Jean-Philippe Huelin |
Jean-Philippe Huelin est professeur d’histoire-géographie. Il est l’auteur, avec Gaël Brustier, de Recherche le peuple désespérément (François Bourin éditeur, 2009) et de Voyage au bout de la droite (Mille et une nuits, 2011.) Il revient, pour Ragemag, sur la note qu’il vient de rédiger pour la fondation Jean-Jaurès : « Où en est le vote ouvrier ? »
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Vous venez de publier, pour la fondation Jean-Jaurès, une note intitulée « Où en est le vote ouvrier ? ». Avec la désindustrialisation et, parallèlement, le développement des services, la classe ouvrière est moins nombreuse. Mais elle a aussi changé. Qui sont les ouvriers aujourd’hui ?
Le monde ouvrier a beaucoup changé. Il est loin de l’image d’Épinal que l’on peut encore s’en faire, loin du film Faubourg 36, loin des ouvriers de la forteresse Billancourt. Les ouvriers sont aujourd’hui plus qualifiés et travaillent dans des entreprises de plus petite taille. Ils sont moins souvent métallos, sidérurgistes ou ouvriers agricoles, plus souvent manutentionnaires ou chauffeurs de poids lourds. Les collectifs de travail se sont érodés, la syndicalisation moins forte, l’ouvrier est devenu « opérateur », la chaîne est devenue la « ligne. » Le travail s’est individualisé comme les rémunérations. En réalité, si beaucoup le croit disparu, c’est parce que l’ouvrier a perdu en « visibilité sociale ».
Pourquoi cette perte de visibilité ?
Notons d’abord que le nombre d’ouvriers à certes un peu baissé depuis la fin des années 1970 (un peu plus d’un million d’ouvriers en moins) mais ils restent près de 6 millions et l’augmentation du nombre d’employés a largement compensé cette perte.
À leur perte de visibilité, il y a d’abord des raisons économiques, liées aux transformations du processus de production avec le déclin de la grande industrie tayloriste mais aussi une perte de statut dans une mondialisation libérale qui précarise la production (le développement des CDD et de l’intérim pèse surtout sur les couches populaires.) Il y a une raison essentielle, à cheval entre l’économique et le culturel, qui est l’éloignement entre lieux d’habitation et de production. Les ouvriers ne sont plus les « sentinelles de l’usine », ils ont leur voiture, ils habitent loin, parfois très loin de leur lieu de travail et cet éloignement vers des espaces où l’immobilier est moins cher n’est pas toujours voulu. Ils se sont « dilués » dans l’espace. Il y a enfin des raisons politiques : la « gauche officielle » a tourné le dos aux ouvriers depuis 1983 pour trouver une date symbolique. Le prolo est devenu un affreux jojo pour l’intello de gauche parisien, entre Dupond Lajoie et le Beauf de Cabu. Bref, il ne compte plus, il n’a plus les valeurs de la gauche officielle comme l’a théorisé le think-tank Terra Nova.
De quelle « gauche officielle » parlez-vous ? S’agit-il du Parti socialiste ? Et rejoignez-vous Bertrand Rothé lorsqu’il affirme que le PS a « tourné le dos à la classe ouvrière » ?
A propos de lutte des classes, vous évoquez dans votre note une « après-conscientisation de classe. » De quoi s’agit-il ?
C’est la mission historique que ce sont donnés les socialistes que de conscientiser les ouvriers. Par delà les grands événements du XXe siècle, la gauche française est parvenue à capter environ 70% du vote ouvrier à la fin des années 1970. Cet alignement du vote ouvrier sur la gauche est le fruit d’un patient travail collectif qui n’a pas résisté à l’exercice du pouvoir par les socialistes au cours de la décennie 80. Aujourd’hui, la conscience de classe a disparu et les ouvriers n’accordent quasiment plus de prime à la gauche aux élections.
Est-ce en cela qu’on peut dire, comme vous en emmettez l’hypothèse, que les ouvriers se sont « droitisés » ? Comment cette « droitisation » se manifeste-t-elle ?
Le concept de « droitisation » est assez ambigu. Il faut d’abord dire que le vote ouvrier s’est déplacé de la gauche vers la droite. C’est un fait qui s’observe très facilement en regardant les résultats des élections depuis 1988 : le déplacement est de plus de quinze points. En plus de cela, il y a en la montée en puissance du vote ouvrier pour le Front national, qui est un fait établi.
Pour autant, il y a aussi une arrière-pensée idéologique au terme de « droitisation » : on suppose que les valeurs des ouvriers se rapprocheraient de celles des partis de droite. Cette allégation-là est beaucoup plus discutable, surtout pour les générations récentes d’ouvriers qui partagent assez largement avec leurs contemporains un certain libéralisme culturel. Sur le front des combats sociaux, les ouvriers restent en pointe. Ils ne sont pas devenus des adeptes du libre-échange ni de la dérégulation des marchés…
En réalité, les ouvriers sont demandeurs de protections (économiques, sociales, nationales, culturelles) et force est de reconnaître que les droites se sont mieux positionnées sur ce terrain que la gauche. La gauche ne propose pas ici d’alternatives aux discours de droite, elle refuse le débat, elle a fait du libéralisme l’alpha et l’oméga de son programme comme de son action signant la victoire (provisoire) de la stratégie Terra Nova.
Justement : durant la campagne présidentielle de 2012, le candidat Mélenchon a tenu un discours très antilibéral sur le plan économique. Pourtant, son score chez les ouvriers n’est pas meilleur que celui du candidat communiste en 2007. Pourquoi ?
Parce que Mélenchon voit le peuple avec les yeux d’un homme des années 30, au mieux des années 60 ! Son discours social est certes très sympathique aux oreilles du professeur de collège qui n’a pas oublié qu’il est issu du monde ouvrier mais il ne passe pas si bien chez les ouvriers qui ne lui donnent presque pas de préférence (seul l’IFOP le place à 18% des ouvriers, les autres instituts le placent au même niveau que dans le reste de la population.) Accordons-lui tout de même le bonus d’avoir porté le fer contre le Front national avec un certain succès dans certains anciens bastions ouvriers où la gauche avait perdu toute boussole.
Néanmoins, et malgré tout ce qu’il peut dire, son score chez les ouvriers est décevant. Il est beaucoup moins bon que celui de Georges Marchais en 1981 qui talonnait François Mitterrand dans cette catégorie si symbolique pour la gauche. Il n’a pas réussi car il ne répond pas aux préoccupations des ouvriers d’aujourd’hui. Son positionnement sur l’Union européenne et l’euro est flou. Son « grand cœur » à l’égard de l’immigration inquiète. Enfin, il semble plus s’adresser aux classes moyennes du secteur public, plus protégées, qu’aux classes populaires. Son incapacité à prendre en compte « l’insécurité culturelle » ressenti par l’électorat populaire lui a été préjudiciable.
En somme, ni le PS ni Mélenchon ne parviennent, pour l’instant, à séduire l’électorat ouvrier. Quelles sont, selon vous, les conditions pour y réussir, notamment en vue des élections locales de 2014 ?
Si l’austérité permettait de réduire le chômage avant les élections locales de 2014, comme le président de la République et le gouvernement le prédisent, il y aurait peut-être des résultats. Comme presque tout le monde, je n’y crois guère. De même je ne pense pas que les grandes réformes sociétales favorisent un tant soit peu la confiance des ouvriers pour le gouvernement. Je rappelle au passage que selon le dernier baromètre politique TNS-Sofres de décembre, le président de la République ne recueille que 28% de confiance chez les ouvriers soit trente-cinq points de moins depuis son élection. Le Premier ministre est à 19%. Le chemin risque d’être long !
On pourrait craindre qu’en 2014, le Front national n’amplifie sa progression chez les ouvriers. Mais les élections locales ne sont pas les meilleures pour le FN. Je crains que ce ne soit l’abstention qui l’emporte, alors même que traditionnellement, les élections municipales sont, avec l’élection présidentielle, les élections les plus populaires. Je remarque que les ouvriers étaient 30% à s’abstenir au premier tour de l’élection présidentielle de 2012 contre 20% pour l’ensemble de la population.
La démocratie sans le peuple est une option qui devient de plus en plus acceptable pour nos élites politiques. Cette évolution présente un risque trop souvent négligé pour notre démocratie.
[Entretien initialement publié dans Ragemag]
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Le PS a tué les ouvriers avec les 35h qui ont déclenché la mort lente de l'industrie française.
RépondreSupprimerLes syndicats qui sont les fossoyeurs économiques et d'emplois n'ont jamais créé un seul emploi ou sauvé une seule entreprise. A l'inverse ils en ont détruit un paquet par idéologie jusqu'au boutiste.
Les ouvriers ne sont plus dupes comme avec les partis de l'ultra Gauche bien qu'il y ait ponctuellement des sursauts.
Il n'y a presque plus d'ouvriers. Ils sont devenus chômeurs. Ceux qui restent ouvriers votent évidemment FN, suivant ainsi les recommandations de la CGT. Je vous dirais que je suis favorable à un monde sans ouvriers, sans travailleurs - sans la MASSE, comme aurait dit Thomas Bernhard qui détestait la MASSE. Il n'était pas le seul. On ne comprend pas bien aujourd'hui que les idées gauchistes, alternatives, sont des idées aristocratiques et révolutionnaires. Stop aux ouvriers ! stop au syndicat débile qui se nomme CGT ! Qu'on ait le courage de dire, à nouveau, stop au travail, stop à l'aliénation : NE TRAVAILLEZ JAMAIS !
RépondreSupprimerLe sujet n'occasionne pas une masse de commentaires !
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