J'ai retrouvé ce texte de Todd qui date de 1995. Il m'a semblé d'une telle actualité que j'ai eu envie de le copier ici. Tout y est anticipé, du vote ouvrier pour le Front national aux difficultés de l'Allemagne à gérer l'existence de l'euro - donc la disparition du mark. C'est assez impressionnant, si l'on considère que ce texte a vingt ans....
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Les recherche nécessaires à la rédaction de ce livre s'étalèrent sur les années 1984-1990,époque durant laquelle l'unification européenne n'était pas l'objet d'un débat majeur. Bref, avant Maastricht. J'étais alors un "bon européen", a priori favorable à tout mouvement menant à plus d'unité, même si mon avant propos de 1990 laisse percer une certaine inquiétude quant au caractère économiste et abstrait du projet européen.
Depuis, certaines classes dirigeantes ont affirmé leur volonté d’accélérer l'unification étatique du continent par l'établissement d'une monnaie unique. J'ai longtemps hésité durant le printemps 1992, pour finalement voter "non" au référendum de septembre. Sans aucun état d'âme et avec le sentiment de faire le seul choix raisonnable.
Mon opposition au traité de Maastricht dérive très directement de ma connaissance de l'anthropologie et de l'histoire du continent. Une sensibilité réelle à la diversité des mœurs et des valeurs européennes ne peut mener qu'à une conclusion : la régulation monétaire centralisée de sociétés aussi différentes que, par exemple, la France et l'Allemagne doit conduire à un dysfonctionnement massif, dans un premier temps, de l'une ou l'autre société et, dans un deuxième temps, des deux. Il y a, dans l'idéologie de l'unification, une volonté de briser les réalités humaines et sociales qui rappelle, étrangement mais invisiblement le marxisme-léninisme. Lui aussi mêlait un projet de transformation économique à un souverain mépris des diversités culturelles et nationales. L'état actuel de l'ex-Union soviétique et de l'ex-Yougoslavie nous montre à quel point l'unification étatique par en haut mène plus sûrement à la haine ethnique qu'à la paix perpétuelle.
Aujourd'hui, les contraintes économiques qui pèsent sur certaines sociétés européennes et particulièrement sur la France, privée depuis près de dix ans de régulation monétaire interne par la politique dite du "franc fort" n'ont heureusement pas encore fait apparaître des sentiments explicites de méfiance vis-à-vis de nos partenaires européens. Le Front national reste pour l'essentiel un phénomène lié à l'immigration et non à la construction de l'Europe. Mais la poussée de l'extrême-droite en milieu ouvrier, entre 1988 et 1995, est particulièrement spectaculaire sur l'ensemble du croissant industriel menant du nord à l'est de la France. Il s'agit des régions où la politique de convergence monétaire a dévasté plutôt que transformé l'industrie, conduisant à une extermination plutôt qu'à une reconversion, du travail faiblement qualifié. L'analyse des structures familiales individualistes du nord-est du Bassin parisien aurait permis de comprendre et de prévoir que l'alignement des populations ouvrières locales sur les niveaux de qualification allemands, qui dérivent assez largement des disciplines de la famille "souche" autoritaire et inégalitaire, n'était pas concevable en l'espace d'une génération.
Nous devons être conscients de ce que l'expression du désespoir social par une idéologie d'extrême-droite se réclamant d'une conception régressive de la nation est aussi un produit de l'unification économique de l'Europe. Légitime et nécessaire dans les années 1945-80, le projet européen ne mène plus aujourd'hui à la paix. Il pourrait, dans les années qui viennent, conduire au contraire à remontée entre les peuples de sentiments hostiles qui n'existaient plus vers 1980. La déconstruction des nations par leurs classes dirigeantes produit le nationalisme, dans des sociétés secouées par une transformation économique brutale, et où l'identité nationale la plus traditionnelle et la plus paisible était comme un dernier refuge. Il serait d'ailleurs absurde d'imaginer que l'Allemagne, beaucoup plus stable économiquement que la France mais beaucoup plus anxieuse culturellement, puisse échapper à ce processus de déstabilisation des mentalités par l"unification monétaire. La disparition du mark, point d'ancrage identitaire durant tout l'après-guerre, devrait logiquement conduire à la montée d'un puissant sentiment d'insécurité en Allemagne.
J'espère donc que ce livre, qui fut écrit en dehors de tout contexte polémique et dont je n'ai pas changé une ligne, permettra à certains européistes sans préjugé de réfléchir sereinement à l'ampleur des problèmes posés, de sonder l'épaisseur anthropologique et historiques des nations qu'il s'agit de fusionner. J'espère surtout que certains d'entre eux, partant, comme moi, de bons sentiments européens, arriveront également à la conclusion que le traité de Maastricht est une oeuvre d'amateurs, ignorants de l'histoire et de la vie des sociétés (...).
Si la monnaie unique ne se fait pas, ce livre apparaîtra à une contribution à la compréhension de certaines impossibilités historiques. Si elle se fait, il permettra de comprendre, dans vingt ans, pourquoi une unification étatique imposée en l'absence de conscience collective a produit une jungle au lieu d'une société".
--- Emmanuel Todd, Préface à l'édition 1995 de L'invention de l'Europe ---
Et sinon, pour ceux qui veulent lire une recension du dernier Todd (Le Mystère français, paru l'année dernière), c'est ici : CLICK
Je vous invite également à relire attentivement le discours prononcé par Philippe Séguin le 5 mai 1992 lors du débat sur le traité de Maastricht. 1992-2015 : 23 ans, mais tout était dit dans ce discours !!!
RépondreSupprimer“Maastricht, c’est ensuite la suppression de toute politique alternative, puisque la création d’un système européen de banque centrale, indépendant des gouvernements mais sous influence du mark, revient en quelque sorte à donner une valeur constitutionnelle à cette politique de change et à ses conséquences monétaires.
Quant à ceux qui voudraient croire qu’une politique budgétaire autonome demeurerait possible, je les renvoie au texte du traité, qui prévoit le respect de normes budgétaires tellement contraignantes qu’elles imposeront à un gouvernement confronté à une récession d’augmenter les taux d’imposition pour compenser la baisse des recettes fiscales et maintenir à tout prix le déficit budgétaire à moins de 3 p. 100 du PIB.
Enfin, et je souhaite insister sur ce point, la normalisation de la politique économique française implique à très court terme la révision à la baisse de notre système de protection sociale, qui va rapidement se révéler un obstacle rédhibitoire, tant pour l’harmonisation que pour la fameuse « convergence » des économies.
Que la crise de notre État providence appelle de profondes réformes, je serai le dernier à le contester. Que cette modernisation, faute de courage politique, soit imposée par les institutions communautaires, voilà qui me semble à la fois inquiétant et riche de désillusions pour notre pays.
(…)
Hélas, quand on lit les accords de Maastricht, on ne voit pas très bien où est le progrès social! On voit bien, en revanche, qu’on ouvre la porte à l’harmonisation, c’est-à-dire à un processus où, comme en matière fiscale, on cherchera au mieux à se mettre d’accord sur une moyenne plutôt que sur un optimum et où, chaque fois que nous voudrons faire une innovation dans notre législation sociale, il faudra aller demander la permission de nos partenaires.
Les conséquences politiques à escompter du processus ne sont pas moins importantes. Rappelons-nous une évidence. Dès lors que, dans un territoire donné, il n’existe qu’une seule monnaie, les écarts quelque peu significatifs de niveau de vie entre les régions qui le composent deviennent vite insupportables. L’expérience des États fédéraux, mais aussi celle de la réunification allemande devraient dissiper tous les doutes à ce sujet.
Or, si l’on veut, comme l’affirme le traité, imposer une monnaie unique à tous les pays membres, un effort colossal devra être consenti pour réduire les écarts actuels, qui sont immenses, un effort colossal sans commune mesure avec ce que nous réclame présentement Jacques Delors pour doter ses fonds de cohésion.
Il sera sans doute nécessaire de porter progressivement, comme le pensent assez raisonnable ment, me semble-t-il, certains experts, le budget communautaire jusqu’à 10 p. 100 du produit national brut, c’est-à-dire huit fois plus qu’aujourd’hui. On n’imagine pas un budget de cette ampleur sans un contrôle politique. Cela ne s’est jamais vu. Il faudra donc bien qu’un Parlement européen vote le budget comme un parlement national et qu’un gouvernement, responsable devant lui, l’exécute. C’est ainsi que la nécessité budgétaire engendrera tout naturellement les organes fédéraux appelés à gérer un gigantesque système centralisé de redistribution à l’échelle de la Communauté.
Et puisqu’il s’agira de redistribuer, ce sera bien entendu aux pays les plus avancés d’en supporter la charge. C’est dire combien la France devra payer, elle dont la contribution nette à la Communauté s’élève déjà, d’après la commission des finances du Sénat, à 25 milliards de francs pour 1991.
C’est ainsi que la France, qui ne trouve déjà plus les moyens de financer pour son propre compte une vraie politique d’aménagement du territoire et d’aménagement urbain, devra demain engager des ressources considérables pour financer l’aménagement du territoire de ses voisins!”
Philippe Séguin le 5 mai 1992
"L'invention de l'Europe" : titre excellent car il exprime la nature de cette Europe.
RépondreSupprimerS'il y a une leçon à tirer de la bible, c'est la méfiance qu'il faut toujours savoir garder à l'égard des "idoles faites de main d'homme". Et donc aussi, le sens est le même, à l'égard des idoles faites d'esprit d'homme. S'il faut se méfier de l'Europe, de l'Europe qu'on nous a inventée et qu'on prétend nous construire, c'est parce qu'elle est une idole faite d'esprit d'homme.
Bravo pour ce très utile rappel. Le hic, c'est que les promoteurs de cette folie risquent d'autant moins d'en démordre que tel est depuis le départ leur objectif : consolider à tout prix l'économie financière de marché pour maximiser leurs profits et pérenniser leur pouvoir. C'est eux qui n'ont pas d'alternative, car au bout du compte ils jouent leur peau, voir Warren Buffet : "La lutte des classes existe, et nous sommes en train de la gagner." L'oligarchie actuelle est littéralement prête à tout, y compris à détruire la planète et ses habitants, pour arriver à ses fins. Contrairement aux apparences, il n'y a pas pires fanatiques que les fanatiques du pouvoir et du fric…
RépondreSupprimerC'est un petit dessin animé, en pâte à modeler, qui dure 7 minutes 23.
RépondreSupprimerC'est l'histoire de la démocratie française, ou de la démocratie étatsunienne, ou de la démocratie anglaise, ou de la démocratie grecque, etc.
C'est l'histoire de nos démocraties en 2015 :
http://tinyurl.com/od69rpe
Utile rappel. Très bon bouquin.
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