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samedi 21 janvier 2017

« Les Français devraient souhaiter la réussite du Brexit », entretien avec David Todd







David Todd est historien et enseignant au King's College de Londres. Il notamment publié L'identité économique de la France : libre-échange et protectionnisme 1814 - 1851 (Grasset, 2008). Il a répondu ci dessous à quelques questions sur le protectionnisme, sur le Brexit, sur  les stratégies de Theresa May et de Donald Trump. 


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En tant qu'historien, vous avez travaillé sur les trajectoires idéologiques comparées de la France et de la Grande-Bretagne et sur la manière dont ces deux pays ont opté entre protectionnisme et libre-échangisme. A quel moment les deux pays ont-ils commencé à diverger sur ces questions et pourquoi ? 

Les cultures économiques française et britannique se sont forgées au cours de la première mondialisation, au XIXe siècle, en même temps que leurs traditions démocratiques. La Grande-Bretagne a opté pour le libre-échange parce qu’il correspondait de manière évidente à ses intérêts de première puissance exportatrice de produits manufacturés. Mais le « free trade » avait aussi une forte connotation démocratique, puisque la protection douanière des productions agricoles profitait d’abord aux grands propriétaires de l’aristocratie terrienne. L’hostilité viscérale des britanniques à la politique agricole commune (PAC) européenne est un relent de ce libre-échangisme démocratique.

En France, en revanche, si les classes dirigeantes préféraient le libre-échange, par conviction et par désir de collaborer avec la Grande-Bretagne à l’exploitation du globe, les petits producteurs industriels et la paysannerie penchaient fortement pour le protectionnisme. Le traité de libre-échange conclu par le Second Empire avec la Grande-Bretagne en 1860 fut très impopulaire, alors que la politique protectionniste de la Troisième République a contribué à la solidité du régime qui a mis fin à l’instabilité politique française après 1789.

Les politiques commerciales sont parfois allées à l’encontre des cultures économiques – la Grande-Bretagne a pratiqué un protectionnisme modéré des années 1930 aux années 1970, la France a libéralisé ses échanges depuis cette période – mais souvent au prix d’un malaise politique.

Dans son grand discours du 18 janvier sur le Brexit, Theresa May a annoncé vouloir quitter le Marché unique européen pour tendre vers « une Grande-Bretagne vraiment globale ». Elle souhaite ne plus privilégier le commerce intra-européen et veut faire de son pays « une grande nation de commerce dans le monde entier ». Ça peut sembler étonnant dans la mesure où les électeurs britanniques ayant voté pour la sortie de l'UE semblaient s'exprimer dans le même temps contre les effets de la mondialisation. Theresa May entend-elle seulement répondre à ceux qui ont intenté à son pays un procès en « repli national », ou veut-elle renouer avec la tradition d'une grande nation marchande ?

L’accent mis par Theresa May sur l’ouverture commerciale est logique et habile compte tenu de la prégnance idéologique du libre-échange en Grande-Bretagne. En même temps, les seules mesures concrètes annoncées, sur le contrôle des flux migratoires, correspondent à une logique de rupture avec la mondialisation. Comme l’a montré le New Labour de Tony Blair, dont le discours portait aux nues l’économie de marché tout en procédant à la plus forte expansion des politiques publiques depuis l’après-guerre (dans l’éducation, la santé et le logement), la classe politique britannique est une championne de la communication. Les sociaux-démocrates allemands de Gerhard Schröder ont malheureusement été plus honnêtes, en détricotant comme ils l’avaient annoncé la protection sociale outre-Rhin.

Dans le même temps et comme l'explique ici l'économiste Olivier Passet, Donald Trump semble se diriger, aux États-Unis, vers une stratégie qui fait perdurer le néolibéralisme à l'intérieur du pays mais privilégie le protectionnisme vis-à-vis de l'extérieur. Ces deux pays de « l'Anglosphère » que sont les États-Unis et la Grande-Bretagne, tous deux gouvernés par des conservateurs fraîchement élus, vont-ils diverger sur l'usage du libre-échange commercial ?

La culture économique américaine est profondément différente de celle de la Grande-Bretagne. Le Nord anti-esclavagiste qui a remporté la Guerre de Sécession en 1865 était aussi très protectionniste, alors que les Etats confédérés du Sud avaient inscrit le libre-échange des marchandises, à côté du droit à posséder des esclaves noirs, dans leur constitution. Le programme économique de Donald Trump renoue donc à beaucoup d’égards avec celui du parti Républicain d’Abraham Lincoln, à la fois ultra-capitaliste et ultra-protectionniste. Même la vulgarité de Trump et les soupçons de corruption qui planent sur lui rappellent certains présidents américains (Andrew Jackson, Ulysses Grant) qui déjà horripilaient les observateurs européens du XIXe siècle.

Je pense donc que les Etats-Unis et la Grande-Bretagne vont tenter de rompre avec la mondialisation selon des modalités différentes. Je ne crois pas à l’Anglosphère comme projet politique et économique sérieux. Aux Etats-Unis le concept n’intéresse que quelques intellectuels, souvent d’origine britannique comme l’historien écossais Niall Ferguson. En Grande-Bretagne, la conscience d’appartenir à une communauté anglophone de 500 millions d’habitants a certainement joué un rôle dans le vote en faveur du Brexit. Comme beaucoup l’ont souligné depuis Ernest Renan, le nationalisme est une foi de substitution à la religion, mais qui en conserve sur le plan métaphysique le besoin d’une dimension universelle. En pratique, les Britanniques conservent une certaine méfiance envers la brutalité américaine, que la catastrophe de la guerre en Irak a renforcé. Le Trumpisme et le Mayisme sont cousins sans être identiques, ils restent avant tout des nationalismes.

Et la France dans tout ça ? En s'intégrant à une Union européenne dont la politique commerciale est un domaine de compétence exclusif et qui interdit de se protéger, n'a-t-elle pas renoncé à sa propre tradition économique ?

Oui, la France est dans une impasse poignante. La dimension universelle du patriotisme français contemporain étant le projet européen, une réaffirmation nationale aux dépens de celui-ci paraît un prix lourd à payer. Même le protectionnisme de la troisième et de la quatrième république était tempéré par une forte intégration commerciale avec l’empire colonial. D’un autre côté, l’éviscération économique de la France (et des pays méditerranéens de la zone euro) par l’Allemagne est insupportable.

La majorité de la classe politique française semble continuer à espérer un aggiornamento de l’Allemagne, qui comme l’Amérique du plan Marshall prendrait ses responsabilités de puissance dominante et poursuivrait des politiques budgétaire, monétaire et commerciale favorables à ses partenaires. Le consensus sur ces questions qui prévaut en Allemagne – ce sont les Verts et les Sociaux-Démocrates allemands qui ont théorisé ces politiques rigoristes, au nom de la soutenabilité environnementale et démographique – suggère que la droite et la gauche françaises, tels Vladimir et Estragon, attendent Godot.

Les Français devraient souhaiter la réussite économique du Brexit, soit parce qu’il forcera l’Allemagne à changer de politique pour sauver l’Union européenne, soit parce qu’il fournira un modèle à suivre si la France devait elle aussi la quitter. Dans ce dernier cas, la France pourrait se rappeler qu’elle est un pays atlantique et non seulement européen. 

Aujourd’hui l’Amérique et la Grande-Bretagne font figure de croquemitaines dans les débats français, mais c’est le fruit de caricatures et d’une vision à très court terme. Ces deux pays ont inventé la démocratie libérale, la redistribution massive des revenus (New Deal) et l’assurance maladie universelle (Plan Beveridge). Le niveau des inégalités y est aujourd’hui scandaleusement élevé, mais la tendance s’est récemment inversée, alors que l’Europe continentale continue à se débattre dans le chômage de masse et des inégalités croissantes. L’alternative à ce choix atlantique, c’est un alignement de la France sur la défense de la mondialisation par l’Allemagne et par la Chine, la seule grande puissance gouvernée par un parti unique: est-ce préférable, ou même raisonnable ?

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Pour aller un peu plus loin sur la question du protectionnisme dans l'histoire économique française, on peut également visionner ceci





2 commentaires:

  1. Je ne vois pas en quoi le contrôle des flux migratoires est une logique de rupture envers la mondiallisation.

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  2. "Les Français devraient souhaiter la réussite économique du Brexit"

    Les vœux pieux, c'est bien joli, mais la réalité est têtue, le Brexit sera un échec tout comme Trump aux USA. Tant de naïveté en est presque criminel pour ceux qui vont subir aux US et GB les conséquences de ces idioties hors d'âge.

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