La
revendication du droit au « mariage pour tous » doit-elle
nécessairement finir comme l’ont prévu les Cassandre de toutes
obédiences et se révéler une boite de Pandore propre à légitimer
mille autres tocades sociétales ? On peut le craindre, tant
sont prompts à donner de la voix, ces jours dernier, les tenants de
cette gauche qui ne jure que par l’épanouissement individuel et
craint de voir ressurgir le spectre d’octobre 1917 dès qu’on lui
parle de collectif et, plus encore, de lutte des classes.
Il a
toujours existé une gauche libérale. D’ailleurs, le libéralisme
originel était progressiste. La modernité est héritière de ce
libéralisme-là, le politique, celui de Montesquieu et de
Tocqueville. Celui auquel on doit l’affirmation de l’individu, et
qui s’est appliqué, au XVIII° siècle, à rompre la gangue des
conformismes, le dicktat des communautés et des ordres, l’oppression
des appartenances.
Sans
doute la critique actuelle du libéralisme, si légitime et urgente
qu’elle soit devenue, omet-elle parfois de rappeler que, plus
qu'authentiquement libérale, une partie de la gauche est devenue libertaire. Ce n’est plus par la séparation des pouvoirs qu’elle
compte garantir les libertés, c’est par l’abolition même des
relations de pouvoir et par l’extension infinie des droits, au nom
de l’illusion selon laquelle chacun de nos désirs s’accompagnerait
du droit inaliénable à être satisfait. Sans contrepartie, bien
sûr, donc sans devoir collatéral.
Au bout
du compte, tout est donc question de dosage, et c’est le
déploiement ad libitum et sans contrefeux d’une logique
libérale devenue mère de toutes les lubies libertaires, qui est
destructeur. Car évidemment, la liberté est désirable. Toutefois,
sans l’égalité, elle devient un produit de luxe, accessible au
petit nombre de ceux qui peuvent se l’offrir. On connait la
boutade: « les hommes naissent libres et égaux mais
certains sont plus égaux que d’autres ». Donc plus
libres, pourrait-on ajouter. Et il faut s’appeler Gérard Depardieu
pour bénéficier de l'entière « liberté de circulation »
et du droit de s’établir où le bon vouloir nous porte. Comme
l’explique Zygmunt Bauman, les pauvres, eux, ne se voient offrir
que deux non-libertés : celle de l’errance contrainte ou
celle de la sédentarité forcée.
Si l’on
a coutume de considérer le libéralisme politique et culturel comme
un tropisme « de gauche » et son versant économique
comme l’apanage de « la droite », Jean-Claude Michéa a
montré la congruence entre les deux. Alors qu’ils ne sont que les
deux faces d’une même médaille, le développement du premier a
créé les conditions de légitimation et l’environnement
intellectuel propice au déploiement du second.
Ainsi,
les deux sont si bien intriqués qu’une fraction non négligeable
de la gauche a fini par faire sien, comme s’il s’imposait
d’évidence, le libéralisme économique. Tel est le cas depuis que
fut ouverte la désormais très longue « parenthèse libérale »
de 1983. Or, si l’on a espéré un moment la voir se refermer avec
François Hollande, qui fit de « la finance » son
« véritable adversaire » le temps d’une
campagne, il devient difficile de ne pas céder à la désillusion
après la ratification du Pacte budgétaire européen « Merkozy »
et, surtout, après l’épisode de Florange.
Mais, si
la gauche refuse de pratiquer une politique économique plus juste,
il lui est impossible, au moins dans le discours, de convenir qu’elle
a renoncé à défendre l’égalité. Aussi trouve-t-elle mille
subterfuges, qui, grâce à cette cohérence d’ensemble du
libéralisme qu’a montrée Michéa, se trouve en parfaite
adéquation avec le goût pour l’invention continuelle de droits
nouveaux.
Ainsi,
cependant que les « libéraux économiques » abandonnent
l'avenir aux bons soins du marché, le « libéraux culturels »
– qui sont les mêmes – partent à l’assaut de droits
individuels neufs. Mais – et c’est là qu’est le subterfuge –
ils le font toujours « au nom de l’égalité ». Le
mariage pour tous ? On le fera « au nom de l’égalité ».
Le droit de vote des étrangers aux élections locales ? On
l’envisage « au nom de l’égalité ». Quelque réforme
sociétale que l’on projette, on la baptise du « nom de
l’égalité ». Mais de la seule égalité des droits, bien
sûr. Car qui songe encore à lutter pour l’égalité des
conditions ? Voire, plus modestement, pour l’égalité
des chances ?
Mais
l’égalité des droits bénéficie surtout à ceux qui disposent
des possibilités matérielles d’exercer lesdits droits. D’où
l’immense malaise que l’on ressent à l’énonciation de leur
véritable projet par des militants des
« droits-pour-tous-tout-le-temps » lorsqu’ils cessent
de s’embarrasser du procédé rhétorique consistant à convoquer
« l’égalité » à chaque fin de phrase pour rappeler
qu’ils sont de gauche. Car leur projet, finalement, est de faire en
sorte que tout s’achète. Il n’est qu’à lire, rapportée par
Le Figaro, cette phrase sidérante du copropriétaire du
Monde, Pierre Bergé. Lors de la manifestation en faveur du
« mariage pour tous » dimanche dernier, le président
de Sidaction a en effet affirmé: « nous ne pouvons pas faire de
distinction dans les droits, que ce soit la PMA (procréation
médicalement assistée), la GPA (gestation pour autrui) ou
l'adoption. Moi je suis pour toutes les libertés. Louer son ventre
pour faire un enfant ou louer ses bras pour travailler à l'usine,
quelle différence ? C'est faire un distinguo qui est choquant ».
C’est
vrai : quelle différence, tant qu’il y aura de l’offre d’un
côté, de la demande de l’autre ? Puisque certains vendent
leur force de travail, pourquoi d’autres ne vendraient-il pas leur
corps ? Pourquoi ne pas se féliciter, dans un même élan, des
mérites de la pornographie, puisqu'elle consiste, pour des ouvriers spécialisés, à produire du sexe
en série qu’ils écoulent sur le marché ? Pourquoi ne pas
accepter également – après tout, chacun est libre de le faire ou
pas – que d’aucuns se départissent de quelques-uns de leurs
organes pour les vendre au détail ?
Sauf que,
dans le monde décrit par Marx, ce sont en général les dominés qui
vendent leur force de travail à la classe dominante. De même, dans
le monde rêvé par Pierre Bergé, ce sont seront les pauvres qui
vendront les potentialités de leur anatomie, et les riches qui les
achèteront. Sorti d'un monde imaginaire et merveilleux, on envisage
mal une grande bourgeoise choisir de « gester » pour
autrui, bénévolement, au profit de sa femme de ménage…
La liste
des droits individuels nouveaux à mettre en œuvre étant
potentiellement infinie il est presque inévitable, si cela doit
devenir l'unique prise de la gauche sur la marche du monde, que ces
droits se multiplient. Mais jusqu’où ? Jusqu’à quel seuil
peut-on accepter que la chère liberté du petit nombre devienne
celle d’arracher – mais légalement – le consentement de ses
semblables ?
A défaut
de pouvoir répondre à cette question, sans doute faut-il prendre en
compte, quelque droit qu’on accorde, qu’on n’est jamais
authentiquement libre d’accepter ou de refuser ce que la loi
autorise qu’autant qu’on en a les moyens. D’où l’urgence à
cesser de vouloir sans cesse remplacer les luttes économiques et sociales par des combats sociétaux, fussent-ils menés… « au
nom de l’égalité ».
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