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mercredi 6 mai 2015

Histoire : à l'origine de l'euro, un nostalgique de la "dureté de vivre" et des châtiments du ciel.







Le billet ci-dessous a pour but d'inaugurer une petite série de papiers relatifs à l'histoire de la construction européenne et à ses acteurs. Nous le devons à Frédéric Farah, un économiste ami de L'arène nue, dont on peut lire une interview ici (en duo avec Thomas Porcher) au sujet du TAFTA. 

Ce papier se compose : 
-- de la traduction d'une tribune écrite par l'un des concepteurs de l'euro, Tomaso Padoa Schioppa dans le journal italien Corriere della Sera en 2003. Certaines formules y sont saisissantes et révèlent assez bien les arrières pensées qu'eurent en leur temps les inventeurs de la monnaie unique. Des pensées de type religieux (glorification de la dureté de la vie et des châtiments du destin dans un but purificateur ou rédempteur) et répressives. C'est pourquoi il était intéressant de  traduire et de publier ce texte. 
-- d'un rapide rappel du contexte dans lequel a été écrite la tribune (nous sommes en 2003, la France et l'Allemagne viennent de s'affranchir des règles fixées dans le Pacte de stabilité det de croissance). 
-- d'un portrait du bonhomme (Padoa Schioppa). 

Ce rappel historique a, au passage, le mérite de rappeler que l'Allemagne ne fut pas toujours - loin de là - le pays budgétairement vertueux que l'on nous présente....


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Contexte entourant la tribune de Padoa Schioppa
 

L’année de l’écriture de l’article est importante dans la construction européenne puisque c’est la première crise sévère que traverse le pacte de stabilité et de croissance de 1997 qui prévoyait de limiter les déficits à 3% et la dette à 60% du PIB. 

En 2002 la commission européenne a proposé de prescrire à l’Allemagne et au Portugal un avertissement préventif pour risque de déficit budgétaire excessif, le Conseil suite à l’intense lobbying de l’Allemagne auprès de ses partenaires, repousse cette proposition.

Comme la dégradation des finances publiques s’est poursuivie, la Commission engage une procédure de déficit excessif à l’encontre de l’Allemagne le 21 janvier 2003 et de la France , le 3 juin 2003. Le conseil ECOfin malgré l’absence de mesures significatives en matière de réduction de déficits décide le 25 novembre 2003 de suspendre les procédures engagées vis-à-vis de l’Allemagne et de la France qui en étaient au stade de la prise de sanctions pour violations durables du pacte. 

Une crise se déclenche alors au sein du Conseil opposant la France et l’Allemagne d’un côté et les petits pays dits plus vertueux, entre le conseil et la Banque Centrale qui a maintenu en représailles une politique monétaire peu accommodante et enfin entre le Conseil et la Commission. La Cour de justice est saisi qui en 2004 annule la suspension de procédure tout en indiquant que le Conseil dispose d’un pouvoir d’appréciation des propositions de la Commission.

En 2005 le pacte originel est modifié pour tenir compte des circonstances économiques, comme une grave récession économique. Le gouvernement de l’Europe par la règle a été un échec, la crise de 2008- 2009 l’a illustré avec force. Pourtant l’union européenne persiste actuellement dans cette voie.... 
 
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Tribune de Tomaso Padoa Schioppa, Corriere della Sera, 26/08/2003
 
Des mesures structurelles difficiles mais obligatoires : retour à la réalité pour Berlin et Paris
 
« Les gouvernements de la France et de l’Allemagne semblent avoir choisi désormais sans réserve la voie de ce que le jargon économique nomme les réformes structurelles. Non ne savons pas s’ils iront jusqu'au bout. Mais si nous plaçons ce choix en perspective, nous pouvons en comprendre la signification historique et prendre le risque d’une prévision.
 
Il y a seulement six ans la France et l’Allemagne s’inscrivaient avec force dans le noyau des pays en règle sur tout : inflation et équilibre budgétaire, directives européennes et stabilité politique.
 
En réalité les graines de la difficulté étaient déjà en train de mûrir. L’Allemagne avait gagné depuis des années même des décennies, combinant la qualité de ses produits industriels (qui achète une Mercedes ne s’occupe pas du prix), avec une forte stabilité des prix. Les périodiques réévaluations du mark récompensaient cette combinaison et y contribuaient, parce que ce sont elles qui contrôlaient l’augmentation des prix.
 
La France quant à elle après la dévaluation de 1983, avait décidé avec une ferme détermination de faire comme « le meilleur de l’Allemagne » c’est à dire un très sévère contrôle des salaires année après année pour plus de compétitivité, favorisant ainsi la croissance.
 
Mais le succès de l’élan français contribua à affaiblir la position gagnante de l’Allemagne. En 1992-1993 refusant la dévaluation par rapport au mark, la France s’est interdit ainsi de retourner à un vieux mal (note du traducteur les dévaluations).
 
Dans la dernière décennie les deux parcours sont devenus impraticables.
 
Avant tout pour l’Allemagne, obérée par les coûts de la réunification allemande et de la perte de l’avantage du premier de la classe. Mais aussi pour la France qui vit s’épuiser les marges de la désinflation compétitive.
 
Quand la course de l’économie américaine cessa de faire croître tout le monde les défauts de chacun devinrent évidents et le besoin d’y remédier devint urgent.
 
La France et Allemagne se retrouvèrent avec un chômage et des déficits publics pesants ; de maitres sévères de la stabilité ils devinrent des élèves qui ne firent pas leur travail à la maison.
 
Ils ne restaient plus que les réformes structurelles : celles que Luigi Einaudi nommaient ses prêches inutiles : laisser fonctionner le marché en limitant l’intervention publique au strict respect des lois économiques et des critères de la compassion publique.
 
Dans l’Europe continentale un programme complet de réformes structurelles doit aujourd’hui prendre place dans le champ des retraites, de la santé, du marché du travail de l’école et dans bien d’autres.
 
Mais elles doivent être guidées par un unique principe : réduire le niveau des protections qui au cours du 20eme siècle ont progressivement éloigné l’individu du contact direct avec la dureté de vivre, avec les revers de fortune, avec la sanction ou la récompense de ses défauts et qualités.
 
Cent ou cent cinquante ans plus tôt le travail était une nécessité ; la bonne santé un don de Dieu, la prise en charge des personnes âgés, une action relavant de la piété familiale, la promotion de carrière une reconnaissance du mérite, le diplôme et l’apprentissage le résultat d’un métier et un investissement coûteux.
 
La confrontation de l’homme avec la difficulté de la vie était ressentie depuis les temps antiques, comme la preuve de l’habilité et de la chance.
 
Cette confrontation appartient désormais au domaine de la solidarité des individus envers l’individu besogneux et ici réside la grandeur du modèle européen.
 
Mais celui-ci a dégénéré dans un ensemble de droits, qu’un individu paresseux sans devoirs ni mérite revendique auprès de l’État.
 
L’Allemagne et France sont des pays à la structure étatique forte, conscients d’eux même et soutenus par classe dirigeante attentive à l’intérêt général. Dans les deux cas, le modèle de société, le même pour l’Italie, a besoin de courageuses et différentes transformations et dans certains cas plus grandes que celles qui échoient à l’Italie. Les difficultés seront très importantes. Mais il n’est pas difficile de penser que une fois la voie engagée, ces deux pays ne sachent la parcourir avec détermination. »

 
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Au sujet de Tommaso Padoa Schioppa
 
 
Le sourire engageant de Padoa Schioppa
Tommaso Padoa Schioppa (1940-2010) est un nom peu connu du grand public mais il est une figure centrale de la construction européenne. De formation, c’est un économiste issu de l’université Bocconi de Milan dont les orientations libérales, sont assez connues. L’ex président du conseil et ex Commissaire à la concurrence Mario Monti a été lui aussi diplômé de cette prestigieuse institution.
 
Padoa Schioppa a été ministre de l’économie et des finances du gouvernement de Romano Prodi de 2006 à 2008 et membre du directoire de la Banque centrale européenne. Entre autres fonctions, il a été membre du FMI et nommé au conseil d’administration de FIAT Industrial. Une fonction qu’il n’a pas eu le temps d’exercer. Il peut être considéré comme le père fondateur de la monnaie unique. Certains l’ont qualifié de «  force d’impulsion intellectuelle » de l’euro.
 
Comme le souligne l’historien Perry Anderson dans son ouvrage « le nouveau vieux monde » «  le rôle croissant de l’Italie, qui s’impose comme une troisième force dans les affaires de la Communauté (années 1980), est un trait caractéristique de ces années là. Le rapport sur l’Union économique et monétaire de 1989, qui a jeté les bases de ce qui allait devenir le traité de Maastricht, a été rédigé par un Italien, Tommaso Padoa Schioppa, le plus fervent partisan d’une monnaie unique, et c’est à l’initiative d’une autre italien Andreotti qu’est ajoutée à la dernière minute au traité la limite de 1999….. ».
 
Pour retracer la généalogie économique de cette monnaie unique, il faut faire retour sur l’apport de Padoa Schioppa à la naissance de la monnaie unique. Il publie un rapport important en 1987 «  efficacité, stabilité, et équité, une stratégie pour l’évolution du système économique de la Communauté européenne » en s’appuyant sur la théorie de l’économiste Mundell (impossibilité d’avoir dans le même temps change fixe, libre circulation des capitaux et indépendance des politiques monétaires et libre échange). Pour lui, l’Union monétaire n’est pas une option mais une obligation car dans un espace financier européen, le marché unique provoque un accroissement des flux de devises donc la pression sur la monnaie des pays déficitaires. Selon lui, l’absence d’une monnaie unique va réduire dans le cadre du marché unique les marges de manœuvre des pays déficitaires. Lorsqu’on connait la suite on mesure encore plus l’échec du projet.
 
Un choix s’impose alors : si on veut préserver des politiques monétaires autonomes et le système monétaire européen alors il faut abandonner le marché unique.
 
Mais si le grand marché est conservé, la solution à la volatilité des changes est la renonciation à la souveraineté monétaire donc admettre la nécessité d’une monnaie et d’une banque centrale uniques. C’est la solution de notre économiste italien.
 
En avril 1989 le comité Delors suit les recommandations de Padoa Schioppa et propose un plan menant à une Union économique et monétaire. Tommaso Padoa Schioppa travaille alors à la conception de la banque centrale européenne dont il devient l’un des premiers membres du comité exécutif. Il y restera de 1998 à 2005.
 
Jacques Delors en 2011 affirme à son sujet «  la pensée et l’action telle est la réflexion première qui me vient à l’esprit lorsque j’évoque Tommaso Padoa Schioppa. La pensée est assise sur une culture exceptionnelle allant de l’histoire à l’économie sans oublier la science politique et donc l’art de gouverner et les exigences démocratiques ».
 
C’est dire l’importance du personnage dans la naissance de la monnaie unique. L’article écrit dans le « Corriere della Sera » révèle de manière assez nette une orientation profonde celle de la déconstruction de l’Etat social sous les coups de butoir des réformes structurelles. Ce programme est porté par le traité de Maastricht mais aussi par la stratégie de Lisbonne de mars 2000. La crise à l’œuvre depuis 2009 donne une fenêtre d’opportunité pour l’application brutale de ces réformes et pour le dire avec les mots de l’auteur et de «réduire le niveau des protections qui au cours du 20eme siècle ont progressivement éloigné l’individu du contact direct avec la dureté de vivre, avec les revers de fortune, avec la sanction ou la récompense de ses défauts et qualités. »
 
Voilà le projet contenu dans l’euro et la Grèce devient l’avant-poste de ce qui doit devenir la norme pour le futur. En somme la Grèce est le laboratoire de l’Europe de demain pour ne pas dire d’aujourd’hui.

 

4 commentaires:

  1. Merci pour ces retours aux origines...

    La contradiction, dans les propos de Schioppa, est bien cachée. Elle n'est pas si facile à débusquer.

    Pourquoi marché unique, libre concurrence, compétition effrénée, etc... sinon, même si ce n'est qu'implicite, pour plus de douceur de vie, de sécurité et de confort ? or, pour faire son chemin dans cette jungle du marché unique, de la libre concurrence et de la compétition effrénée, il faut, si l'on en croit Schiappo, accepter la dureté de la vie et une absence de protection devant ses risques. Le serpent se mord la queue, pour ne pas dire "c'est à se les mordre..."

    Où est le bon chemin ?

    Je crois qu'il faut fuir le "toujours plus", toujours plus de confort, toujours plus de consommation, toujours plus de sécurité, etc... On en meurt, de ce "toujours plus". La Grèce effectivement sous nos yeux en meurt...

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    1. Rassurez-vous, ça fait quelques temps que les classes populaires ont été sorties (de force) du "toujours plus" que vous critiquez.

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  2. XXI siècle = renaissance de l'esclavage alors que XX siècle a connu 2 guerres mondiales et une foultitude d'autres pour l'abolir ! Etranges Aliens que ceux qui nous arrivent à présent !

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  3. Une sélection naturelle en quelque sorte, une loi du plus fort ou du plus riche qui finira en un enfer sur terre. C'est une idéologie soit disant intellectuelle, scientifique ou technocratique pour justifier la bestialité du possédant, dissimulée évidemment sous de bonnes manières et de belles apparences avec l'aide de ceux qui se donnent des airs de bons apôtres, le nouveau clergé du système électoral.

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