases because, among other things, the economy of the country shrinks woefully". Then he went on adding : "Germany cannot save the Eurozone (...) if we want to get over with the monetary Union, the Northern countries are the ones we should begin with. And if it comes to that, then Germany must leave the euro". 

Clearly, if this happened, if Germany did leave the euro, the whole zone would dissolve itself. "How awful!" would be the answer of those endoctrinated, and that of other euroreligious, but first and foremost of the caciques of the main French political parties. "Luck!" would be the sigh of relief of all others, those who voted "no" in France in 2005, and those who did the same in Greece in 2015. 

So please, distinguished Germans, keep doing what you are good at : being harsh, egoistic and self-centered. And, in this line, be the first to leave ! 


mercredi 26 août 2015

Euro : que dit « l'autre gauche » ?







Il n'a échappé à personne que sur la question de l'Union européenne - et singulièrement sur celle de l'euro - une « autre gauche » est en train de pointer le museau un peu partout en Europe. Il s'agit souvent, d'ailleurs, d'une ancienne gauche, mais qui fait sa rentrée avec un discours rénové. Il faut dire que le « moment grec » est en train de faire sensiblement bouger les lignes, ainsi que le prédisait avec justesse David Desgouilles dès le mois de juillet. 

Parmi les récents mouvements sur le sujet on peu notamment citer : 

- La tribune de Stefano Fassina, ancien membre du Parti démocrate (PD) italien, ancien vice-ministre dans le gouvernement Letta et provenant donc d'une gauche très modérée. Dans cette tribune consultable sur le blog de Yanis Varoufakis, Fassina constate que « l’euro était une erreur de perspective politique » et que « les corrections nécessaires pour rendre l’euro durable semblent être impossibles pour des raisons culturelles, historiques et politiques ». Il ajoute fort lucidement que « les principes démocratiques s’appliquent à l’intérieur de la seule dimension politique pertinente : l’état-nation ». Et il plaide pour une « désintégration gérée de la monnaie unique », pas moins. 

- Les récentes déclarations de Sahra Wagenknecht, vice-présidente de Die Linke en allemagne. On peut notamment lire ici que pour elle « l’euro ne fonctionne tout simplement pas, il produit au contraire des déséquilibres de plus en plus grands, ce qui apparaît de manière dramatique en Grèce ». Ce n'est pas la première fois qu'on évoque le problème à Die Linke. Oskar Lafontaine l'avait déjà fait en avril 2013. Disons que c'est la première fois qu'on en re-parle. Et cette fois, c'est à l'unisson de ce qu'on entend dans toute la « gauche européenne non-asthénique ».

- La naissance, bien sûr, d'Unité populaire, une scission de Syriza, en Grèce. Son leader, Paganiotis Lafazanis, assume clairement l'idée d'un Grexit. « Le pays ne tolère pas d’autres mesures d’austérité. S’il le faut nous allons procéder à la sortie de la zone euro, ce qui n’est pas un désastre. D’autres pays en Europe sont hors de la zone euro, il ne faut pas avoir peur ou diaboliser ».  Alexis Tsipras n'a bien sûr jamais rien dit de tel. D'ailleurs,Yanis Varoufakis non plus. Ainsi qu'il le redit ici, le « plan B » qu'il avait élaboré en tant que ministre des Finances n'avait pas cet objectif.

Quid de la France ? 

En France comme ailleurs, on tâtonne et on réfléchit. Parmi les bonnes résolutions de rentrée on peut noter celles de Montebourg et celles de Mélenchon. Mais les discours semblent à ce stade assez différents. Tous deux peuvent avoir des mots très durs à l'endroit du fonctionnement de l'eurozone. Mais ils n'en déduisent pas forcément les mêmes choses. Seul l'un, Mélenchon, a clairement évoqué à ce jour l'idée d'un démontage de l'euro. Mais seul Montebourg a formulé, dimanche à Frangy, ce que l'on appelle des « propositions concrètes ». 

De ces « propositions concrètes », on peut dire qu'elles visent essentiellement à « démocratiser la zone euro ».  Pour Montebourg, il s'agit certes de créer le fameux « gouvernement économique » dont tout le monde parle, mais aussi de le faire qui contrôler par un « Parlement de la zone euro ». Ce Parlement nommerait et contrôlerait également le Président de l'eurogroupe. La Banque centrale européenne verrait enfin son mandat évoluer, afin de n'être plus uniquement focalisée sur la lutte contre la seule inflation, mais de s'occuper également de la croissance et du chômage. 

De Mélenchon, on retient surtout cette phrase : « s’il faut choisir entre l’indépendance de la France et l’euro, je choisis l’indépendance. S’il faut choisir entre l’euro et la souveraineté nationale, je choisis la souveraineté nationale ». Des modalités concrètes qu'il prévoit pour mener à bien une éventuelle sortie, on ne sait pour l'heure pas grand chose. En début de semaine, il a toutefois repris sur son blog un article d'Oskar Lafontaire (coucou, le revoilou !) initialement paru dans le journal allemand Die Welt et prônant un retour au au SME. « La gauche doit décider si elle continue de défendre le maintien de l’euro malgré le développement social catastrophique, ou si elle s’engage pour une transformation progressive vers un système monétaire européen flexible. Je plaide quant à moi pour un retour à un Système monétaire européen, prenant en compte les expériences qui ont été faites avec ce système monétaire et améliorant sa construction dans l’intérêt de tous les pays participants (…). En dépit de tensions inévitables, il permettait sans cesse des compromis qui servaient à rétablir l’équilibre entre les différents développements économiques ». En postant ce texte, Mélenchon fait-il sienne la proposition ? On ne sait pas vraiment. Après tout, Varoufakis héberge bien le texte de Fassina sur son site sans y adhérer pleinement. En tout état de cause, l'idée est sur la table. 

Les deux discours s'équivalent-ils ? Certains militants de longue date du démontage de l'euro, sans doute pressés d'en finir, affirment que c'est le cas. Ils prétendent que l'on n'a, dans un cas comme dans l'autre, que des demi-mesures et de la frilosité.  

C'est tout à fait faux. Les deux modus operandi décrits ci-dessus sont assez radicalement différents.   Bien sûr, dans aucun des deux cas on ne rompt avec les autres pays de la zone euro. Toutefois :
- dans un cas, celui de la « démocratisation de la zone euro », on s'achemine vers davantage d'intégration. En effet, dès lors qu'on envisage de doter l'eurozone d'un gouvernement contrôlé par un Parlement, c'est qu'on souhaite aller plus loin dans la transformation de l'Union européenne en quasi-Etat.
- dans l'autre cas, celui de la mise en place d'un nouvel SME, on fait précisément le chemin inverse. Ce n'est certes pas une rupture à la hussarde (pourquoi d'ailleurs fraudait-il nécessairement du fracas ?) mais c'est bien un processus de dés-intégration. Puisqu'il induit un rétablissement des monnaies nationales, le retour au SME s'accompagne d'un regain de souveraineté pour chaque pays membre. La coordination, ensuite, des politiques monétaires nationales au sein du système monétaire relève de la coopération librement consentie entre pays voisins. Elle permet au passage de minorer les risques de dumping monétaire. 

Bref, dans un cas on demeure sur la voie fédérale. On l'approfondit même. Dans l'autre cas, on est au contraire sur celle de la coopération intergouvernementale entre pays souverains.  Ça n'a donc pas grand chose à voir, et il va de soi qu'ici, on a déjà choisi !



mardi 25 août 2015

L'ordolibéralisme allemand : comment il a inspiré - et corsète encore - la construction européenne.



Walter Euken / Ludwig Erhard / Wolfgang Schäuble



- Article invité -

Par Frédéric Farah

Cet article est la reprise, avec l'accord de l'auteur, d'un "écoflash" paru en octobre 2013. Il traite d'un sujet qui connait actuellement, crise de l'euro, de l'Union européenne et de la Grèce aidant, un pic d'intérêt.

Modalité très particulière du libéralisme, désireux de se poser en troisième voie entre le "laisser-faire" libéral et le "dirigisme" interventionniste, l'ordolibéralisme tend à sacraliser les principes de la libre concurrence et de stabilité monétaire, tout en mettant au premier plan le respect des règles de droit. Il s'agit d'une sorte de "gouvernance économique par le droit" qui assigne à l'Etat le rôle de produire les normes les mieux à même de garantir le bon fonctionnement du marché.

D'origine allemande, l'ordolibéralisme a profondément inspiré la construction européenne. Aujourd'hui encore, celle-ci en est impreignée au point que François Denord, Rachel Knaebel et Pierre Rimbert, dans un article sur le sujet récemment paru dans le Monde Diplomatique, le qualifient de "cage de fer pour le vieux continent".

Montée en épingle, dans les traités européens, de la "conurrence libre et non faussée", indépendance de la Banque centrale, attachement à l'idée d'inflation faible, pregnance des institutions indépendantes (BCE, Cour de justice, Commission), multiplication des régles de droit visant à corseter les économies (Pacte de stabilité, TSCG, règle d'or, etc.), l'UE répond en effet de manière assez évidente aux exigences des tenants de l'ordolibéralisme. C'est pourquoi il est important de savoir de quoi il s'agit. Frédéric Farah nous y aide ici de manière très pédagogique.

***



La construction européenne fait l’objet d’un « débat interdit » si l’on croit l’économiste Jean-Paul Fitoussi [4]. À tout le moins ses institutions, son fonctionnement, ses soubassements intellectuels sont mal connus. Le récit parfois un peu hagiographique du rôle des pères de l’Europe masque souvent la complexité des motifs politiques et des orientations philosophiques qui ont présidé à l’aventure européenne après la Seconde Guerre mondiale. L’ordo-libéralisme en est l’une d’entre elles. Il suffit de penser aux principes qu’il lègue à l’Union comme la promotion de la concurrence non faussée, l’indépendance de la Banque centrale et bien d’autres encore. Cette école de pensée allemande est le fruit de la crise des années 1930. De cette dernière, on retient souvent la révolution keynésienne, mais l’on oublie que le libéralisme lui-même a fait l’objet d’une vaste entreprise de refondation issue du débat entre les libéraux imprégnés du libéralisme manchestérien et des nouveaux libéraux qui ont refusé de croire aux seules vertus du laisser-faire et du laisser-passer. Pour ces derniers, les forces du marché devaient s’inscrire dans un ordre économique et social plus vaste à même d’assurer son efficacité et sa légitimité sociale. L’ordo-libéralisme allemand comme son nom l’indique participe activement à cette refondation. C’est après la guerre que ce courant fait florès et nourrit les fondements économiques et politiques de la République fédérale Allemande et aussi de la toute jeune construction européenne. Ses principes mâtinés avec d’autres orientations libérales ont dessiné très largement le projet politique européen. Mais leur rappel avec parfois trop de rigueur dans la gestion de la crise des dettes européennes, commencée à l’automne 2009, a fait l’objet de contestations fortes. L’ordo-libéralisme semble perdre de sa légitimité.


La naissance du courant lors de la crise des années 30

La querelle des anciens et des nouveaux libéraux

La crise des années 1930 a été aussi une crise de l’analyse économique dominante et ainsi du libéralisme économique. Karl Polanyi a dans son ouvrage majeur La Grande transformation parlé de la mort de l’utopie libérale du marché auto-régulateur.

Mais, loin d’être une doctrine figée, le libéralisme va procéder à une révision de son corpus d’idées. L’ancien libéralisme ou paléo-libéralisme [2] s’oppose à un nouveau libéralisme qui lui reproche d’être devenu une nouvelle religion qui fait de la liberté individuelle une fin en soi et qui néglige les aspirations à la dignité et à l’intégrité des personnes. D’un point de vue économique, les néo-libéraux refusent de croire que le marché livré à lui-même conduit à l’optimum économique et social. Mais il n’est pas possible d’imaginer ces néo-libéraux (le terme apparaît en 1938) comme un groupe animé par une communauté de vue sur les préconisations à mettre en œuvre. Si leurs positions ne s’inscrivent ni dans une perspective de planification de type socialiste ou une intervention économique active d’inspiration keynésienne, il n’en reste pas moins marqué par des divergences d’appréciation comme en témoigne le colloque Lippmann d’août 1938 (Voir un petit éclairage sur le colloque Lippmann ici).

Lors de cette rencontre, l’ordo-libéralisme incarné par Alexander Rüstow et Wilhelm Röpke y joue un rôle clef. Ils veulent dessiner une troisième voie entre le laisser-faire et le socialisme, et se font critique du libéralisme des xviiie et xixe siècles. Wilhelm Röpke dans son ouvrage La crise de notre temps affirme « on a prétendu sérieusement que l’économie de marché réglé par la concurrence représentait “un ordre naturel” qu’il suffisait de libérer de toutes les entraves et de toutes les interventions pour qu’elle fonctionne normalement […]. Avec la foi naïve et caractéristique du Siècle des lumières, on prenait pour une plante naturelle ce qui n’était en réalité qu’un produit artificiel et combien fragile de la civilisation […]. La nécessité de donner à l’économie un cadre fixe n’était pas comprise. » [6]. Les ordo-libéraux ont donc voulu penser ce cadre ou bien cet ordre.

Les fondements économiques et politiques de l’ordo-libéralisme allemand

L’idée est donc d’établir sous forme d’une constitution, un ordre économique et social qui précise les libertés et les règles auxquelles seront soumis les opérateurs privés et publics.

Le droit joue dans cette perspective un rôle clef puisqu’il appartient à l’État d’assurer par des dispositifs juridiques, le respect des principes concurrentiels. Mais ce même droit enserre l’action économique et politique de l’État. Il y a ici une promotion de la règle.

Walter Eucken rappelle en la matière des principes clefs : « [Les classiques] croyaient que l’ordre naturel se réalise spontanément et que le corps de la société n’a pas besoin d’un “régime alimentaire rigoureusement déterminé” (Smith), donc d’une politique déterminée de mise en ordre de l’économie pour prospérer. On en vint par-là à une politique du “laisser-faire” et avec elle la naissance de formes d’ordre dans le cadre desquelles la direction du processus économique laissa paraître des dommages importants ».

Dans la perspective ordo-libérale, il s’agit de promouvoir un système concurrentiel dans lequel le processus économique est coordonné par le mécanisme concurrentiel des prix tandis que le cadre de ce processus est organisé par l’État. Par ce biais, le danger du dirigisme est contenu sans pour autant céder à un simple laisser-faire. Pour asseoir cet ordre, certains principes constituants doivent être mis en œuvre. L’ordo-libéralisme rejette l’idée de l’harmonie des intérêts qui spontanément feraient régner un ordre. L’interaction libre des individus dans le cadre du marché ne débouche pas obligatoirement sur un optimum économique et social.

Les principes mis en avant sont la liberté économique, le principe de solidarité envers les exclus du système de production et des catégories de la population les plus démunies, le principe du libre accès au marché, de la libre concurrence dont le respect doit être garanti par une autorité autonome des cartels et des monopoles, le maintien de la stabilité monétaire qui est confié à une banque centrale indépendante. La politique budgétaire doit viser l’équilibre des finances publiques et l’endettement est autorisé pour financer les investissements productifs. Mais le principe qui couronne l’ensemble est le principe de conformité à la logique du système économique. Il se décline de deux manières :

- la conformité statique, c’est-à-dire le fait de ne pas entraîner de quelque manière la paralysie du mécanisme des prix, régulateur indispensable du processus ;
- la conformité dynamique, c’est-à-dire le fait de ne pas créer ou supprimer des structures ou des comportements nuisibles ou au contraire utiles à la concurrence et au développement de l’économie de marché.

Ces principes constituants, pour être mis en œuvre doivent s’appuyer sur des politiques conjoncturelles, structurelles et sociales. Elles ont une vocation ordonnatrice et régulatrices. La politique structurelle doit créer les conditions d’une croissance durable : soutien à la recherche, à la formation, privatisation, soutien transitoire à des secteurs en difficulté mais sans contrarier les tendances du marché, libéralisation progressive des marchés et encouragement au libre-échange.

La politique conjoncturelle doit être une politique de stabilité et ne pas se traduire par une surréaction face aux cycles qui constituent une respiration normale du marché. La politique monétaire doit créer un environnement stable pour les agents et assurer la stabilité des prix. La politique budgétaire doit rechercher l’équilibre budgétaire. En cas d’exceptionnels mouvements cumulatifs de surchauffe ou de dépression, une action de l’État d’ordre conjoncturel et réglementaire peut être envisagée. Mais elle ne doit pas être durable et doit rester d’ampleur limitée.

Quant à la politique sociale, elle doit se fonder sur les progrès économiques pour mettre en œuvre une certaine solidarité sans pour autant déboucher sur des principes de redistribution généralisée. Dans la perspective ordo-libérale, il s’agit de cibler les actions sur les personnes les plus en difficulté et d’évaluer leurs besoins en fonction des solidarités familiales dont ils peuvent jouir. Les prestations doivent être dégressives en fonction de leurs revenus. Les individus doivent avant tout compter sur leur travail, leur épargne ou encore leur sens de l’initiative. (Voir un petit éclairage sur l'Ecole de Fribourg ici).

L’après Seconde Guerre mondiale ou le temps de l’essor

L’économie sociale de marché ou le malentendu

L’ordo-libéralisme connaît son expansion en Allemagne fédérale après la Seconde Guerre mondiale. En 1961-1962, Wilhelm Röpke devient président  de la société du Mont Pèlerin chargé de promouvoir les idées libérales. Le succès est un peu inattendu, car le climat de l’époque est marqué par une défiance à l’égard du libéralisme et du capitalisme. La CDU ou chrétiens démocrates, parti politique naissant, s’inspire d’un christianisme social ou même d’un socialisme chrétien et les socio-démocrates du SPD se réfèrent au marxisme. Mais en 1948, les autorités d’occupation nommèrent Ludwig Erhard, ministre de l’Économie. Ce dernier fit appel à de nombreux ordo-libéraux dont l’un d’entre eux, Alfred Müller-Armack, qui allait forger l’expression célèbre « l’économie sociale de marché ». Müller-Armack est l’un des négociateurs du traité de Rome et devient en 1958 secrétaire d’État chargé des affaires européennes. L’ordo-libéralisme joua un rôle clef dans l’élaboration du système et des politiques économiques allemandes comme l’illustre le statut de la Bundesbank en 1957. La Banque centrale est indépendante et n’est pas soumise aux directives du Gouvernement. L’État ne doit pas intervenir par une politique laxiste qui pourrait favoriser l’inflation ou rigidifier les marchés. Mais la politique sociale que l’Allemagne mettra en œuvre au cours des années 1960 n’aura pas pour inspiration l’ordo-libéralisme. Et c’est là que surgit toute l’ambiguïté de l’expression « économie sociale de marché ». Le terme social n’est en rien synonyme d’État providence. Pour les ordo-libéraux, il renvoie à une société fondée sur la concurrence comme type de lien social. Ce type de société érige en principe premier les choix souverains des individus. Ce terme désigne aussi les fruits positifs des forces du marché. Mais l’économie sociale de marché n’est pas non plus l’économie libérale de marché. En effet, l’économie de marché est voulue par une société, mais l’ordre de marché est un construit déterminé par les buts de la société. Le social peut aussi bien dire une réalité forgée par l’action de l’État que la croyance dans les bénéfices du marché. Encore une fois, l’économie sociale de marché est différente de l’État providence. L’État social pour les ordo-libéraux est un mal nécessaire mais dont il faut limiter l’expansion. Wilhelm Röpke affirme : « La fatalité veut qu’il soit extraordinairement difficile de réagir pendant qu’il est encore temps contre les démagogues sociaux qui utilisent les promesses de l’État providence et de la politique inflationniste en vue de la corruption politique des masses » [7]. Autrement dit, l’inflation comme l’État providence offrent de faux remèdes et permettent d’obtenir des gains électoraux pour des politiques peu scrupuleux. La politique sociale pour ce courant se réduit à une législation protectrice mais a minima des travailleurs et à une redistribution fiscale limitée. Il importe que les agents puissent toujours participer au jeu du marché.

La mise en œuvre stricte des principes ordo-libéraux court en fait de 1948 à 1966. Mais de 1966 à 1982, avec la présence d’hommes politiques socio-démocrates comme Willy Brandt ou Helmut Schmidt, des orientations plus welfaristes ou d’inspiration keynésienne nuancent les principes ordo-libéraux. Au cours de la période 1982-1998 avec l’accession au pouvoir d’Helmut Khol, des inflexions libérales se font remarquer en matière économique mais l’édifice social bâti par la génération précédente demeure. Il faut attendre 1998 et les gouvernements de Gerhard Schröder puis d’Angela Merkel pour voir un retour plus net à l’inspiration ordo-libérale avec les réformes de l’État social Allemand. On peut penser à la réforme du marché du travail qui se doit de devenir plus flexible, la réforme du système de santé qui augmente la ponction des assurés. Ces réformes mettent en œuvre un principe ordo-libéral clef : la priorité de la production par rapport à la redistribution. Il importe de ne pas confondre une forme allemande de capitalisme, le capitalisme rhénan défini en son temps par Michel Albert, et l’économie sociale de marché. En effet, le modèle allemand porte dans son histoire deux composantes : l’une plus libérale et l’autre plus welfariste. La première plus ordo-libérale et l’autre plus socialisante. Ces deux dimensions entrent en tension et le choix libéral semble désormais l’emporter.

L’ordo-libéralisme et la construction européenne

L’ordo-libéralisme ne connaît pas seulement une fortune dans l’Allemagne d’après-guerre, il va devenir progressivement l’un des piliers doctrinaux de l’Union européenne et ce dès les débuts de l’aventure européenne.

Il convient d’abord de ne pas oublier que la construction européenne est aussi et surtout le fait d’hommes engagés dans leur siècle. On peut penser à Robert Marjolin ou Jacques Rueff. Ce dernier écrit en 1958 : « Le marché institutionnel est ainsi l’aboutissement et le couronnement de l’effort de rénovation de la pensée libérale qui a pris naissance il y a une vingtaine d’années, qui sous le nom de libéralisme, ou de libéralisme social, voire de socialisme libéral, a pris conscience progressivement de ses aspirations et des méthodes propres à le satisfaire. » [3].

Ce marché prend la forme du traité de Rome en 1957, mais non sans complexité, car ce traité est un compromis avec d’autres principes davantage issus d’un certain fédéralisme ou d’une logique plus interventionniste.

En effet, le traité illustre de manière complexe un double compromis entre une position française alors favorable à l’élaboration de politiques communes et la position allemande elle-même, fruit d’un compromis entre le courant fédéraliste et le courant ordo-libéral [3]. Pour ce dernier, il fallait envisager une intégration fonctionnelle des marchés c’est-à-dire la mise en œuvre progressive de la libre circulation des biens, des services et des capitaux.

Le traité fondateur de la communauté européenne en porte la marque à l’article 3, visant « l’établissement d’un régime assurant que la concurrence n’est pas faussée dans le marché commun ». Ce même document rappelle également avec force les quatre libertés fondamentales qui nécessiteront plus de cinquante ans de mise en œuvre pour les voir réellement appliquées : liberté de circulation des personnes, des marchandises, des services et des capitaux.

Le traité de Rome établit donc la coexistence de différents principes, celui de la concurrence comme celui plus interventionniste des communautés (nucléaire, charbon, agriculture). Cette cohabitation se remarque dans l’organisation des services publics puisque les monopoles d’État chers à la France en matière d’énergie, de transport, de télécommunications peuvent demeurer. Mais le principe concurrentiel va grandissant et tend à devenir hégémonique. À partir des années 1970-1980, il ne s’agit plus de « fabriquer l’ordre de la concurrence par la législation européenne, mais fabriquer la législation européenne par le libre jeu de la concurrence. Ce qui semble se dessiner aujourd’hui c’est une sorte de mutation de certains courants de l’ordo-libéralisme, témoignant d’une convergence de plus en plus grande entre les deux “souches” principales du néo-libéralisme, la souche allemande et la souche austro-américaine » [3].

Cette centralité du principe de la concurrence à partir du Marché unique explique le poids de la direction générale de la Concurrence de la Commission. Jean-Paul Fitoussi dans son ouvrage La règle et le choix en 2004 [5] souligne l’existence d’un gouvernement économique de fait en Europe composé de la Banque centrale européenne, de la direction générale de la Concurrence de la Commission et du Pacte de stabilité.

La concurrence comme principe clef est renforcée par la mise en œuvre d’orientations ordo-libérales dans le domaine de la politique économique conjoncturelle. Cette dernière doit être inscrite dans le cadre de règles qui limitent l’interventionnisme de nature keynésienne.

Le traité de Maastricht et le Pacte de stabilité et croissance limitent les déficits budgétaires à 3 % et la dette publique à 60 %.

En matière monétaire, la stabilité des prix est érigée en objectif principal. Là encore, le traité de Maastricht rappelle que la mission de la Banque centrale européenne est d’assurer principalement la stabilité des prix et sans préjudice porté à ce dernier, il lui est possible d’agir en faveur de la croissance et de l’emploi. Pour conduire cette mission, les ordo-libéraux insistent sur la nécessité d’une Banque centrale indépendante des pouvoirs publics.

De manière générale, cette doctrine exprime une réticence à l’égard des pouvoirs élus et considère qu’un certain ordre économique et social doit être confié à des instances techniques, nous dirions aujourd’hui technocratiques. La politique conjoncturelle est ainsi vouée à une certaine disqualification au profit des réformes structurelles qui ont vocation à renforcer les mécanismes de marché en particulier sur le marché du travail. Au cours des années 1990, la plupart des économies européennes ont engagé des réformes de cette nature : l’Italie, l’Allemagne et la France ont très largement flexibilisé leur marché du travail, ont engagé des réformes proches en matière de régime des retraites, etc.

L’ordo-libéralisme et ses représentants comme Walter Eucken ont au départ exprimé une certaine défiance à l’égard de projets comme la Communauté européenne du charbon et de l’acier qui contenait une dimension trop planificatrice, mais progressivement ils ont su faire de la construction européenne le champ d’application de leurs principes. Cependant l’ordo-libéralisme du départ a été à son tour concurrencé par des conceptions libérales plus radicales d’inspiration austro-américaine qui ont voulu généraliser les principes de la concurrence libre et non faussée à tous les niveaux de la construction européenne [3].

L’actualité de l’ordo-libéralisme et sa contestation

La gestion ordo-libérale de la crise des dettes souveraines

Une certaine chronologie de la crise permet de voir cette réaffirmation. La crise dite des subprimes qui démarre à l’été 2007 pour connaître une accélération à partir de septembre 2008, ouvre une brève période keynésienne dans la définition des politiques économiques en Europe. L’ordo-libéralisme à l’œuvre (Pacte de stabilité, lutte contre l’inflation, indépendance des banques centrales, équilibre budgétaire) connaît un relatif ébranlement. Les politiques de règles semblent connaître un certain discrédit. Le Pacte de stabilité et de croissance ne semble pas avoir empêché la crise, ni générer la croissance nécessaire pour le dynamisme de la zone. La recherche de la stabilité des prix a eu plus le souci de faire pièce à l’inflation qu’à la déflation.

De manière modeste et faiblement coordonnée, l’Union européenne a mis en œuvre des plans de relance qui lui ont permis de connaître une certaine reprise courant 2009. Mais à l’automne 2009, commence une nouvelle phase de la crise mondiale. Son centre de gravité devient l’Union européenne et prend le nom de crise des dettes souveraines. Elle sera rapidement analysée comme le résultat de l’inconséquence budgétaire de nombre d’États jugés laxistes et peu désireux de mettre en œuvre des réformes structurelles.

L’Allemagne de la chancelière Merkel insiste pour envisager une solidarité financière entre les États et l’assortir d’une conditionnalité stricte en matière de respect de certaines règles budgétaires. Les principes ordo-libéraux, comme fondement même de la construction, sont alors rappelés avec force et tendent à l’emporter.

Le premier d’entre eux est celui de l’équilibre budgétaire. Pour s’en convaincre, il suffit d’observer les politiques économiques qui sont mises en œuvre dans la plupart des nations européennes depuis 2010. L’équilibre budgétaire, objectif intermédiaire des politiques économiques, redevient l’objectif final.

Mais de manière plus pérenne, le traité sur la Stabilité, la Coordination et la Gouvernance (TSCG) fait de l’équilibre budgétaire une règle d’or qui doit faire l’objet d’une inscription dans la constitution des États membres et détermine à sa manière une constitution en matière économique. Ici, la marque de l’ordo-libéralisme est saillante car cette doctrine libérale n’a pas pour seule vocation d’édicter une politique conjoncturelle plus de rigueur que d’austérité mais à faire naître un ordre. La politique économique dans l’optique ordo-libérale doit être prévisible pour les agents économiques.

Les seules politiques possibles comme le dit Walter Eucken ne sont pas des politiques de conservation mais des politiques d’adaptation. Le dernier mot a toute son importance car il reflète bien le discours à l’œuvre des politiques ou élites européennes. En effet au nom de la mondialisation et des changements qu’elle entraîne, les nations, les populations européennes sont invitées à accepter des adaptations en matière de droits sociaux et de protection de l’emploi. La mise en avant de la compétitivité comme thème dominant des politiques économiques l’illustre car il s’agit bien d’être concurrentiel aussi bien pour les hommes que pour les nations.

La crise a permis aussi une accélération de la mise en place d’un ordre concurrentiel. La conditionnalité de l’aide aux pays en difficultés devait, en lien avec le FMI, se traduire par la mise en œuvre de plans d’ajustements structurels à même de valoriser les mécanismes de marché et de restreindre le périmètre d’intervention de l’État. Il suffit de penser aux vastes programmes de privatisation de la Grèce ou du Portugal. Dans un autre registre l’Italie de Mario Monti, ancien commissaire à la concurrence, interprétant les difficultés de l’Italie comme un manque de libéralisation a estimé nécessaire de faciliter les licenciements pour donner la flexibilité nécessaire au marché du travail. C’est la réforme de l’article 18 du statut des travailleurs italiens de 1970.

L’ordo-libéralisme de par sa méfiance à l’égard de l’État et des autorités élues a exprimé sa préférence pour des conseils scientifiques avisés à même de dessiner des politiques favorables à la concurrence et aux mécanismes de marché. Jusque-là la Commission et la Banque centrale en ont été les illustrations. Mais la crise des dettes souveraines a amplifié ce trait.

Les gouvernements en place, sous l’effet de la spéculation qui menaçait leurs économies, se sont retirés, au profit de gouvernements techniques à même d’établir des politiques soustraites à la discussion et au débat démocratique. On peut penser à l’éviction de Geórgios Papandreou au profit de Loukàs Papadímos ancien membre du conseil des gouverneurs de la Banque centrale européenne, sans compter la Troïka : FMI, Banque centrale européenne et Commission qui définissent les politiques économiques à suivre de la part des pays du Sud afin d’obtenir les aides nécessaires puisque leur accès aux marchés financiers est restreint ou simplement interdit.

La contestation de l’ordo-libéralisme

La gestion ordo-libérale a fait l’objet d’une contestation vive aussi bien intellectuelle que politique. Le bilan de trois ans d’austérité inquiète : le chômage connaît un accroissement significatif et particulièrement parmi les jeunes. Il suffit de penser aux taux de chômage des Grecs, Espagnols, Portugais ou encore Italiens. Les dettes publiques ne se réduisent pas. Le TSCG pourrait bien s’inscrire au registre des traités mort-nés.

La contestation des principes ordo-libéraux se trouve plus présente dans la société civile : associations, manifestes, appels à des politiques différentes. Mais le consensus entre gouvernements et élites en général ne semble pas encore se briser. Certes des brèches apparaissent (contestation de la gestion de la crise grecque par les Européens de la part du FMI, remise en cause de l’impact des réductions des dépenses publiques).

Plus profondément encore, la défense des principes concurrentiels entrerait en tension avec une véritable politique industrielle dont le continent semble avoir besoin pour maintenir son niveau de vie et espérer une croissance plus vive.

Mais les principes ordo-libéraux demeurent. Les réformes structurelles restent l’horizon indépassable, le gel des politiques de relance au niveau national n’est pas remis en cause même si des aménagements sont consentis à la demande des gouvernements.

Conclusion

La construction européenne est mal connue et sa promotion incessante dans l’espace médiatique et politique comme horizon indépassable de notre temps ne contribue pas à la faire découvrir. Parfois une crise de vaste ampleur a le mérite de jeter une lumière crue sur un objet soustrait au débat. Ainsi l’examen approfondit et critique d’une littérature économique et politique de la construction européenne permet de comprendre que l’Europe dans ses intentions a été peu interventionniste et si elle l’a été, ce fut dans des sens particuliers comme le souci de la préservation des règles de la concurrence. La filiation intellectuelle d’une pareille orientation se trouve dans l’ordo-libéralisme allemand, courant allemand du libéralisme qui est né dans l’entre-deux-guerres et s’est développé après la Seconde Guerre mondiale. Il a nourri l’économie sociale de marché allemande après la guerre, laissant croire hâtivement à l’alliance entre le social et l’économique. Plus encore l’ordo-libéralisme a dessiné les orientations de la construction européenne en se mêlant à des traditions parfois plus radicales que les siennes comme l’orientation hayekienne ou au souci d’États plus interventionnistes. Aujourd’hui l’ordo-libéralisme semble triompher avec le rappel de l’austérité et d’un gouvernement par les règles. Mais la victoire est en trompe l’œil tant la contestation est forte. L’Union européenne peine à trouver une nouvelle dynamique et la méthode Monet des solidarités de fait économique marque le pas.

Notes
[1] Audier S., Le colloque Lippmann, aux origines du néo-libéralisme, Latresne, Le Bord de l’eau, 2008.
[2] Bilger F., La Pensée économique libérale dans l’Allemagne contemporaine, Paris, LGDJ, 1964.
[3] Dardot P., Laval C., La Nouvelle raison du monde : essai sur la société néo-libérale, Paris, La Découverte, 2009.
[4] Fitoussi J.-P., Le débat interdit : monnaie, Europe, pauvreté, Paris, Arléa, 1995.
[5] Fitoussi. J.-P., La règle et le choix : de la souveraineté économique en Europe, Paris, Seuil, 2002.
[6] Röpke W., La Crise de notre temps, Paris, Payot, 1962.
[7] Röpke W., Au-delà de l’offre et de la demande, Paris, Belles Lettres, 2009