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lundi 18 avril 2016

Nuit debout : lettre ouverte à Frédéric Lordon



Frédéric Lordon place de la République



Par Pascale Fourier 



La Nuit debout à Paris, partie de la contestation de la loi El Khomri, s'enlise dans la multiplication de luttes partielles, sans parvenir à se hisser à la cohérence d'une analyse systémique. Union Européenne, libre-échange, euro, autant de mots inconnus des jeunes participants qui lui préfèrent le mot de « décroissance », notamment. Aller vers une cohérence et une analyse systémique devient urgent.

***

Cher Frédéric Lordon, 

Je reviens de la « Nuit debout » à Paris, suivie par intermittence pour pouvoir aussi me laisser aller aux joies des retrouvailles avec un camarade pas vu de longue date. Il a été question d'actions à amplifier après celle menée contre un Mac Do dans le coin, d'actions à mener devant les commissariats où sont emmenés les interpellés, de la responsabilité de la France dans le génocide du Rwanda, d'appel de la « Commission internationale » à ce que tous, de tous les pays, rejoignent la Nuit debout dans quinze jours et développent le mouvement sur toutes les places du monde. On a aussi voté sur un texte de la « Commission média » tendant à prendre des distances avec les actions violentes menées par des casseurs, les soirs, et que reprennent à l'envi les médias pour délégitimer le mouvement. La majorité a voté pour le texte proposé, mais certains se sont opposés à certaines formules du texte, cherchant à mettre en avant les violences policières. Le mot d'ordre « recherche de consensus » est lancé... Et ça s'enlise : pas de communiqué ce soir donc, on va retravailler le texte – et tant pis si demain, France 2 et TF1 ne parlent du mouvement que par ses dérives... 

Par terre étaient assis des centaines de jeunes. Autour, des jeunes également, mais aussi de plus vieux, venus sentir le vent, sans doute, comme nous.

Deuxième partie de soirée, on innove : plus de paroles libres, mais un thème qui sera traité parmi les dix qui émergeront de l'assemblée. On tend le bras là ou là. « Comment faire converger les luttes », «  Actions non-violentes et violentes », « Union Européenne, réformable ou pas » réussis-je à lancer, « décroissance »... On vote, ça cafouille un peu... et c'est « décroissance », qui incontestablement a eu le plus de mains levées, qui est choisie.

Frédéric – je t'appelle par ton prénom et te tutoie parce qu'on se connaît, parce que dans une émission que j'avais faite avec toi, tu m'as aussi dit « tu » ( c'était malin, hein, de briser ainsi les conventions !) -, interviens ! Oui, je sais bien que tu ne veux pas apparaître comme la figure de proue de ce mouvement, mais toi, un autre, une flopée de « vieux », intervenez, intervenons, parce que ce qui se passe là, nous qui sommes vieux, nous l'avons déjà vécu.

Je ne sais pas si tu te souviens de ce qu'était Attac, dans sa belle période, entre 1996 et 2005, ce mouvement né pour la taxation des mouvements financiers et devenu le fer de lance de la critique du néolibéralisme ( du capitalisme actionnarial, du « nouveau cours du capitalisme, appelons-le comme nous voudrons ), puis devenu au fil des ans usine à gaz de toutes les contestations ( décroissance - déjà -, sans-papiers, lutte contre tel ou tel barrage, telle ou telle ligne de TGV ou tunnel, AMAP, etc...), perdant de vue l'analyse systémique de ce à quoi nous étions confrontés. 

Un sursaut : la lutte contre le Traité constitutionnel européen, avec cette victoire du "non", qui devait tant au travail de fourmis des militants. Et puis la mort. L'inaudibilité de ce mouvement au moment-même où la crise de 2008 validait toutes ses thèses. Tu sais probablement comme moi qu'il ne faisait pas bon, même à la « belle époque d'Attac », critiquer l'Union européenne ( une autre Europe est possible, devait-on dire....), et encore moins oser le mot de « Nation » : ça sentait déjà un peu son facho... Peace and love, nous étions tous frères...Les mouvementistes ( pour ne pas dire les trotskystes) l'ont finalement emporté – réduisant à l'impuissance de fait ce mouvement qui avait déclenché le coup de tonnerre de 2005 ( qu'ont enterré conjointement et Hollande et Sarkozy).

Et nous rejouons la même pièce ! Partis de la contestation de la réforme El Khomri, qui ne peut pas ne pas amener à se poser la question du « coût du travail » comme élément essentiel d'un capitalisme mondialisé (délibérément mondialisé, parce qu'il n'est pas dans l'essence du capitalisme, sous certaines conditions, qu'il le soit), on en arrive à un embrouillamini de luttes partielles, de la convergence desquelles est supposé advenir un bouleversement. Les jeunes de Nuit debout n'ont pas tort dans chacune de leurs revendications ! Ce qu'ils disent n'est pas faux. Mais c'est inefficient dans la lutte contre ce à quoi nous sommes confrontés - et que tu définirais mieux que moi.

Toi, moi, d'autres, nous sommes vieux. Attac était un mouvement d'éducation populaire – et c'était ça, sa vraie grande mission : retisser le lien entre les générations, passer le flambeau de cette aptitude à l'analyse systémique qu'avait méprisée les héritiers de Mai 68, jetant par dessus bord leur jeunesse si pleine d'espérances et d'erreurs, et la mémoire qu'ils se devaient de nous transmettre des luttes et des analyses de nos aînés : après nous le déluge, nous nous sommes bien amusés ! Quant à nous, il nous faut retisser le lien avec les jeunes, leur montrer que notre génération a aussi déjà pensé, difficilement et malgré cet abandon de nos aînés, dans la douleur et la joie. Nous devons leur transmettre le flambeau de notre expérience. Sinon, tout est toujours à recommencer...

Et toi, Frédéric, ce que tu as montré de majeur, c'est qu'il ne peut y avoir d'évolution sans penser le « cadre »Parce que oui, Hollande, s'il accepte le « cadre », ne peut proposer aucune autre politique que celle qu'il propose. Et oui, la loi El Khomri est absolument cohérente avec la nécessité de baisser le coût du travail dans un environnement de libre-échange intégral prôné par toutes les instances internationales et inter-gouvernementales ( faut-il rappeler aux jeunes que l'un des enjeux majeurs à venir, c'est la lutte contre le TAFTA, cet accord de libre-échange entre les USA et l'Union Européenne négocié dans le dos des peuples- et même de leurs représentants nationaux, députés et sénateurs pour la France ?).

Quelque chose se passe, disais-tu ? Rien ne se passera si l'analyse n'est pas systémique, si n'est pas mise en cohérence le poids et l'importance des firmes multinationales ET l'extension du libre-échange, ET le rôle de l'Union européenne, construction ordo-libérale par essence, ET le rôle de l'euro, ET la précarisation du travail, et le chômage, et la casse des services publics, qui n'en sont que les conséquences.

La différence avec 1996-2005, c'est qu'il n'y avait pas de date-butoir apparente pour nos espérances, sinon celui que mesurait le tempo lent, mais inexorable de l'avancée des « forces de l'argent ». Là, l'échéance est claire : 2017, et Marine Le Pen à l'horizon. Et si ce n'est en 2017, ce sera en 2022. Il n'est plus temps d'avoir des préventions, de donner le temps au temps, de se perdre dans des luttes vaines. « Décroissance », qu'ils disaient. Vais-je aller chez les prolos qui déjà tirent le diable par la queue pour leur dire : « Eh, gars, convergence des luttes : tu es dans la mouise, mais est-ce que tu as déjà pensé à la décroissance ? Viens à Nuits debout ! ». Le gars en question, qui galère ou n'a plus de boulot, il n'a pas fait cette analyse, mais lui, il a compris que c'était le « cadre » qui l'amenait à cette situation. Et la contestation du cadre, on l'a abandonnée au Front National. Le FN y croit-il, n'y croit-il pas ? On s'en moque ! Seule la parole est efficiente pour le vote ! Et le gars dont je te parle, lui, il votera FN. C'est cohérent.

Alors toi Frédéric, ou moi, ou nous, vieux - ou riches de notre expérience -, il faut qu'on se bouge, qu'on fasse masse aussi place de la République, qu'on transmette nos analyses et notre expérience. La convergence des luttes n'a jamais eu lieu sans analyse systémique. Et cette analyse systémique passe par l'analyse du cadre dans lequel se déploie la forme de capitalisme - et qui n'en est qu'une forme - à laquelle nous sommes confrontés. Lutter contre cela sans parler de libre-échange, d'Union et d'euro ne mènera nulle part. Sinon, à terme, dans les bras de Marine Le Pen. Alors, on fait quoi ? On attend que les jeunes le comprennent, en leur laissant toute la place alors même qu'ils ne sont qu'une fraction du peuple, ou on se décide à s'en mêler ?


*** Ce texte est initialement paru sur C'est pas moi qui l'dis, et est reproduit avec l'aimable autorisation de l'auteur. 

*** Un autre texte convergent (sauf sur la décroissance), paru chez Ludvine Bénard, à lire aussi.

*** Autre article sur Nuit debout paru sur L'arène nue à lire ici



8 commentaires:

  1. Je partage totalement ton idée-force. Je ne suis pas certain de l'intérêt ou de la pertinence politique de ta petite parenthèse sur 68 au sujet incertain acteurs de 68 ou héritiers de 68 ? As-tu des données statistiques sur le devenir majoritaire des soixante-huitards et sur la solitude implacable de ceux qui ont refusé d'être désarmés théoriquement, d'adhérer à tous les "small is beautiful", aux prétendus automatismes entre local et global, à la conception un rien fumeuse d'intersectionalité des luttes ?
    En toute fraternité !

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    1. Votre objection n'a aucun sens puisqu'elle renvoie à l'intériorité et à la subjectivité propre aux stratégies individuelles, terrain tout à fait étanche à l'objectivité statistique que vous invoquez.
      L'histoire est caractérisée d'abord par des faits majoritaires et tous les cheminements personnels plus ou moins obscurs n'y changent rien, à moins d'estimer que la permanence des justes des purs et des parfaits est tout ce qui doit rester de l'histoire, soit la négation même de la discipline.
      Cela revient aussi paradoxalement à nier toute morale en histoire, puisqu'il n'y a pas une séquence historique fut-elle la plus aberrante que vous ne pourrez relativiser et dédouaner par ce système -les allemands étaient-ils tous nazis ? Pétain était-il collabo dans l'âme ?
      « L'esprit de 68 » est pour moi une faillite totale, l’événement sociétal ayant fini par dévorer complètement l’événement social -la clé de « l'héritage impossible » dont parlait le sociologue Jean Pierre Le Goff- et il n'y a rien non plus à sauver de la génération qui a prétendu porter cet héritage.
      Je le dis d'autant plus sans gêne que j'estime pouvoir être rangé du côté de ces ex-68 qui n'ont pas lâché grand chose durant l'existence (tout ça pour se retrouver travailleur pauvre à mi-chemin de ma septième décennie -les « nuits debout » dans le gardiennage et l'hôtellerie, on connaît).
      Je vis aussi dans une ville -Grenoble- où cette faillite historique vous saute au visage à tous les coins de rue. D'ailleurs la ville est elle-même en faillite.
      LG

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  2. Le premier et le troisième lien emmènent tous deux à la page déjà parue sur les parallèles Podemos-NuitDebout de Barret

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  3. Denis Monod-Broca18 avril 2016 à 12:50

    "Et la contestation du cadre, on l'a abandonnée au Front National. Le FN y croit-il, n'y croit-il pas ? On s'en moque !"

    Pourquoi n'est-il question de croyance qu'au sujet du FN ?
    Car elle est là, la question fondamentale ; en quoi croyons-nous ?
    Croyons-nous dans le sens des mots ? dans le sens des mots "nation", "république", "démocratie" ? dans le sens des mots "liberté", "égalité", "fraternité" ? Croyons-nous dans le sens des mots ? Croyons-nous, ce qui revient au même, en la parole, en la vérité ?
    Tant que nous ne répondrons pas à cette question, ok plutôt, car y répondre est impossible, tant que nous ne nous poserons pas la question, tout continuera à aller de mal en pis.
    Tant que nous ne nous poserons pas la question, nous continuerons à croire, sans en à avoir conscience, en de fausses certitudes - l'argent, la réussite, la concurrence, le marché, l'Europe, la force...
    En quoi croyons-nous ?
    De quoi doutons-nous

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  4. Vous évoquez le cadre comme d'une chose vague et indéfinassble... vous évoquez la décroissance comme d'un repoussoir destiné aux pauvres. Quelle faiblesse de la pensée. Je tente encore un commentaire, parce que je suis persevérant : premièrement, la décroissance n'est pas un programe pour les pauvres mais pour les riches et les classes moyennes qui commencent à comprendre avec la décroissance de leur pouvoir d'achat que le cadre comme vous dites les y emmènent contre leur gré. Bref. Parlons du cadre, nos prétendues démocraties n'en sont pas (et le dire c'est déjà casser le cadre) je ne l'invente pas, je ne suis pas un dangereux complotiste, un suppôt du faschisme ou du monarchisme, je suis juste un lecteur de Bernard Manin "Principes du gouvernement représentatif", de Morgen Hansen "la démocratie athénienne à l'époque de Démosthène", de Francis Dupuy-Déri "Démocratie : histoire politique d'un mot", David Van Reybrouck "contre les élections", Dominique Rousseau "Radicaliser la démocratie" mais également Simone Weil "note sur la suppression générale des partis politiques". Vous parlez d'éducation populaire mais vous utiliser votre pouvoir pour noyer le poisson au lieu d'aller droit au but et de permettre à vos lecteurs d'aller chercher l'info où elle est. Quel gâchis ! Au moins les jeunes et moins jeunes de nuit debout tentent-ils une nouvelle forme de prise de parole et de décision, sociocratie, consensus...

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    1. la liste de vos lectures vous place déjà dans les 0,1, les 0,01, voire les 0,001 - je m'arrête là - des citoyens de ce pays.
      Mais il faudra faire la démocratie avec tout le monde, y compris les imbéciles peu cultivés au nombre desquels j'ai l'honneur de me compter.
      Pensons-y, et pensons que ce mieux toujours poursuivi est souvent l'ennemi d'un bien accessible.

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  5. bonjour-bonsoir, ou ... bonne nuit !
    vous démontrez bien la nécessité de transmettre le savoir pour penser le système, mais vous semblez vouer cela à la seule critique. Or la critique sert à conscientiser, et les jeunes dont vous dénoncer le manque d'esprit critique, et bien ils ne manquent pas de conscience (et beaucoup ne manquent pas non plus d'esprit d'analyse et de connaissances) !! ... la différence d'approche réside moins dans la complétude du point de vue que dans l'interprétation des priorités : il me/nous semble que le temps est désormais moins à la remise en cause du système qu'à la construction d'un nouveau monde, qui se fait à la fois en marge et au sein du système, dont l'obsolescence est aujourd'hui... destinée! . La modalité de cette révolution d'un nouveau genre n'est pas tant de prendre le contrôle des moyens de l'économie actuelle, que de recréer une économie parallèle : les enjeux portent sur le développement et la mise en réseaux de projets divers et variés qui soient cohérents avec les équilibres de ce nouveau monde... alors oui, il faut penser l'ancien système pour en comprendre toutes les subtilités et ne pas reproduire les même erreurs (notamment en matière de système monétaire), mais, pour la même raison, il faut en même temps penser, inventer, expérimenter, rôder le nouveaux monde, ses outils et ses valeurs (cf par exemple les développements autour de la TRM), et enfin, pour accompagner une transition progressive, socialement acceptables et non violente vers ce nouveau monde, il faut embarquer tout le monde, ce qui veut dire partager des bases simples et accessibles, qui permettent à chacun de trouver son rythme pour développer son savoir, ses compétences, et participer au mouvement. Alors svp, plutôt que d'invectiver ce qui manque, venez prêter main forte, venez parler, expliquer, informer, former, n'attendez pas qu'un lordon dirige dans un sens accessible à votre point de vue, ce mouvement est immensément plus riche, participez y humblement, donner et prenez ce que vous pouvez pour avancer et faire avancer !!

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  6. En tous points d'accord avec cette tribune. Je me permets d'ajouter les liens de deux autres articles lus sur le sujet :

    https://blogs.mediapart.fr/rabourdin/blog/110416/felicitons-william-martinet-son-entretien-dembauche-sest-bien-passe

    https://blogs.mediapart.fr/swank/blog/200416/nuit-debout-de-loffensive-linoffensif

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