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jeudi 14 mai 2015

Charlie, Todd, le bébé et l'eau du bain







Le texte ci-dessous est une réflexion autour du livre d'Emmanuel Todd, dont le moins qu'on puisse dire est qu'il a ébouriffé du monde. Moi y compris. D'une part parce je le trouve à la fois brillant et contestable, ce qui n'est pas une mince affaire. Ensuite parce que j'ai l'impression que son auteur vient peut-être de marquer un but contre son camp, ce qui me désole. Enfin parce qu'il me semble qu'il a souvent été lu comme s'il était un bloc, ce qui peut hélas conduire à louper le meilleur. 

Il est vrai qu'il est difficile de se retrouver dans l'ouvrage de Todd pour les gens qui, tout comme lui :
- s'opposent vigoureusement à la construction européenne telle qu'elle va, et aspirent à se débarrasser au plus vite de la monnaie unique,
- éprouvent du respect pour la Russie, et voient parfaitement ce que la France aurait à gagner à se rapprocher de ce grand pays,
- n'hurlent pas au scandale quand ils entendent dire qu'il existe, au sein de la classe politique française et notamment dans le rapport à l'Allemagne, un petit quelque chose de l'ordre du « vichysme post-moderne », selon une expression du ministre grec Yanis Varoufakis que ne renierait sans doute pas Todd, 
- ont le cœur à gauche mais rejettent absolument le catéchisme du « droit à la différence », tant ils sentent tout le potentiel ségrégatif qui se niche dans les idées faussement généreuses de la gauche « diversitaire »,
- sont favorables l'exogamie, absolument pas hostiles à l'idée d'une France multiethnique, mais très hostiles, en revanche, à celle d'une France multiculturelle,
- sont prêts à convenir que les manifestations du 11 janvier 2015 ont avant tout réuni des  représentants des catégories supérieures et intermédiaires, qu'il n'y avait là ni « les banlieues », ni l'électorat du Front national issu des catégories populaires, et que ça ne plaide que moyennement en faveur de la thèse de « l'immense sursaut populaire ». 

Il est difficile, donc, de se retrouver dans l'ouvrage d'Emmanuel Todd pour des gens qui lui ressemblent, mais qui pourtant
- sans trouver Charlie Hebdo fantastiquement drôle, rejettent l'idée que ce journal soit « islamophobe ». Et rejettent plus encore la comparaison des caricatures de Mahomet à celles des Juifs de jadis. Caricaturer Mahomet, c'est se moquer de croyances, d'idées, pas d'individus, 
- sont résolument laïques (mais non « laïcards » ou « laïcistes » ), et ne trouvent pas judicieux d'abandonner la laïcité soit aux européistes et aux néolibéraux (qu'en feraient-ils ?) soit aux groupes d'extrême-droite qui l’instrumentalisent (voir un article ici à ce sujet). 

Il m'a donc semblé important de mettre un peu d'ordre dans tout ça, de trier les patates et d'essayer de déterminer s'il faut noyer - ou pas - le bébé dans l'eau du bain. 


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Il y a du monde dans le dernier livre d'Emmanuel Todd. S'y bousculent pêle-mêle des « laïcistes radicaux », des « néo-républicains », des « MAZ », ainsi que les désormais célèbres « catholiques zombies ». A en croire le démographe, tout ce que le pays compte de gens « pas sympas », ou, plus exactement, de gens « sympas-en-apparence-mais-dangereux-dans-leurs-tréfonds », serait descendu dans les rues de France le 11 janvier 2015 pour exprimer son « islamophobie ». Bref, le 11 janvier, c'était un peu Freaks ou la monstrueuse parade

On comprend que ceux qui ont foulé le pavé ce jour-là aient été choqués par la thèse. Blessés même. On sait - le nier serait immodeste - qu'il existe des « inconscients collectifs » et qu'on est  souvent mu par des déterminismes qu'on ne soupçonne même pas (les intérêts de classe, par exemple). Pourtant, les individus ne sont jamais que cela, et les citoyens moins encore. On l'espère en tout cas. Car comment croire encore à la démocratie si l'on rejette l'hypothèse d'un citoyen autonome, capable d'exercer sa raison et de faire des choix libres ? Emmanuel Todd le sait d'ailleurs puisqu'il concède qu'« on ne peut jamais enfermer une personne dans une détermination anthropologique » (p.171).

On n'aime donc guère, en tant qu'adulte s'estimant responsable et capable de formuler un jugement en conscience, s'entendre expliquer que ce pour quoi on dit avoir manifesté n'était que le faux nez de motivations troubles. Et l'on n'aime guère écoper d'un procès en « racisme refoulé » quand on a seulement souhaité exprimer cette idée simple : il est inadmissible d'assassiner pour des dessins, et la liberté d'expression ne se discute pas. Ça encore, Todd le sait puisque la conclusion du livre énonce ceci : « le droit au blasphème est absolu. Les forces de l'ordre doivent assurer la sécurité des blasphémateurs. Les ministres de l'Intérieur qui échouent dans cette tâche doivent rendre des comptes à la nation » (p.233). 

L'auteur a donc pris le parti délibéré de choquer. Ou de blasphémer si l'on veut. Car oui, ainsi qu'il l'affirme, il y avait bien une dimension religieuse dans le mouvement « Charlie ». Il y avait, comme l'explique Régis Debray, « un sacré retrouvé [qui] n'a pas été avoué, mais vécu dans l'émotion fusionnelle qui est son signe distinctif ». Il y a donc eu l'inévitable corollaire de toute religiosité : l'interdiction faite aux sceptiques de formuler leurs doutes sous peine d'être conspués. Ce que nous avons sacralisé, écrit encore Debray, « c'est l'idée qu'on peut rire de toute chose. Sauf des rieurs, bien entendu, surtout quand la mort les a plus qu'héroïsés : sacralisés ». Dans ces conditions, gare à celui qui osait - et qui ose encore - n'être point Charlie. Il s'expose à subir les effets répressifs d'un singulier « maccarthysme démocratique » (Debray toujours), celui-là même qu'Emmanuel Todd a décidé de mettre au défi. 

La démarche est louable mais le ton défrise. On sent un peu la volonté de « choquer le bourgeois ». L'un des objectifs de l'auteur de Qui est Charlie ? est bien d'ailleurs de montrer l'uniformité sociologique des manifestations du 11 janvier, essentiellement peuplées de représentants des classes moyennes et supérieures et provenant en masse, selon les cartes figurant dans l'ouvrage, des régions fraîchement déchristianisées ou « catholiques zombie »(1). Toutefois, en adoptant un ton polémique, Todd  aboutit peut-être à ce qu'on passe à côté du meilleur de son livre. Car cet essai est aussi - surtout ! -, une réflexion argumentée, parfois même magistrale autour de la valeur d'égalité, de la centralité qu'un certain nombre de déterminants anthropologiques ont conféré à celle-ci dans l'histoire de notre pays, et de la manière dont, hélas, elle dépérit. 

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Si Emmanuel Todd semble n'avoir guère de tabous, il a ses totems. Son sacré à lui, c'est l'idée égalitaire et tout ce qui va avec : une inquiétude face au décrochage des milieux populaires, une préférence nette pour le mélange des gens donc pour l'exogamie, un assimilationnisme assumé (2) qui se défie du discours faussement bienveillant mais authentiquement excluant porté par la gauche differentialiste : « officiellement, le PS est depuis les années 1980 le défenseur des immigrés et de leurs enfants. Son « antiracisme » est constant. Il a patronné le mouvement SOS Racisme (…) il évoque encore de temps en temps le droit de vote des étrangers aux élections locales. Cet engagement s'est toutefois inscrit dès le départ dans une logique multiculturaliste qui insiste sur le « droit à la différence », symptôme pour ainsi dire clinique d'ancrage dans un inconscient inégalitaire » (p. 170).

On ne peut qu'être séduit par l'attachement du démographe à l'idée d'égalité, de même que par l'originalité des analyses qu'il formule autour de ce thème. On l'a sans doute trop peu dit mais l'essai est d'abord né d'une volonté de comprendre la montée dramatique de l'antisémitisme dans les banlieues. Le facteur explicatif donné ici est le suivant : cet antisémitisme serait le fruit d'un égalitarisme perverti, ou d'une « xénophobie universaliste ». Il serait principalement le fruit d'un tropisme égalitaire contenu en germe dans la « famille communautaire arabe » (3) et profondément contrarié par la "différence juive" pour deux raisons. D'une part parce que celle-ci, justement, est différence. Ensuite parce la capacité des Juifs à faire vivre cette différence les protège d'un mal qui dévore nos sociétés postmodernes, l'anomie. « Les individus d'origine maghrébine sont (…) beaucoup plus menacé par l'anomie que par le communautarisme » or « dans le contexte d'une atomisation du milieu social environnant, on imagine plutôt les juifs pratiquants enviés. Leur communautarisme les met à l'abri du vide » (p. 218). Une sorte de jalousie, en somme, vis à vis d'un communautarisme vécu comme plus performant, et déjà pressentie par un auteur comme Julien Landfried. Ce dernier, dans un essai  paru en 2007 (4), évoquait déjà l'existence d'un « antisémitisme de ressentiment »....

La « xénophobie universaliste », oxymore s'il en est, explique également selon Todd, l'attrait exercé par le Front national, de manière paradoxale, sur une partie de l'électorat des zone égalitaires françaises, phénomène déjà largement décrit dans Le Mystère français (recension ici). Cet électorat serait en fait exaspéré par la rémanence de différences visibles au sein des populations d'origine immigrée, cependant que son égalitarisme originel le pousse naturellement à stipuler que tous les hommes se ressemblent. En résulte un racisme réactif qui signe l'incapacité de « l'homme universel » à admettre la dissemblance, fût-elle transitoire, de populations d'origine étrangère en cours d'assimilation.  

Cette interprétation de la montée du vote FN et de sa localisation géographique est non seulement originale, mais également convaincante. Il faut sans doute y ajouter que le Front national s'est montré capable, sous la houlette de Marine Le Pen, de préempter le discours qui fut jadis celui de la gauche républicaine, un discours à la musicalité égalitaire que le président de la République est allé jusqu'à comparer récemment à celui du Parti communiste des années 1970. Rappelons enfin que le FN s'est arrogé le quasi monopole de la critique eurosceptique. Et pour cause : pétrifié à la pensée de « blasphémer l'Europe », les autres partis politiques se refusent de le lui disputer. Or le moins que l'on puisse dire est que la construction européenne est un formidable multiplicateur d'inégalité. A l'intérieur des pays membres d'abord : comment une Europe de la monnaie serait-elle être autre chose qu'une Europe de l'argent donc favorable aux populations les plus aisées ? Ensuite parce qu'elle favorise la hiérarchie entre les nations qui la composent. La survalorisation du « modèle allemand » et la muflerie quasi raciste dont sont victimes les peuples d'Europe du Sud le montre de manière spectaculaire. 

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Restent la charge contre le « laïcisme radical » d'une part, celle contre « l'islamophobie » d'autre part. 

Quant au procès du « laïcisme radical », il est difficilement compréhensible sous la plume d'un défenseur ardent de l'égalité. On saisit, si l'on est attentif, qu'Emmanuel Todd vise avant tout ceux qui considèrent que la laïcité seule vaut d'être défendue, et que le combat mené tambour battant en faveur de celle-ci dispense de mener tous les autres : « nombre d'intellectuels d'une gauche soi-disant critique ont été aspirés par la revendication de laïcité, substitut de la critique du libre-échange et de l'euro dont ils sont incapables » (p. 102). C'est là chose très juste, et cela méritait d’être dit, d'autant que le combat laïc mené de manière exclusive est voué à tourner dans le vide. Car évidemment, les politiques économiques et européennes menées depuis trente ans creusent les inégalités, contribuent à la déréliction du corps social, disloquent la nation et favorisent l'anomie. Évidemment, l'anomie génère la tentation de trouver refuge dans la religion : à défaut de pouvoir s'intégrer à une communauté nationale qui s'autodétruit, on cherche à s'intégrer à autre chose. Évidemment donc, tout cela contribue à durcir les attachements religieux de substitution, donc à fragiliser la laïcité. Le serpent peut ainsi continuer se mordre la queue à l'infini....

Pour autant, on ne peut s'empêcher de se désoler des attaques répétées à l'endroit du « laïcisme », car elles tendent à jeter le discrédit sur une laïcité qui, si elle ne doit pas être défendu seule, n'en mérite pas moins de l'être ! Sans compter que l'étrange concept de « laïcisme » pose un problème de logique. Il laisse penser qu'être laïque est une option spirituelle comme une autre, susceptible elle aussi de dérive intégristes, ce qui est - ce qui devrait être en tout cas - impossible. En effet, la laïcité n'est en aucun cas une foi mais un mode d'organisation de la société visant à rendre tous les individus égaux devant la possibilité de pratiquer telle ou telle religion, ou de n'en pratiquer aucune. Comme expliqué ici, elle est « une organisation politique de la tolérance, un moyen de la rendre obligatoire en lui donnant la forme de la loi », donc en se prémunissant du caractère purement subjectif de la tolérance individuelle. Qu'est-ce alors que le « laïcisme» ? Un intégrisme de l'égalité de tous dans la liberté de conscience ? Une déviance totalitaire de la tolérance ? On est perplexe.

« L'islamophobie » enfin, que l'auteur de Qui est Charlie ? semble supposer commune, au moins à l'état latent, à l'ensemble des manifestants du 11 janvier et, en amont, aux journalistes de Charlie Hebdo, est l'autre notion problématique dans le livre. Il serait bien sûr idiot de nier qu'une telle passion triste pût exister mais enfin, la mettre dans le même sac que la gaudriole anticléricale.... Todd va jusqu'à écrire que « le blasphème soit sur sa propre religion ne devrait pas être confondu avec le droit au blasphème sur la religion d'autrui » et à déplorer que l'on puisse s'autoriser à moquer « la religion d'un groupe faible et discriminé » (p.15). Mais enfin, de quel groupe faible et discriminé parle-t-on, dès lors qu'un chapitre entier est consacré à rappeler - très justement - la nocivité et l'absurdité d'une essentialisation des Français musulmans ? Enfin, faut-il le rappeler, pour un athée, la religion quelle qu'elle soit est toujours la religion de l'autre. 

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Qui est Charlie ? est tout sauf un quick book écrit sur le coin d'une table entre la poire et le fromage. C'est un livre dense et souvent très brillant. Mais sa particularité - qui explique sans doute l'émotion générée par sa parution - est qu'il semble parfois mêler deux niveaux de discours

Il y a d'abord le discours scientifique, à partir de l'analyse d'un fait social, le « 11 janvier ». Le sérieux de cette analyse, qui reprend beaucoup des travaux antérieurs du démographe, ne fait aucun doute, quoi qu'aient pu en dire des commentateurs fâchés. Mais se mêle à l'ouvrage un certain nombre d'appréciations plus idéologiques - notamment dans l’introduction - qui rendent parfois la lecture presque douloureuse. 

Bref, ce livre n'est pas un bloc. La bonne façon de l'aborder - car il faut l'aborder - reste sans doute comme préconisé ici, de le « débarrasser de sa gangue de portnawak ». 


(1) Cette notion semble avoir beaucoup choqué. Pourtant, était déjà hyper-présente dans Le Mystère français (2013) et n'avait pas fait réagir à l'époque. Dans un entretien publié ici, il est défini comme « un catholicisme qui est mort religieusement, mais socialement vivant ».

(2) En réalité, dans Le destin des immigrés, publié au milieu des années 1990, Todd manifeste déjà sa préférence pour l'assimilation, et explique que le différentialisme est en fait le produit de structures familiales inégalitaires. 

(3) Dans les travaux de Todd, on retrouve toujours quatre grand type de systèmes familiaux:la famille nucléaire absolue,   la famille nucléaire égalitaire, la famille souche et la famille communautaire. La famille communautaire correspond à un système familial dans lequel les relations parents/enfants sont plutôt autoritaires, mais les relations entre frères plutôt égalitaires. 

(4) Julien Landfried, Contre le communautarisme, Armand Colin, 2007.


lundi 25 mars 2013

Mélenchon / Moscovici : quelles conclusions tirer de la "guerre des gauches" ?





Il s’est passé deux choses fort regrettables pendant et à la suite au congrès de Parti de gauche qui s’est tenu ce week-end-end à Bordeaux :

  • d’une part, Jean-Luc Mélenchon est à nouveau sorti de ses gonds, éreintant le Parti socialiste en des termes si virulents qu’en dépit du bien fondé de nombre de ses arguments, notamment quant à la pente libérale prise par la politique économique du gouvernement, on en vient à ne plus désirer qu’une chose : qu’il se taise,
  • d’autre part, ses propos ont été amplifiés et déformés, de sorte qu’une accusation d’antisémitisme s’est abattue sur lui, en dépit de tout bon sens.

Que s’est-il vraiment passé ?

Après que son bras droit, le souvent mal inspiré François Delapierre, eut rangé Pierre Moscovici parmi les « 17 salopards de l’Europe et de l’Europgroupe », Mélenchon a cru bon d’en rajouter en affirmant ceci : « Moscovici a signé tout ce qu’il a pu à Bruxelles. Les accords de la troïka, la nappe, et même la notice du rasoir de Baroso. Il s’est pris pour un intelligent qui a fait l’ENA. C’est un comportement irresponsable de quelqu’un qui ne pense pas en français, mais dans la langue de la finance internationale ».

Coup de tonnerre dans le microcosme. L’AFP, qui semble s’être récemment lancée dans une collection de maladresses et d’imprécisions, déforme d’abord les propos du leader du Front de gauche. Selon elle, Mélenchon aurait qualifié Moscovici de « ministre qui ne pense pas français, qui pense finance internationale ».

Dans la foulée, n’écoutant que sa tendance à voir des fascistes partout, le journaliste Jean Quatremer twitte ceci : « Mélenchon n’est ni un ignorant ni un crétin. Dire que Mosco « ne pense pas français » c’est le sifflet à ultra-sons antisémite ». Et tout le Landerneau de suivre, criant haro sur le « facho ».

Antisémitisme ?

D’abord, que l’accusation d’antisémitisme est absurde. A moins qu’elle ne relève d’une parfaite mauvaise foi, pour trois raisons :
  • d’une part, comme l’explique le journal Politis, les propos que l’on a prêtés un peu vite à Mélenchon ne sont pas ceux qu’il a vraiment prononcés,
  • d’autre part, celui-ci s’est défendu d’avoir eu connaissance de « la religion » de Pierre Moscovici, et on le croit bien volontiers. Des tas de gens ignoraient jusqu’alors que le ministre fut juif. Et pour une bonne raison : des tas de gens s’en fichent éperdument. Par chance, peu nombreux sont ceux qui passent leur temps à vérifier qui est juif et qui ne l’est pas,
  • enfin, il est étonnant que les adversaires de Mélenchon aient immédiatement associé « penser finance internationale » à « Juif ». Il n’y aurait donc qu’un Juif pour « penser finance » ? Ceux qui font mécaniquement l’association devraient peut-être commencer par s’interroger sur eux-mêmes. Car Mélenchon, lui, voulait dire que Moscovici est libéral – ce qui est vrai.

Les vraies bonnes raisons d’être quand même consterné.

On est malgré tout consterné :
  • Parce qu’encore une fois, les militants de « l’empire du Bien » ont raté une occasion de se taire,
  • Parce que cette gauche qui voit des « antisémites », des « racistes » et des « réacs » partout, et qui, vêtue de fausse probité candide et de lin plus très blanc, s’indigne à longueur de colonnes de Libération ou des Inrockuptibles, est insupportable. Sûre de sa supériorité morale, traquant sans relâche la « bête immonde », elle ne parvient plus à dissimuler que les techniques d’intimidation qu’elle utilise, dont la « fascisation » de l’adversaire à tout propos, ne lui servent qu’à occulter un débat, notamment sur les questions économiques et sociales, qu’elle est désormais sûre de perdre,
  • Parce qu’à défaut d’être antisémite, on peut malgré tout reprocher à Mélenchon son emportement, sans cesse croissant, et qui le rend définitivement inaudible, au point qu’il ne peut plus être considéré comme une alternative possible à la gauche libérale,
  • Parce que la « gauche de la gauche », qui prétend elle aussi, désormais, être l’unique détentrice de la Décence et de la Vérité, a recréé un « empire du Bien » à sa mesure. Elle le défend contre « les sociaux-traitres », contre leurs « forfaitures » et leur « scélératesse ». Elle jette des anathèmes à son tour, selon les mêmes règles pavloviennes, au détriment, encore une fois, de tout débat de fond sur la politique économique actuellement poursuivie,
  • Parce qu’on a désespérément envie de renvoyer dos toutes ces belles âmes offusquées, et parce qu’on est bien en peine de choisir entre les « vertueux première mouture », désireux de purger la France du pétainisme rampant, et les « vertueux deuxième version », soucieux d’éradiquer les ennemis de classe.
  • Et parce qu’on finit par se demander, à force d’âneries, si l’on trouvera encore la force d’aller voter, la prochaine fois…

Lire et relire:
oh oui, baby, hitlérise-moi !  CLICK
Les réacs attanquent, les Inrocks les retoquent  CLACK
Quelles conclusions tirer de la défaite de mélenchon ?  CLOCK


mardi 20 septembre 2011

Astérix, national-socialix ?



« Tintin au Congo, BD raciste », on connaissait. Cette blague belge est inscrite dans notre patrimoine indignatoire depuis belle lurette. Ce qu’on savait moins, en revanche, c’est qu’il existe nombre de bandes dessinées nazies. Tour d’horizon :

Il y a quelques mois, un génie trop injustement méconnu répondant au nom d’Antoine Buéno publiait un Petit livre bleu dans lequel il livrait la quintessence de sa pensée politique. Pour lui, "la société des Schtroumpfs est un archétype d'utopie totalitaire empreint de stalinisme et de nazisme". Le grand Schtroumph ? Une représentation de Marx. La Schtroumphette ? Une potiche blonde dégoulinante d’une niaiserie toute antiféministe. Quant au méchant sorcier, ennemi juré des lutins bleus, il est laid, avare et affublé d’un nez crochu. Pour le prospectiviste (sic), la messe est dite : « comme les capitalistes occidentaux dans la propagande communiste, Gargamel est mû par la cupidité, l'intérêt égoïste et aveugle. Il a tout du juif tel que la propagande stalinienne le représente ».

L’histoire aurait pu s’arrêter là, et l’on aurait dit de Buéno « qu’il a tout du parfait charlatan tel que le bon sens populaire se le représente ». Hélas, l’homme a fait des émules. C’était au tour de Michel Serres, dimanche dernier, de vilipender une fable. Dans sa chronique du 18 septembre sur France Info, l’homme s’en prenait à Astérix et Obélix, héros d’un « album de revanche et de ressentiment », faisant systématiquement l’apologie de la violence sous stupéfiants (la potion magique) et typiquement fascistoïde dans son « mépris forcené de la culture ». Il est vrai que les libations des intrépides gaulois se passent souvent hors de la présence du barde, dûment attaché et bâillonné. On aurait pu y voir une dénonciation systématique et implacable des élégies mièvres de Francis Cabrel avant qu’il ne tonde sa moustache. Serres, lui, y décèle plutôt la Goering-attitude : « quand j’entends le mot culture, je sors mon revolver ».

Et l’on se prend à trembler en se rappelant les horreurs qu’on a sans doute offertes à nos enfants. N’avez-vous jamais songé que le monde enchanté de Winnie l’Ourson, peuplé d’animaux interlopes, n’est peut-être qu’une allégorie de cette bestialité froide tapie en nous et qui ne demande qu’à surgir ? N’avez-vous pas entrevu que l’appétence de l’ursidé pour le miel et sa tendance à chaparder ce nectar n’étaient probablement rien d’autre qu’une apologie de la gourmandise et du vol, autrement dit d’un péché doublé d’un crime ?

Heureusement qu’il reste les poupées. A condition bien sûr qu’on évacue la célèbre Barbie, dont on n’a point encore élucidé le mystère de ses liens avec Klaus….

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mardi 20 avril 2010

Kémi Séba : gourou ou leader politique ?

Parti Kémite, Tribu Ka, MDI : d'un sectarisme afromaniaque aux tribulations d'une extrême droite "plurielle".


S’il est une opposition qui eut mérité d’être explicitée lors d’un certain débat sur l’identité nationale, c’est sans doute celle du modèle d’intégration à la française, et celle du multiculturalisme à l’anglo-saxonne, qui fait la part belle à la célébration des « différences ».
L’exaltation jusqu’à l’essentialisation et à la hiérarchisation des différences et singularités, est l’une des constantes du discours de l’agitateur afrocentriste Kémi Séba. De même, ses références nombreuses au mouvement afro-américain Nation of Islam posent la question de l’émergence, en France, de revendications communautaristes radicales, permises par une inflexion mutliculturaliste d’inspiration anglo-saxonne, qui, paradoxalement, renforce les tenants du « monoculturel ».
Kémi Seba est l’une des figures représentatives, sans doute la plus hystérisée, de ce que l’on a appelé le « nouvel antisémitisme », dont l’existence est tantôt exagérée, tantôt niée, tant ce phénomène est difficilement quantifiable. L’émotion suscitée par l’affaire du « gang des barbares » conduit à en surestimer l’importance. L’échec de la liste « antisioniste » de Dieudonné aux élections européennes de juin 2009 (1,30% en Ile-de-France) induit sa minimisation. Pour autant, il peut être intéressant de s’attarder un instant sur les raisons qui peuvent conduire un français noir de 28 ans à déclarer « je préfère Hitler à Bonaparte »[1], à honnir les juifs, et engager un mouvement de repli autarcique sur son clan ethnique.
Si le discours de Kémi Séba demeure un épiphénomène, l’étude de son parcours permet d’engager une réflexion sur de nombreux thèmes tels la recrudescence de la haine anti-juive et les conséquences de l’importation du conflit israélo-palestinien en France, la radicalisation des revendications communautaristes, l’intrication du politique et du (para)religieux, la convergence des extrêmes et l’incubation d’une véritable extrême droite pluriethnique. Car du parti Kémite au Mouvement des Damnés de l’Impérialisme, si de grandes constantes demeurent, c’est à la mutation d’un mouvement politico-mystique, et à la naissance d’un « quasi-parti » d’extrême droite « plurielle » que l’on assiste.

1- De la Nation of Islam à la Tribu Ka : le parcours initiatique d’un « quasi-prophète »

La biographie officielle de Kémi Séba est l’histoire d’une quête identitaire, le récit d’un long processus d’étude et d’introspection, qui aurait abouti à faire peu à peu d’un adolescent blessé un militant aguerri, puis un leader charismatique. La narration de ce très classique parcours initiatique n’omet rien : des voyages lointains aux rencontres improbables, en passant par les « persécutions » étatiques et par l’inévitable séjour en prison. Tout contribue à parer Kemi Séba de l’aura d’un « sage » : avant d’être un chef politique, il est un « quasi-prophète ».

De l’ombre à la lumière : l’éveil identitaire

Au départ, donc, il y a les ténèbres : « Comme beaucoup de jeunes frères et sœurs, j’ai fait de la prison. J’entends par prison absence de lumière, de connaissance de soi»[2]. Stellio Capo Chichi, français d’origine béninoise, né à Strasbourg le 9 décembre 1981 est un jeune noir victime de racisme dans de petites villes de Province. A cela s’ajoute l’intériorisation de l’humiliation subie par son père, médecin : « mon père était un médecin qui a malheureusement mal commencé sa carrière en ouvrant un cabinet dans un coin raciste (…) dès le début de sa carrière, il a connu les dettes »[3], explique-t-il au journal d’extrême droite Flash Magasine. Aussi rejette-t-il cette figure paternelle et ses idées « socialistes, voire gauchistes »[4]. Il considère inopérante toute explication en termes de classes sociales. Pour lui, cela ne fait aucun doute, la race est la cause première.
 La suite du récit autobiographique de Kémi Séba est assez attendue : un « choc de conscientisation » : la découverte du feuilleton « Racines », tiré du best seller d’Alex Haley, des voyages, sur le mode « retour aux sources », de longs mois de militantisme de terrain, puis la conquête progressive de l’autonomie avec le parti Kémite, puis la Tribu Ka. 
A Los Angeles, Stellio Capo Chichi découvre la Nation of Islam (NOI), le mouvement politico-religieux afro-américain dirigé par Louis Farrakhan. Il adhèrera quelques temps à la branche française, et restera longtemps marqué par le corpus doctrinal tourmenté des Black Muslims: croyance en la supériorité de l’homme noir, hétérodoxie religieuse mâtinée de superstition que la future Tribu Ka poussera jusqu’à un ésotérisme sectaire. Antisémitisme passionnel, enfin, nourri par l’idée d’une participation massive des juifs à la traite négrière.

L’autonomisation : création du parti Kémite

Au fur et à mesure de son éveil identitaire, « Frère Stellio » s’éloigne de la Nation of Islam. Son désir d’authenticité raciale lui fait épouser l’africanisme égyptocentré d’un Cheikh Anta Diop. A son retour d’Egypte (Kemet) en 2002, il embrasse un corpus de croyances païennes, le « kémitisme ». Il considère, avec les afrocentristes, que la matrice de toutes les civilisations est  une civilisation noire de l’Egypte ancienne, autrement appelée Kemet[5]. Il révère désormais Aton, le Dieu solaire de l’Egypte antique, et considère avec Pierre Nillon que l’atonisme fut révélée au véritable Moïse : le pharaon Akhénaton[6]. Les trois religions du livre sont dénoncées comme autant de perversions de l’atonisme, des réécritures « sémito-centriques » du monothéisme originel, utilisant la « Malédiction de Cham » comme justification de l’infériorité des « kémites ».
Affirmation de l’homogénéité – à reconstituer - d’un « peuple noir » essentialisé, appréhendé tout à la fois comme pionnier et maudit, croyance que la révélation aurait été faite à un « prophète » de ce peuple là, ici se dessine le portrait d’un nouveau « peuple élu ». On peut y trouver l’une des raisons d’un antisémitisme obsessionnel, sous-tendu par un sentiment de concurrence, et alimenté par une tendance à amender l’histoire, qui n’aura de cesse de se confirmer.
A 21 ans Stellio Capo Chichi devient Kémi Séba : « l’étoile noire », en égyptien ancien. Il co-fonde le parti Kémite (PK) qui se propose de travailler à la refondation d’une « nation kémite ». Violemment raciste, cette organisation tisse des liens avec l’humoriste Dieudonné, auquel elle sert parfois de service d’ordre. En retour, l’humoriste prête le théâtre de la Main d’Or au PK, qui y organise des meetings strictement interdits aux « non noirs ». X A la fin de 2004, pourtant, Séba quitte le PK, pour des raisons qu’il présente comme « religieuses » : voulant promouvoir de manière exclusive le culte d’Aton, il déplore la présence dans ses rangs de noirs chrétiens ou musulmans. Après son départ, le PK périclite.

2 - La Tribu Ka : un hybride politico-sectaire

En décembre 2004, Kémi Séba fonde la Tribu Ka. Ce groupuscule de quelques dizaines de membres prétend porter les revendications « politiques » du « peuple noir ». Mais, plus encore que le PK, il réunit un certain nombre de caractéristiques que l’on peut considérer comme sectaires. Incarnée par son « Fara » (guide), la Tribu Ka se vit comme une famille composée de « frères » et de « sœurs ». Elle fabrique son enfermement en développant une foi, et un langage qui lui sont propres. Elle se dote d’une « école » et d’une « armée ». Sa doctrine, strictement excluante, est émaillée de peurs irrationnelles à caractère complotiste. Paradoxalement, c’est en diffusant cette synthèse mystico-raciale peu fédératrice que Séba va progressivement se faire connaître : il multiplie les outrances xénophobes que le caractère démultiplicateur du Net transforme en « évènements ».

L’obscurantisme égyptocentré

«Ka » signifie « kémite atonien », par opposition à l’atonisme « traditionnel », qui peut-être pratiqué par des non-kémites : « le culte KA diffère du culte d'Aton dans le sens que ce dernier peut être pratiqué par la création entière : le serpent, comme l'homme blanc ou le sémite peuvent indifféremment le pratiquer (…) un cafard n'a pas la même relation au créateur qu'un être humain »[7]. La supériorité de la « race » noire se trouve sans cesse réaffirmée, la Tribu Ka se proposant de « remettre le peuple dit "noir" là où il aurait du être, c'est à dire à la tête de l'humanité »[8]. Ainsi, le peuple kémite n’est plus seulement le peuple originel : il lui est attribué un rôle quasi messianique, dont l’accomplissement de la mission de « guide » aurait été contrarié par l’oppression
Le galimatias de la Tribu Ka mêle, à un suprématisme noir nostalgique de l’âge d’or pharaonique, un occultisme assez typique de l’extrême droite. Les caractéristiques que prête Stéphane François à certains courants völkisch allemands ne sont pas sans rappeler la doxa de la Tribu, celle-ci attribuant aux kémites les vertus que ceux-ci attribuaient aux aryens : « courant de la mouvance völkisch, les aryosophistes mélangeaient nationalisme völkisch, pessimisme culturel, racisme et spéculations occultistes (…) leurs textes étaient construits sur la certitude que la préhistoire germanique avait été un âge d’or racialement pur (…) certains aryosophistes et völkisch croyaient que la Bible avait été originellement écrite en allemand et vénéraient un soi disant ancien dieu solaire germanique »[9].
La Tribu Ka évolue sur un mode quasi autarcique. Elle se dote d’une langue, d’une école, d’une milice. La langue imaginée par les kémites atoniens est le metu neter, une translittération phonétique des hiéroglyphes. Les adeptes se saluent en utilisant le terme « Hotep » (paix). Les juifs sont appelés « Hyksôs », et les blancs « Leucodermes ». En janvier 2006, le mouvement ouvre une école primaire appelée « école d’Hor », en référence au dieu égyptien Horus, et qui semble une reproduction miniature de « l’université de l’Islam », imaginée dans les années 1930 par le fondateur de la NOI, Wallace Fard[10]. Elle propose « aux petits frères et sœurs kémites » des « de cours sur l’histoire de Kemet»[11]. Ces cours sont dispensés par le « Fara », qui, interrogé courant 2006 sur RMC, prétend en vivre[12], admettant ainsi clairement être rémunéré par ses « adeptes ». Autre élément de folklore sectaire, l’existence d’un « armée de la Tribu Ka »[13], duplication infinitésimale du Fruit of Islam, la branche « sécurité » de la NOI.

 La haine raciale comme programme politique

Si la Tribu Ka est parvenue, en dépit de l’extrême marginalité et de la confusion de son discours, à émerger progressivement dans les médias, c’est essentiellement grâce à ses outrances, abondamment diffusées sur Internet. Les provocations racistes visent tous les « non-kémites », qu’ils soient «blancs, arabes, ou autre »[14]. Aux « Leucodermes », Kémi Séba réserve un traitement inspiré des pratiques de la NOI, qui consiste à inverser les préjugés racistes dégradants rapprochant l’homme noir du singe : « au moment ou Kemet commençait à prospérer, en Europe les Leucodermes vivaient dans des cavernes. (…) c’était des gens qui mangeaient des mets de porcs, qui mangeaient même parfois leur propre progéniture ».[15] Cette saillie est tirée d’un texte de septembre 2005, Le bal des vendus, qui constitue un condensé de haine à l’endroit de personnalités noires qualifiées de « traîtres rampants ». Ceux-ci se voient reprocher de servir la soupe au « maître Leucoderme ». Harlem Désir y devient « Jérusalem Désir », Dominique Sopo la « marionnette en chef de SOS antihébreux ». Patrick Karam y est stigmatisé comme « 100% libanais et 0% kémite ». Une plainte de ce dernier vaudra à Kémi Séba sa première mise en examen pour « provocation à la discrimination raciale »[16].

L’obsession anti-juive

La Tribu Ka est surtout habitée d’une haine obsessionnelle des juifs, et refuse toute idée d’intégration à une France « sionisée ». Cet antisémitisme, que Séba ne prend guère la peine de dissimuler dans un premier temps, est expliqué à grand renfort de références historiques fallacieuses, pour lesquelles il a un goût immodéré. Selon lui, en effet, l’oppression des noirs aurait une origine biblique, et serait l’oeuvre des juifs. Il s’inspire en cela de d’une exégèse typiquement afrocentriste de la Genèse, en particulier de la « Malédiction de Cham » : « En 398 avant J.-C. un scribe juif dénommé Esdras, auteur de la bible juive, en l’occurrence la Torah, inscrit ce que l’on nomme la malédiction de Cham (…) Cham, l’un des trois fils de Noé, pour avoir vu la nudité de son père, serait donc maudit à travers Canaan (…) et sera l’esclave des esclaves de ses autres frères, Japhet et Sem. Cham, étant dans leur livre le père ancestral du peuple noir, Japhet étant celui des leucodermes en général et Sem enfin celui des sémites (…) voilà comment un homme a décrété la malédiction de tout un peuple »[17].
De cette malédiction originelle découlerait le rôle de premier plan prétendument joué par les juifs dans la traite négrière. C’est la thèse centrale d’un ouvrage publié en 1991 par la Nation of Islam, The Secret Relationship between Blacks and Jews, que Kémi Séba reprend à son compte, ne lésinant pas sur les attaques ad hominen: « Est-il besoin de rappeler à notre mémoire que les Pereire, les Gouin, les Eichtal, les Gradis, et autres Mendès-France, furent des grandes dynasties d’esclavagistes sionistes qui ont fait fortune grâce au sang qu’ont versé les Noirs ? ».[18]
Cette faute imprescriptible imputée aux juifs inspire le programme politique en trois points de la Tribu Ka: désionisation, dédommagement, rapatriement (DDR), qui consiste à obtenir réparation pour « l’esclavagisme sioniste ». Après quoi la Tribu Ka s’engage à mettre en œuvre sa « solution finale qu’est le rapatriement des Noirs à KAMA (…) et ce n’est pas un détail de l’Histoire que de le penser »[19]. Le champ lexical utilisé, l’appropriation d’expressions telles que « solution finale » ou « détail de l’histoire », conduit des chercheurs tels Stéphane François, Damien Guillaume et Emmanuel Kreis à supposer une collaboration étroite et précoce entre la Tribu, et des militants d’extrême droite[20].
En guise de relais à ses provocations verbales, Kémi Séba utilise abondamment Internet. Des sites communautaires publient complaisamment ses interviews, à l’instar d’africamaat.com, d’afrostyly.com, et autres kamayiti.com.  Séba met également en ligne, sur le site de la Tribu Ka (aujourd’hui désactivé) de nombreuses vidéos dans lesquelles le « Fara » harangue et vitupère, dans un décorum inspiré de scènes du Malcolm X de Spike Lee, où il apparaît flanqué de « medzatones » (gardes du corps). Ses bravades sont autant de « happenings » qui semblent avoir pour objectif une sorte d’auto-promotion par l’outrance. Paradoxalement, le caractère artificiel de cette forme de militantisme est brouillé par l’excès de visibilité que lui donne la caisse de résonance constituée par Internet. L’hyper-diffusion des « communiqués », du groupuscule finit par faire oublier son caractère de « mouvement politique virtuel » selon les termes du politologue Jean-Yves Camus.
Cependant, dans le courant de l’année 2006, la Tribu va surprendre, en multipliant les incidents, et en passant d’une «  logique de parole » à « une logique d’action »[21]. C’est ainsi qu’elle parviendra à faire parler d’elle non plus seulement sur le Net, mais également dans les médias traditionnels. En flirtant avec les marges de la légalité, elle finira toutefois par provoquer sa dissolution, en juillet 2006.XEn janvier 2006, le jeune Ilan Halimi, est enlevé et assassiné par le « gang des barbares » dont le chef, Youssouf Fofana, est un homme noir. Kémi Séba s’improvise aussitôt en défenseur du « frère » Fofana. Et la Tribu Ka d’envoyer par courriel, à plusieurs associations juives, la missive suivante :
« Message de la Tribu K.A à la communauté juive.
Nous observons depuis ces derniers jours suite à la mort du vendeur de portables Ilan Halimi qu’une véritable chasse à l’homme se dessine envers Youssouf Fofana, accusé par votre communauté d’être responsable de la mort de l’un d’entre vous. Nous n’irons pas quatre chemins, que notre frère soit coupable ou pas, nous vous prévenons que si d’aventure, il vous prenait l’envie d’effleurer ne serait-ce qu’un seul des cheveux du frère, au lieu de lui laisser avoir un procès équitable, nous nous occuperons avec soin des papillotes de vos rabbins».

Kémi Séba, ira plus loin, jusqu’à rechercher  l’affrontement physique. Le 19 mai 2006, des membres de la Tribu Ka font irruption dans une salle de sport où se pratique le Krav Maga, à la recherche des « miliciens » de Ligue de défense Juive (LDJ) et du Bétar, autres micro-entreprises communautaires extrémistes et violentes. La rencontre n’aura pas lieu, mais la Tribu Ka renouvelle la tentative dix jours plus tard. Le dimanche 28 mai 2006, le « Fara »  et sa vingtaine de « medzatones » font un défilé musclé rue des Rosiers. Ils paradent dans la petite artère pendant une vingtaine de minutes avant que la police n’intervienne. S'il n’est procédé à aucune arrestation ce jour là, le groupe est dissout deux mois plus tard par un décret pris en Conseil des ministres (28 juillet 2006), sur la base de la loi de 1936 relative aux « groupes de combat et milices privées ». Séba n’aura de cesse de se féliciter d’une telle publicité. Il faut dire que la « descente » de la rue de Rosiers a été largement médiatisée, le nom et le visage de l’agitateur apparaissant au journal télévisé, à la radio, ainsi que dans les grands quotidiens nationaux[22], lui offrant les relais qu’il désirait pour camper pleinement son rôle sulfureux. Quant à la dissolution, elle est également relayée dans les médias, de sorte que c’est sa disparition même qui permet à la Tribu Ka de sortir de son cyber-isolement.
Pour autant, cette brusque médiatisation ne saurait laisser croire que la Tribu est représentative d’une quelconque « communauté noire », par ailleurs totalement fantasmée. Sa prétention à devenir un interlocuteur des médias voire des pouvoirs publics fait au contraire de Kémi Séba un parangon hystérisé de ce que Julien Landfried appelle les « professionnels de l’identité », exploitant habilement le filon d’un communautarisme «  porté avant tout par des organisations communautaires, numériquement faibles, ayant accaparé la représentation politique et médiatique de leur communauté »[23]. Cette distorsion entre le « représentant » autoproclamé et les « représentés » prendra une acuité supplémentaire au fur et à mesure que ce fils d’un médecin de campagne prétendra orienter son discours vers les « jeunes de banlieue ».

Vers une guerre des gangs intercommunautaire ?

L'épisode de la rue des Rosiers pose toutefois le problème de l'existence de ces « milices communautaires » prêtes à se livrer une « guerre des gangs » au cœur de Paris, sur fond de concurrence mimétique. Car il semble qu'à cette occasion, la LDJ, qui compte à son actif un certain nombre de « faits d'armes »[24], ait volontiers pratiqué la surenchère. Entre les 19 et 28 mai 2006, une vidéo attribuée à la Ligue est mise en ligne. S'y enchaînent des images d'entraînement au Krav Maga, et des revendications d’agressions ou des menaces, visant notamment Alain Soral ou Dieudonné. Le clip contient surtout une mise en garde adressée à la Tribu Ka « ils peuvent être sûrs que nous leur offrirons le meilleur accueil lors de leur prochaine visite à nos entraînements »[25].
L'hypothèse d'un affrontement entre bandes rivales ne saurait donc être écartée, et Séba pourrait trouver matière à le justifier en usant de l'argument du « deux poids deux mesures ». Il est en effet malaisé d'expliquer la dissolution de la Tribu Ka, et la pérennité de la Ligue de Défense, organisation par ailleurs considérée comme terroriste et interdite aux États-Unis. Kémi Séba a d'ailleurs esquissé un début d'argumentaire en ce sens à l'occasion du procès du « gang des barbares » : « rappelez-vous dernièrement (…) la mère de Youssouf  Fofana a été prise à partie par une vingtaine de membres de ces milices étatiques[26], mais aucune sanction, aucune mesure disciplinaire n'a été prise envers eux !!! »[27].  Quant à l'issue de ce procès, et à l'ordre donné au parquet de faire appel des peines les moins sévères, ils ne manqueront pas d'apporter de l'eau au moulin de ceux qui pensent que « les juifs sont puissants » et qu'ils « tirent les ficelles ». Aussi peut-on craindre que l’ouverture du procès en appel, annoncée en octobre 2010, soit l'élément déclencheur d'un règlement de comptes, où un bretteur tel que Séba instrumentaliserait à peu de frais le sentiment qu'une  « justice communautariste et sélective » est à l'œuvre dans cette affaire.

De la hiérarchie de souffrances et la palme du « meilleur génocide ».

Le désir de se poser en porte-parole d’une « communauté » induit bien souvent une propension involontaire à l’imitation. En parallèle, il génère une vive acrimonie, pour partie explicable par ce qu’il est désormais convenu d’appeler « concurrence victimaire ».
Il est significatif d’observer que Kémi Séba n’a jamais nié le génocide des juifs d’Europe. Il lui est utile, au contraire d’arguer d’un supposé traitement de faveur fait aux juifs en raison de la Shoah, afin de réclamer, pour les noirs, des réparations plus grandes encore, au titre du « génocide » le plus effroyable de l’histoire, ce prétendu « black holocaust »[28] que constituerait la traite. Ainsi la Shoah n’est-elle pas niée mais relativisée au motif que « le plus grand nombre de morts n’est pas là où on le croit »[29]. Ici, l’esclavage a une double fonction : il est l’évènement traumatique qui scelle l’identité et l’unité du groupe tout en le parant de la supériorité éthique inhérente au statut de « victime absolue ». Il convient donc tout à la fois  de s’inspirer quoique tacitement, de la réussite de la « matrice juive »[30], tout en lui opposant une concurrence farouche, qui consiste pour partie à établir une « hiérarchie des souffrances » favorable au noir, et pour partie à déposséder le juif de son aura morale, en en faisant une victime relative, mais un bourreau absolu, pour sa participation supposée à la traite.

3 - De la Tribu Ka au MDI : naissance d’un mouvement politique ?

Plusieurs groupuscules succèdent à la Tribu Ka, qui sont dissous les uns après les autres, et valent à leur instigateur de nombreux démêlés avec la justice. Mais le discours tend à se normaliser pour passer d’un racisme ethnique à un différencialisme culturel, cependant qu’un certain nombre d’alliances improbables se nouent. Avec le Mouvement des Damnés de l’Impérialisme (MDI), réunissant des militants ethno différentialistes de toutes obédiences et couleurs, Kémi Séba intègre de plein pied la famille de ce que Jean-Yves Camus appelle « l’extrême-droite altermondialiste ».. En son sein, les « nouveaux antisémites » côtoient volontiers les anciens. C’est en effet la lutte contre le « sionisme », plus petit dénominateur commun, qui fait figure de constante dans un jeu d’alliances aléatoires et ductiles. 

GKS, JKS : le temps des procès

Après la dissolution de la Tribu Ka, Kémi Séba créée Génération Kémi Séba (GKS). C’est au titre de GKS qu’il se rend à Chartres en février 2007 pour tenir une conférence. Après une altercation avec la police, il est arrêté et condamné, puis incarcéré à la prison de Bois-d’Arcy durant près de deux mois[31]. Il comparaîtra à nouveau en octobre 2007, pour incitation à la haine raciale, en mai 2008, pour reconstitution de ligue dissoute, en décembre 2008, pour agression. Kémi Séba utilise volontiers les prétoires comme tribune. Il s’y met abondamment en scène, et déclare aux journalistes que « cinq ans d’emprisonnement par rapport à quatre siècles d’esclavage, ce n’est rien »[32]. Il y affiche également ses soutiens : lors du procès de mai 2008, Dieudonné est présent, de même que Thomas Werlet, président de la Droite socialiste[33]. Et si jusque là il se défendait seul, c’est à l’occasion de ce même procès que Séba s’offre les services d’Isabelle Coutant-Peyre, épouse du terroriste Carlos, ex collaboratrice de Jacques Vergès, ancienne avocate de Roger Garaudy et de Youssouf Fofana. En juillet 2009, GKS, devenue JKS (Jeunesse Kémi Séba) est dissout en Conseil des ministres.

L’Islam comme instrument

Cette seconde dissolution a peu d’impact. JKS n’est que l’annexe d’une autre groupuscule : le Mouvement des Damnés de l’Impérialisme (MDI), créé en mars 2008. La fondation de ce groupe a des allures de rupture, car le MDI se présente comme « une structure ethno-différencialiste et anti-raciste, la réunion de militants panafricains, traditionalistes paneuropéistes, panarabes, mais aussi asiatiques ». Le MDI affiche un visage très « pluriel » et s’il compte une « branche panafricaine », il semble que c’en soit fini de l’exclusivisme afrocentrique : le mouvement est également composé d’une branche « pro palestinienne et monde arabe », et d’une branche « francophile », dédiée aux français « de souche ».
C’en est également fini du culte d’Aton : à l’instar de Malcom X, Séba s’est converti à l’Islam en prison. Cette conversion d’opportunité, si elle a pour but de capter un public de jeunes d’origine maghrébine, se révèle un échec, et la branche « panarabe » du MDI n’est que pur affichage. Le mouvement noue toutefois d’étonnantes alliances. En août 2008, Kémi Séba, qui multiplie les déclarations de sympathie pour le Hezbollah, est invité au centre Zahra France, une structure religieuse chiite proche de l’Iran. En septembre 2008 le centre Zahra, le MDI et la Droite socialiste se voient interdire l’organisation d’une « journée mondiale de Jérusalem » à Paris. Un an plus tard, le MDI met en ligne un enregistrement audio bricolé. Kémi Séba prétend y célébrer cette même journée mondiale Al-Quds en compagnie de Mohammed Latrèche. Ce dernier, président du parti des musulmans de France (PMF) et auteur du « Manifeste judéo-nazi d’Ariel Sharon », connut son heure de gloire en 2004, en prenant la tête des manifestations contre la loi interdisant le port des signes religieux ostensibles à l’école publique.
Ainsi Séba use-t-il de sa conversion toute neuve pour tisser des liens avec les tenants de cette « nouvelle judéophobie », que Pierre-André Taguieff décèle chez « les propagandistes de toutes les figures de l’islam politique ou radical »[34]. Entre temps, il a policé son discours pour passer d’un antisémitisme obscène à un « antisionisme » moins ostentatoire. S’il faut voir dans ce glissement rhétorique une volonté d’éviter les poursuites judiciaires, il faut aussi l’entendre comme l’un des ingrédients de « l’anti-impérialisme » revendiqué par le MDI. En dénonçant le sionisme, on peut laisser accroire que l’on dénonce la politique d’Israël, jugée néocolonialiste. Ces antisionistes postulent par ailleurs qu’il existe une « communauté juive » essentialisée et supposée unie dans son soutien inconditionnel à l’Etat hébreux. La tâche des « nouveaux judéophobes », qui consiste à vouloir transmuer les victimes d’hier en bourreaux d’aujourd’hui, se trouve facilitée par les excès de la politique israélienne qu’ils assimilent au nazisme, comme le firent dès les années 1960 les militants nationaux-révolutionnaires de Jeune Europe. « Les palestiniens vivent mille fois pire que la Shoah (…)  les sionistes d’aujourd’hui sont les nazis du XXI° siècle»[35] clamait Kémi Séba lors d’une manifestation pro-palestinienne en janvier 2009. Cet antisionisme n’est donc qu’un « antisémitisme par procuration »[36], bardé de quelques oripeaux anti-impérialistes, et qui entretient sciemment la confusion isréalien/juif.

Alliances « rouge-brun » à géométrie variable

Si Kémi Séba a compris qu’il pouvait utiliser la radicalité de certains militants pro-palestiens, il ne dédaigne pas pour autant les alliances avec les antisémites traditionnels d’extrême ou d’ultra-droite. Il partage avec eux le même nationalisme ethnique, la même aversion pour le métissage, la même ambition ségrégationniste[37]. Il se défend d’ailleurs de faire preuve d’incohérence en rappelant les contacts entre le leader noir Marcus Garvey et le Ku Klux Klan, dans les années 1920.
S’il est probable que des contacts aient été entretenus avec des militants de la droite radicale dès l’époque de la Tribu Ka[38], ceux-ci sont désormais affichés et assumés. Ainsi Séba se rapproche un temps d’Hervé Ryssen[39], ancien militant du Front National et auteur d’ouvrages aux titres évocateurs, tels « La mafia juive » ou « Psychanalyse du judaïsme ». On le rencontre aussi avec Boris Le Lay, un nationaliste breton responsable de « l’un des blogs francophones les plus anti-sionistes d’Europe »[40]. Il fréquente surtout le groupuscule ultra radical « Droite socialiste », devenu « Parti Solidaire Français » (PSF), dont le président, Thomas Werlet affirme « Kemi Seba (…) rejoint totalement notre mode de pensée en employant une rhétorique ethno-différencialiste et en combattant le dogme sioniste. J’ai du respect pour celui qui protège sa patrie et veut sauvegarder le sang de son peuple »[41], non sans ajouter, de manière plus cynique « il vient à nos manifs, ça double les effectifs et ça casse les clichés »[42]. Le MDI et le PSF partagent par ailleurs un certain nombre de points de vue, dont un même « imaginaire du complot mondial »[43] recouvrant la quasi-totalité des poncifs de la paranoïa conspirationniste: dénonciation du « Nouvel Ordre Mondial», et des « oligarques », autrement dit du « sionisme » à l’œuvre derrière quantité de « sociétés secrètes », qu’il s’agisse de la « pieuvre maçonnique » ou des « Illuminatis »[44]. L’idylle entre Kémi Séba et le PSF prend fin quelques temps après une fusillade à Saint-Michel-sur-Orge, et la découverte d’un arsenal d’armes de guerre chez des membres du groupe skinhead Nomad88, le « service d’ordre » néo-nazi de Thomas Werlet.
A l’été 2009, le MDI parvient à intégrer deux figures « de gauche » repenties. Après les élections européennes de juin, où elle fut candidate sur la liste Dieudonné, Ginette Skandrani rejoint le MDI. Cette amie de Mohamed Latrèche fut une cofondatrice des Verts, mais en fut exclue en 2005 pour avoir flirté avec le site négationniste AAARGH. Elle intègre l’organigramme du MDI en tant que « chargée de mission à l’écologie révolutionnaire ». Au même moment, le groupuscule recrute un « chargé de mission à la question des luttes anti-impérialistes et conseiller sur la question palestinienne ». Serge Thion, est ex militant d’ultra-gauche, et ancien chercheur au CNRS, dont il fut exclu en 2000 pour sa participation au site AAARGH et sa contestation de l’existence des…Khmers rouges[45].
Pour autant, Séba ne renonce pas à ses liens avec l’extrême droite. Car aussi panafricain soit-il, c’est bien là que se trouve sa famille politique naturelle. Outre l’antienne « ni gauche, ni droite » qu’il sert  à ses fidèles à l’envi, les différents mouvements et groupes qu’il créés en ont toutes les caractéristiques telles qu’énoncées par Nicolas Lebourg dans sa définition de l’extrême droite : tendance à absolutiser les différences et à vouloir organiser de manière homogène une communauté organique à reconstituer, rejet du système politique en vigueur et propension à s’auto-attribuer une mission salvatrice, lecture de l’histoire renvoyant à de grande figures archétypales : âge d’or, décadence, complot, etc[46]. Ainsi Kémi Séba choisit-il Thomas (Demada) Tribout, pour diriger la branche « francophile » du MDI. Ancien militant d’Egalité et Réconciliation, d’Alain Soral, Thomas Tribout est surtout un proche de la mouvance national-révolutionnaire (NR) et un collaborateur du site voxnr.com. Et l’on peut s’interroger, avec cette entrée en scène de Tribout, sur l’éventualité d’une tentative d’OPA, par les militants NR, sur un MDI aujourd’hui en détresse. L’alliance avec des radicaux noirs semble en effet correspondre à la ligne « tiers-mondiste » de ces « fascistes de gauche »[47], et Kémi Séba, si sa situation judiciaire actuelle contraint son expression, se voit offrir de longues tribunes sur les sites web NR, de voxnr.com[48] à geostrategie.com[49].

Kémi Séba « assigné à résidence »

Le 7 octobre 2009, Kémi Séba est arrêté à son domicile. Il est aujourd’hui aux prises avec la justice, pour reconstitution de ligue dissoute. Cette arrestation a suivi de peu le dernier meeting du MDI, tenu dans un restaurant communautaire du quartier de la Goutte d’Or, en septembre 2009. Mais il est possible que les motifs de cette arrestation aillent au-delà. En effet, Kemi Seba, qui se dit « assigné à résidence » (il serait dans l’incapacité de quitter le territoire et de rencontrer ses plus proches amis) dénonce l’interdiction qui lui est faite de se rendre en Afrique, où il prétend avoir établi des contacts. De fait, il est plausible qu’il soit en relations avec un ancien ministre africain. Multipliant les appels aux dons pour faire face à d’importants frais de justice, enjoint par le juge de fermer son site web, le MDI semble aujourd’hui à la peine, et l’on pourrait escompter un essoufflement prochain du mouvement, qui pourrait, comme d’autres groupuscules radicaux avant lui, tomber dans l’oubli. Toutefois, il n’est pas impossible que la stratégie d’alliances tous azimuts menée par Séba et la normalisation de son discours lui permette, pour quelques temps encore, de continuer à exister.

Faut-il avoir peur de Kémi Séba ?

Lorsque l’on évoque le nom de Kémi Séba aujourd’hui, c’est encore à la Tribu Ka, que l’on pense : c’est ce mouvement qui était brusquement apparu dans les médias en 2006… pour en disparaître aussitôt. L’enfermement intellectuel du groupe, la marginalité et la confusion du discours ne lui ont jamais permis de dépasser quelques dizaines d’adhérents. Qui, au sein de la communauté noire, souhaite vraiment troquer sa nationalité française contre un « retour à Kama » ? En fait d’entreprise communautaire, la Tribu Ka est donc restée plus proche de l’épiphénomène sectaire que du mouvement politique.
La normalisation du discours, politique mais aussi religieux, la capacité qu’a eue l’agitateur à mettre sur pieds un « quasi-parti » mêlant, à la doxa traditionnelle de l’extrême droite, les charmes rassurants du « black-blanc-beur », rendent sans doute Kémi Séba plus nuisible. Certes, le danger reste à relativiser et le MDI ne paraît pas immédiatement commuable en mouvement de masse. Les alliances nouées sont labiles. Les soutiens les plus médiatiques sont eux-mêmes en panne d’audience, comme l’a montré l’échec de la liste Dieudonné aux élections européennes de juin 2009. L’appel lancé par Kémi Séba aux « jeunes de banlieues » n’est guère entendu, la branche « panarabe » du MDI est mort-née, et son dernier meeting (septembre 2009) n’a pas rassemblé plus de 80 personnes. XPour autant, la possibilité de violences ponctuelles n’est pas à exclure. « Quand on réunit des gens sur un tel message, il y a forcément un jour un passage à l’acte » affirmait un avocat interrogé par le Nouvel Observateur fin 2008[50]. L’épisode de la rue de Rosiers témoigne qu’un affrontement intercommunautaire n’est pas à écarter, et l’affaire du « gang des barbares », dont le procès sera prochainement rouvert, est là pour rappeler qu’un dérapage psychotique est toujours possible. L’hypothèse de liens noués avec l’Afrique, enfin, invite à demeurer vigilants sur la possibilité d’instrumentalisation d’un groupuscule radicalisé en France par des militants étrangers.
L’existence d’un Kémi Séba renvoie surtout au succès et à la rémanence de ce nouveau discours antisémite qui se nourrit de l’importation en France du conflit israélo-palestinien. Elle convie à s’interroger sur l’existence d’une nouvelle extrême-droite dont l’identification ne va pas de soi. Elle invite enfin à réfléchir à la portée de menaces de type hybride (en l’occurrence, ici, politico-sectaire mais pourquoi pas à terme politico-sectaro-criminelle, au gré des déconvenues judiciaires et des besoins financiers subséquents) dont la dangerosité est d’autant plus difficile à évaluer qu’elles sont instables et polymorphes.


[1] Kémi Séba déclare préférer Hitler à Bonaparte, Nouvelobs.com, 11 août 2009.
[2] Interview de Kémi Séba, Fara de la Tribu KA, africamaat.com, 24 novembre 2005
[3] Kémi Séba : « l’Europe aux européens, et l’afrique aux africains », Flash magazine n° 25, octobre 2009.
[4] Ibid
[5] Pour une explication et une critique de l’afrocentrisme, voire Clarence E. Walker, L’impossible retour – A propos de l’afrocentrisme, karthala, 2004.
[6] Pierre NILLON, Moïse l’africain : la véritable histoire de Moise, Editions Menaibuc, 2004.
[7] Entretien avec Kémi Séba Fara de la tribu Ka, kamayiti.com, octobre 2005
[8] Ibid
[9] Stéphane FRANCOIS, Le nazisme revisité–l’occultisme contre l’histoire, Berg International, 2008, p. 17 et 19.
[10] Voir Gilles Kepel, À l’Ouest d’Allah, Seuil, 1994.
[11] L’école d’Hor, institut pour enfants de la Tribu K, feobus.centerblog.net, 18 juillet 2007
[12] Kémi Séba sur RMC Bourdain and co, dailymotion.com.
[13] Entretien avec Kémi Séba Fara de la tribu Ka, kamayti.com, op. cit.
[14] Kémi Séba raciste anti arabe et anti islam, dailymotion.com.
[15] Le chef de la Tribu KA répond à Novopress, novopress.info, 11 juin 2006 (dernier accès 30 décembre 2009). Ici, Kémi Séba fait référence au Message to the blackman in america d’Elijah Muhammad.
[16] Géraldine FAES et Stephen SMITH, Noir et Français ! Paris, Éditions du Panama, 2006, p. 198.
[17] Cité par Stéphane François, Damien Guillaume, Emmanuel Kreis, La Weltanschauung de la tribu Ka : d’un antisémitisme égyptomanique à un islam guénonien, Politica Hermetica n°22, 2008.
[18] Programme politique de Kémi Séba, kamayiti.com, 14 août 2006
[19] Ibid
[20] S. François, D. Guillaume et E. Kreis,  op. cit.
[21] Tribu KA (Affaire rue des rosiers), youtube.com.
[23] Julien LANDFRIED, Contre le communautarisme, Armand colin, 2008, p. 45.
[24] Par exemple, le 3 juillet 2009, des hommes se réclamant de la LDJ ont saccagé la librairie Résistances à Paris.
[25] Vidéo insérée dans Tribu Ka, LDJ, Bétar, Quésaco ? netmassif.com (dernier accès 30 décembre 2009).
[26] Comprendre la LDJ et le Bétar, soupçonnés d'être à la solde du gouvernement.
[27] Michèle Alliot Marie annonce qu'elle va bientôt dissoudre les jeunesses Kémi Séba, mdi2008.com, 21 mai 2009
[28] Le concept de « black holocaust » a été développé par la Nation of Islam dans The secret relationship between Blacks and jews. Cf. François-Xavier FAUVELLE-AYMAR, op. cit.
[29] Justice pour Youssouf Fofana (Kémi Séba du MDI) dailymotion.com.
[30] Julien LANDFRIED, op cit.
[31] Du 9 février au 26 mars 2007.
[32] Procès Kémi Séba contre la mafia sioniste, video.google.fr
[33] Canal+ enquête sur Kémi Séba et le MDI, youtube.com
[34] Pierre-André TAGUIEFF, La nouvelle judéophobie, Mille et une nuits 2002, p.14.
[35] Gaza, c’est la SHOAH !!! (MDI de Kémi Séba), youtube.com.
[36] Jean-Christophe Rufin, cité dans Elisabeth LEVY, Robert MENARD, Les Français sont-ils antisémites ? Editions Mordicus, 2009, p.84.
[37] Voire l’explication de S. François, D. Guillaume et E. Kreis,  op. cit.
[38] Alain Ka ou Tribu Soral, REFLEXes, 4 décembre 2006 (reflexes.samizdat.net)
[39] Kémi Séba, leader de la Tribu Ka « on me traite de nazi noir », Le nouvel observateur n° 2295 ( du 30 octobre 2008).
[40] Anti-imperialisme.com, page d’accueil.
[41] Entretien avec Thomas Werlet de la Droite Socialiste, anti-imperialisme.com, 16 décembre 2008.
[42] Kémi Séba, leader de la Tribu Ka « on me traite de nazi noir », op. cit.
[43] Pierre-André TAGUIEFF, L’imaginaire du complot mondial, Mille et une nuits, 2006 : l’intégralité de ces lieux communs complotistes s’y trouve recensée.
[44] Le site du MDI dénonce « l’axe americano-sioniste, les illuminatis et autres groupes occultes impérialistes ».
[45] CNRS, procès verbal de réunion du conseil de discipline du 4 juillet 2000.
[46] Nicolas LEBOURG, Extrême droite : l’enjeu d’une définition, Fragments sur les Temps Présents, sept. 2008
[47] Nicolas LEBOURG, Qu’est-ce que le nationalisme-révolutionnaire ? Fragments sur les Temps Présent, mars 2009.
[48] Entretien avec Kémi Séba, voxnr.com, novembre 2009
[49] Kémi Séba, Les vautours souhaitent ma mort mais mon retour programmé leur causera beaucoup de tort, geostrategie.com, novembre 2009
[50] Kémi Séba, leader de la Tribu Ka « on me traite de nazi noir », op. cit.