Nathanaël est rédacteur en chef adjoint du site Grey Britain, spécialisé dans le suivi de l'actualité britannique. Il revient pour L'arène nue sur le référendum Brexit et sur les motivations des électeurs du Leave. Il évoque également la succession de David Cameron à la tête du parti conservateur, la crise aiguë du Labour, les questions écossaise et nord-iralndaise.
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Dans un bon texte consultable ici, un professeur américain explique : « Le vote en faveur du Brexit était une triple protestation : contre l'immigration, contre les banquiers de la City de Londres et contre les institutions de l'Union européenne. Dans cet ordre ». Qu'en pensez-vous ? La question migratoire a-t-elle à ce point déterminé le résultat du référendum, et la question de l'intégration européenne aussi peu ? Que nous apprend la carte du vote en faveur du « Leave » ?
Cartographie des résultats du référendum |
La cartographie du vote « Leave » montre, de manière assez claire, que ce sont les personnes et les régions qui se sentent le plus fragilisées par les politiques d’austérité menées par les gouvernements britanniques successifs depuis Margaret Thatcher, qui ont voté en faveur du Brexit. Les bataillons du « Leave » se recrutent parmi les moins diplômés, les ouvriers et les employés, les retraités… chez ceux qui ont besoin d’une protection que le welfare state ne leur apporte plus. Cette donnée est, à mon sens, la première à prendre en compte. Les retraités dont le quotidien dépend de la santé des fonds de pension, par nature volatils ; les moins diplômés, mal armés pour affronter l’évolution de l’économie britannique dans l’ère du digital ; les ouvriers qui prennent de plein fouet la mondialisation, à l’instar des sidérurgistes de Port-Talbot au Pays-de-Galles, dont l’avenir est menacé par le dumping chinois… ce sont eux qui ont voté en faveur de la sortie de la Grande-Bretagne de l’Union européenne.
Ils ont aussi sanctionné un establishment – partis politiques et presse mainstream, institutions financières et, même, syndicats - très majoritairement pro-européen. Cet establishment, au Royaume-Uni comme ailleurs, s’est révélé incapable de répondre aux questions très concrètes que se posent une partie des Britanniques. Si l’on prend l’exemple de la crise de l’acier, il faut se rappeler que le gouvernement de David Cameron s’est opposé à ce que l’Union européenne rehausse ses tarifs douaniers face à la production chinoise. Parce que la Chine allait annoncer trente milliards de livres d’investissement, notamment dans la filière électrique du Royaume-Uni.
Le rejet de l’immigration a joué un rôle dans le Brexit. A observer la recrudescence des attaques xénophobes qui ont suivi l’annonce des résultats du référendum, on ne peut pas le nier. Chacun pouvait déjà s’en rendre compte lorsque le parti europhobe et « un brin » xénophobe UKIP (United Kingdom Independance Party) est devenu le premier parti du pays lors des élections européennes de 2014. Suite à cela, plutôt que de défendre une vision ouverte de l’immigration, les conservateurs ont commencé à évoquer les mouvements migratoires comme un problème, générateur de distorsion dans la répartition des richesses mais aussi de criminalité en hausse… Et le Labour a fini par embrayer le pas en inscrivant le contrôle de l’immigration dans son programme en vue des élections générales de mai 2015. Mais qualifier le vote en faveur du Brexit de xénophobe ou anti-immigrés me semble refléter le mépris de nos élites pour le peuple.
La situation politique semble actuellement très chaotique au Royaume-Uni. Les leaders de la campagne Brexit devraient triompher dans les médias mais tendent plutôt à les fuir. Comment expliquer l'attitude d'un Boris Johnson notamment ?
Il y a deux aspects, à mon sens. Le premier tient à ce que la campagne s’est révélée, des deux côtés, de très bas niveau politique. Les exagérations des uns servant de justification aux outrances des autres. On se souviendra pour seul exemple d’un Boris Johnson comparant l’Union européenne à Hitler et d’un David Cameron affirmant que le chef de Daesh soutiendrait le Brexit.
Les deux campagnes ont multiplié les promesses. Le camp du « Leave » a, par exemple, affirmé qu’il réduira l’immigration et qu’il consacrera au service national de santé (National Health service, auquel les Britanniques sont extrêmement attachés) les 350 millions de livres sterling que coûterait à la Grande-Bretagne, chaque semaine, l’adhésion à l’Union européenne. Depuis, les principaux ténors du Brexit ont dû admettre que ces promesses ne pourront jamais être tenues.
De plus, je pense qu’une partie de l’état-major du camp « Leave », notamment parmi les conservateurs, ne pensait pas réellement gagner. Ils ont été pris de court. A titre d’exemple, jeudi 23 juin vers 22h, Nigel Farage, leader de UKIP, très engagé en faveur de la sortie, annonçait que le camp du maintien allait l’emporter sur le fil. Ils doivent désormais se débrouiller avec les responsabilités que leur confie leur victoire.
Pour Boris Johnson, c’est encore différent. Ancien correspond de presse à Bruxelles, d’origine très diverses (il a des ascendants français et russes), né à New York, il avait le profil parfait du défenseur du maintien dans l’Union européenne. Bon nombre d’observateurs considèrent que son choix, tardif, en faveur du Brexit relève de l’opportunisme. Boris Johnson n’a jamais caché son ambition de devenir Premier ministre, ce qui passe par son élection comme leader du parti conservateur. Or, ce parti est toujours, malgré 11 ans de direction par David Cameron, largement eurosceptique. Aujourd’hui, les informations en notre possession laissent à penser que « Bo Jo » est discret parce qu’il mène une nouvelle campagne. David Cameron ayant démissionné, il part à la conquête du parti tory où il aura fort à faire.
____ « une partie de l’état-major du camp « Leave », notamment parmi les conservateurs, ne pensait pas réellement gagner. Ils ont été pris de court ».
Comme vous l'expliquez sur Grey Britain, la situation est également très tendue au sein du parti travailliste. Les élus du Parliamentary Labour party (PLP, le groupe parlementaire) semblent vouloir saisir l'occasion pour se débarrasser d'un Corbyn ayant fait une campagne trop molle en faveur du « Remain ». Les quatre cinquième d'entre eux ont voté hier une motion de défiance contre lui, alors que 10 000 militants et sympathisants ont au contraire manifesté pour le soutenir. Le divorce est-il consommé entre les élus et la base ?
Le divorce entre la base du Labour party et les membres du Parlement est une réalité de longue date. Il remonte au premier mandat du premier ministre Tony Blair et s’est manifesté, une première fois, par l’élection de Jeremy Corbyn, considéré alors comme un outsider, à la tête du parti travailliste. Une victoire que le Parliamentary Labour party n’a jamais acceptée. Corbyn n’est pas de leur monde, il refuse les codes de Westminster. Son élection comme leader témoignait, déjà, de la révolte contre l’establishment que j’évoquais tout à l’heure. Un sondage paru ce mardi 28 juin dans le quotidien conservateur The Time, témoigne que Corbyn dispose encore du soutien d’une majorité absolue des adhérents et sympathisants du Labour. Donc, oui, le fracture est ouverte entre le PLP et la base travailliste. Et la crise initiée par l’aile droite des parlementaires ne fait que l’accroître.
Quant au procès fait à Corbyn sur son manque d’implication dans la campagne, il résiste mal à l’examen des faits. Dans sa circonscription d’Islington-North, le « maintien » enregistre 75% des suffrages avec une participation de 70%. Quand plus de 56% des électeurs conservateurs optent pour le Brexit, alors que Cameron fait campagne pour le maintien, tout juste un électeur travailliste sur trois suit le même chemin. Dès le lendemain des élections locales de mai 2016, Corbyn a multiplié les interventions publiques ou télévisées en faveur du maintien dans l’Union européenne. Certes, il les a assorties d’une exigence de réforme de l’Europe. Mais sa campagne n’a pas été tiède. Elle n’a pas obéi aux standards de la communication politique qui exigent une simplification outrancière des messages. Ça, oui, on peut le lui reprocher.
Le parti peut-il aller jusqu'à l'explosion ?
C'est sur la table, effectivement. Comme en 1983, quand l’aile droite du parti a scissionné pour former le parti social-démocrate, lequel s’est depuis fondu avec les libéraux pour fonder le parti libéral-démocrate, allié de Cameron entre 2010 et 2015. Cette perspective est crédible mais elle n’est pas, pour autant, la plus probable à l’instant où nous parlons. Ce qui est sûr, c’est qu’en déclenchant la guerre civile chez les travaillistes, les « modérés », comme se baptisent les membres de l’aile droite du Labour, ont suicidé leur propre parti.
____ « en déclenchant la guerre civile chez les travaillistes, les « modérés », comme se baptisent les membres de l’aile droite du Labour, ont suicidé leur propre parti ».
On entend beaucoup dire que l'unité de Royaume-Uni est désormais menacée. L’Écosse vous paraît-elle vraiment déterminée à devenir indépendante ou souhaite-t-elle avant tout peser sur la nature de l'accord qui sera conclu avec l'Union européenne ?
La première ministre écossaise, et leader des nationalistes de gauche écossais du Scottish National Party, a clairement indiqué que sa priorité est de sécuriser les liens entre l’Écosse et l’Union européenne. Elle l’a rappelé devant le parlement écossais mardi 28 juin au matin dans une déclaration solennelle. Nicola Sturgeon fait actuellement le forcing, tout comme le maire de Londres, le travailliste Sadiq Khan, et le ministre en chef de Gibraltar, pour être présente à la table des négociations, quand le futur premier ministre se décidera à activer l’article 50 du Traité de Lisbonne, qui ouvre la voie aux négociations en vue du départ. Elle estime, au vu du précédent du Groenland et des îles Feroë (qui ont obtenu de ne pas être intégrées à l’Union européenne après le « oui » des Danois lors de leur référendum), que l’Écosse n’est pas forcément liée par le Brexit britannique. Ce mercredi 29 juin, la première ministre écossaise se rendait à Bruxelles pour discuter directement avec les membres de la Commission européenne et le président du Parlement européen, dans ce sens.
Lors de sa déclaration devant le Parlement, Nicola Sturgeon a clairement exprimé que, oui, l’idée d’un deuxième référendum sur l’indépendance se situe dans la perspective du maintien de l’Écosse dans l’Union européenne.
_______ « La carte des résultats lors du référendum européen en Irlande du Nord épouse, de manière quasi parfaite si je peux dire, la séparation confessionnelle (....) cela devrait susciter bien plus d’inquiétude que la question écossaise ».
Carte des résultats du référendum en Irlande du Nord |
Il faut ajouter à cela, pour ce qui concerne le Royaume-Uni et son devenir, un élément particulièrement inquiétant. La carte des résultats lors du référendum européen en Irlande du Nord épouse, de manière quasi parfaite si je peux dire, la séparation confessionnelle. Les catholiques, favorables à une Irlande unique du nord au sud, ont voté pour le maintien dans l’Union européenne ; les protestants, qui défendent le rattachement à la couronne britannique, ont plébiscité le Brexit. Cela devrait susciter bien plus d’inquiétude que la question écossaise.
De toute évidence, David Cameron ne semble pas décidé à activer l'article 50 du Traité et préfère laisser ce soin à son successeur. Du coup, en France, on spécule. Le Monde, par exemple, envisage que le Brexit n'ait finalement pas lieu. Une telle option vous paraît-elle envisageable ?
Pour l’heure, les éléments en notre possession écartent directement cette possibilité. David Cameron, dans une déclaration lundi 27 juin, a affirmé qu’il n’y aurait pas de second référendum. L’encore leader du parti travailliste et donc de l’opposition, Jeremy Corbyn, fait partie de ceux qui demandent que l’article 50 soit activé, en respect de la démocratie. A contrario, plusieurs membres du parlement, de tous bords, se sont positionnés en s’affranchissant du vote des Britanniques. Cela signifie qu’ils proposent que le parlement vote le maintien dans l’Union européenne. Si cette perspective devait se concrétiser, la crise entre l’establishment et les électeurs deviendrait paroxystique. Je ne pense pas que qui que ce soit de sensé prenne ce risque au final.
Une question reste posée, celle de l’attitude du futur Premier ministre. Boris Johnson, il y a un peu moins d’un an, évoquait une solution à deux étages. Il imaginait un premier référendum qui valide le Brexit, période qui ouvrirait forcément une période de négociations avec l’Union européenne pendant laquelle il se ferait fort d’obtenir de « vraies » concessions de la part de Bruxelles. En effet, il estime que ce qu’a obtenu David Cameron de la part de l’Europe, en début d’année, n’est pas suffisant. A l’issue de la nouvelle négociation, Boris Johnson proposait un nouveau référendum au cours duquel il faudrait, alors, voter pour le maintien. L’ancien maire de Londres est aujourd’hui le favori de la base conservatrice. S’il est élu leader du parti tory en octobre prochain, et donc premier ministre, son scénario pourrait reprendre de la vigueur. D’autant que Johnson n’a jamais été un vrai adepte du « Leave », nous l’avons déjà évoqué.
_____ « Boris Johnson, il y a un peu moins d’un an, évoquait une solution à deux étages. Il imaginait un premier référendum qui valide le Brexit, période qui ouvrirait forcément une période de négociations avec l’Union européenne (…) à l’issue de la nouvelle négociation, Boris Johnson proposait un nouveau référendum au cours duquel il faudrait, alors, voter pour le maintien ».
Hormis Angela Merkel qui temporise, nombre de dirigeants européens pressent le pays de hâter le démarrage effectif de la procédure de sortie, usant parfois de mots assez durs. Comment les Britanniques vivent-ils ces pressions ?
Dans le camp « Leave », les plus conscientisés trouvent dans l’attitude des instances européennes une justification a posteriori de leur vote. Dans le camp du « maintien », l’humeur est encore à l’effarement même si, mardi 28 juin au soir, une dizaine de milliers de personnes se sont rassemblées devant le Parlement de Westminster pour défendre une position d’ouverture dans l’accueil des réfugiés et, plus globalement, l’Europe.
Le Britannique lambda se fiche pas mal de Bruxelles et des rodomontades de Martin Schultz et encore plus des votes du parlement que ce monsieur dirige ! Un peu comme de ce côté-ci de la Manche, à Manchester ou Sheffield, Bruxelles apparaît bien loin et bien déconnecté des réalités quotidiennes. Celles et ceux qui s’intéressent à la politique sont bien plus intéressés par le sang qui coule au parti travailliste ou par la guerre de succession au parti conservateur.
Dans un an, seulement six mois peut-être, on rira peut-être à gorge déployée de toutes les conneries que sortent depuis vendredi nos médias et nos pourriticiens de fait inféodés aux grosses fortunes britannico-étatunisiennes (et pas grégairement étatsuniennes) qui manipulent jusqu'à la Maison Blanche puisqu'ils ont financé l'élection du locataire
RépondreSupprimerTragi-comédie dans des sociétés en déliquescence qui ne maîtrisent pas leur propre langue.
Seule une grosse minorité de Britanniques (dont une majorité de sous informés sur les conséquences comme dans l'autre camp) a voté la sortie, ce dont je me réjouis en espérant que la "France" (c'est à dire seulement une certaine quantité de Français) en fera autant.
Mais quoiqu'il en soit, qu'on ait ou non entendu parler des théorèmes de Condorcet, Arrow et Gibbard-Satterthwaite, c'est plus ou moins manquer de sens critique élémentaire que de considérer comme rationnel et louable notre culte de ce qu'il est abusivement convenu d'appeler « la démocratie », le concept en lui-même – dont l'historicité est très mal connue - déjà et a fortiori son application quotidienne dans les « meilleurs » états considérés comme « démocratiques ». Nos médias sont pourtant quotidiennement emplis des tristes , voire horribles conséquences de ce culte grégaire.
On aura beau dire, on aura beau faire « Dès que nous disons le mot « démocratie » pour nommer notre mode de gouvernement qu’il soit américain, allemand ou français, nous mentons. La démocratie ne peut jamais être qu’une idée régulatrice, une belle idée dont nous baptisons promptement des pratiques très diverses. Nous en sommes loin, mais encore faut-il le savoir et le dire »(A.E)
« Ceux qui regardent le vote universel comme une garantie de la bonté des choix se font une illusion complète. » (A.T)
Je le sais, je le dis et répète ici et ailleurs.