Par Jean-Claude Werrebrouck
Il
est inutile de le
rappeler : l'avenir
de
l’Union
européenne et
la
survie de
l’euro passent
par des
transferts financiers massifs, en particulier
le recyclage des excédents, notamment
ceux de l'Allemagne.
L’Allemagne
d’aujourd’hui n’est pas l’Amérique de 1945
Un
certain âge d’or du capitalisme avait été ouvert après la
Seconde
guerre mondiale par une Amérique qui, soucieuse de ses intérêts de
long terme, recyclait son considérable surplus commercial en
exportant de
l'aide
(plan
Marshall)
et des
investissements
directs vers l’Europe et le Japon. Dans un cadre de guerre froide,
un tel transfert correspondait au projet
de « containment »
de l’Union Soviétique et au maintien de l’hégémonie
américaine.
Dans
un monde que l’on prétend mondialisé,
l’Allemagne
et son personnel politico-administratif ne mettent en avant que des
intérêts strictement nationaux, en particulier ceux
d’électeurs-rentiers.
Il est donc logique et parfaitement justifié, de voir l’Allemagne
refuser de construire un grand projet européen,
comme naguère les États-Unis
construisirent
un projet mondial. Les Grecs
ne bénéficieront ainsi jamais d’un plan Marshall, et ce d’autant
plus que le reste du monde accepte, jusqu’ici, d’absorber le
surplus Allemand.
Allons
plus loin et ajoutons de la fantaisie au raisonnement.
Historiquement, les États-Unis se sont trouvés très vite, après
la période de reconstruction, en position débitrice, un peu comme
les pays du Sud de la zone euro aujourd’hui. Pour autant, cela fut,
comme on le disait dans les années 60, un « déficit sans
pleurs ». La raison était simple : les acteurs excédentaires
du reste du monde acceptaient tous des actifs, quels qu’ils soient,
pourvus qu'ils soient libellés en devise américaine, c’est-à-dire
en dollar. Parce que le dollar, en particulier la dette publique
américaine, est la liquidité ultime ou absolue, aucun agent n’est
venu jusqu’ici exiger un quelconque paiement : être payé en
dollars est le mode de règlement le plus universellement accepté.
Ceci
n’est évidemment pas le cas des soldes TARGET grecs [ voir ici ce qu'est un solde TARGET ] que la Banque centrale allemande ne peut
accepter. Les actifs grecs des soldes correspondants n’ont pas la
qualité des dollars….même si ceux-ci sont imprimés par des
banques américaines sur l’ensemble de la planète. Les État-Unis
ont pu poursuivre jusqu’ici à crédit, par déficit régulier et
croissant, leur expansion et leur domination mondiale. La Grèce
restera bloquée par son déficit. L’Allemagne n’a pas les mêmes
intérêts que les USA et ne remplacera jamais ceux-ci sur cet espace
réduit qu’est la zone euro.
Ainsi,
la
zone euro restera,
en principe,
le parking de ceux qui sont en panne de croissance,
parking régulièrement
visité
par le meccano BCE qui tente, avec les moyens du bord, de réanimer
ce qui est paralysé.
Le
projet de la BCE de recourir à la monnaie hélicoptère
Parmi
ces moyens du bord, il y a « l’helicopter money ». Si
les État-Unis
poursuivent leur expansion grâce à la création continue de
dollars, pourquoi la Banque
centrale européenne
ne pourrait-elle pas réanimer la croissance de la zone euro par le
biais d’un déversement de monnaie sur les zones déficitaires ?
Le déficit américain nourrit la demande mondiale, ce qui est
interdit à l’échelle de la monnaie unique où
les déficits publics sont strictement encadrés. En revanche,
pourquoi
ne pas remplacer ce déficit interdit, par de l’injection monétaire
nourrissant directement la demande dans la zone ? C'est
cela
qu’on appelle « l’helicopter
money ».
[Pour
comprendre comment fonctionne, techniquement, la monnaie hélicoptère,
voire l'article didactique de Steve Ohana ici].
On
sait l’opposition radicale du personnel politico-administratif
allemand au regard d’un tel projet.
Mais on sait aussi que cette opposition s’inscrit dans une
représentation du monde qui est l’ordo-libéralisme
[explication détaillée de l'ordolibéralisme ici].
Si on dépasse cette pure vision pour tenter
une argumentation
plus pragmatique,
on
a tôt fait de découvrir qu'il existe des
inconvénients mais
aussi des avantages, pour l'Allemagne, au
recours à l’helicopter money.
Quels
sont-ils ?
**
Finance en berne et « répression financière ».
Rappelons
que la
monnaie hélicoptère
est d’abord une forte exception au principe classique de la
création monétaire.
La
monnaie est jusqu’ici, dans sa totalité, la contrepartie d’une
dette, ce que certains appellent « l’argent dette ».
L'helicopter
money met
fin à ce monopole, et introduit l’idée qu’il est possible de
créer de la monnaie à coût nul, sans la rémunération qui lui est
associée, c’est-à-dire le taux de l’intérêt.
Une
première remarque
est que l’on entre ainsi dans un mécanisme
de « répression financière » avec, d’une part des
risques inflationnistes, et d’autre part le rétrécissement du
marché de la création monétaire jusqu’ici réservé aux seules
banques.
De ce point de vue, le rentier, allemand ou non, peut se poser de
légitimes questions concernant la rentabilité de son épargne,
question abordée sous un autre angle dans le point qui suit.
Car
une autre question complètement liée au mécanisme de la répression
est celle de la
répartition de
la monnaie hélicoptère
entre 1)
remboursements
de dettes privées ou publiques, 2)
investissements
privés ou publics et 3)
épargne.
De ce point de vue l'helicopter
money
est un mécanisme d’aggravation des effets déjà constatés avec
le quantitative
easing (QE),
à savoir la baisse des taux d’intérêt sur les dettes publiques
et les obligations d’entreprises.
Là aussi il faut s’attendre à une
répression financière accrue, donc une rémunération très faible
de l’épargne.
On
peut certes imaginer un interdit juridique d’utilisation du HM au
remboursement de la dette, et donc une surveillance active de sa
bonne utilisation au profit de l’économie réelle. Car
il
est vrai que sans cet interdit, l'helicopter
money
peut vite
ressembler
au QE avec
les mêmes
inconvénients , à savoir la montée de la spéculation avec
tous ses risques. Mais alors, on
entre dans un processus d’interventionnisme croissant. A
la répression financière s’ajoute ainsi
un
interventionnisme qui n’est même plus couvert par l’idéologie
d’un intérêt général lequel n’est concédé qu’aux États.
Et l'on sera en droit de se demander :
en quoi la BCE est-elle légitime pour surveiller les entreprises, et
ce de manière très procédurière ? Et en quoi serait-elle
garante de la bonne affectation des ressources ?
**
Une hétérogénéité enfin combattue ?
Une
autre question est celle de la capacité de la monnaie hélicoptère
à réduire l’hétérogénéité entre le Nord et le Sud. Il est en
effet évident que le HM sur les ménages grecs, ne peut que faire
bondir les importations à court terme. Utilisé sur les entreprises
grecques, il développera également les importations de court terme,
pour n’autoriser les exportations que dans le long terme. C’est
dire que le processus est beaucoup plus consommateur de temps qu’une
modification d’un taux de change, ce qui nous renvoie immédiatement
au problème de l'existence même de la monnaie unique.
**
Et donc ? Bonne idée ou pas ?
Si
l’on dresse un bilan relativement à notre question de savoir si
l'usage
de la monnaie hélicoptère peut
produire les effets d’un transfert refusé (par
l'Allemagne notamment)
et pourtant indispensable
au
fonctionnement normal d’une zone monétaire, nous pouvons
formuler
la
conclusion que cet
ersatz
qui ferait
des gagnants et des perdants.
Parmi
les perdants d’un
HM nous avons :
>>
La
finance, dont
le périmètre d’activité se réduirait
par la fin du monopole de « l’argent dette », le risque
d’inflation, la baisse des taux, et le probable interventionnisme
d’une Banque
centrale ou des États,
cherchant à limiter la transformation de
la monnaie hélicoptère
en QE, lequel fut d’emblée matière première de la spéculation,
>>
Les
rentiers, victimes
d’une finance réprimée qui n’aurait
plus les moyens de proposer des produits hautement rentables à sa
clientèle. Or
les
pays où la rente est la plus importante sont aussi ceux où les
régimes de retraites par répartition sont les plus fragiles et où
le vieillissement démographique est le plus accentué. De ce point
de vue l’Allemagne serait
de loin le pays le plus touché. D’où les réactions d'ores
et déjà indignées
des politiques allemands et des
responsables
des grandes institutions d’épargne comme les Sparkassen
face à la politique actuelle
de
la BCE. A cela il faut ajouter que la baisse de l’euro normalement
associée à un HM , ne jouerait
pas non plus en faveur des rentiers et retraités allemands.
Parmi
les gagnants
nous
aurions :
>> Tous
les agents qui bénéficieraient
du transfert que les règles bruxelloises interdisaient.
La fiction d’un transfert par ce tiers qu’est la BCE,
deviendrait,
au moins provisoirement, réalité pour les déficitaires :
États
et entreprises, voire ménages du Sud.
>>
A
noter que pour la nation la plus importante à savoir l’Allemagne,
les entreprises exportatrices - donc l’ensemble du secteur
industriel - ne sont pas nécessairement défavorables à un HM qui
produit de nouveaux marchés dans des conditions de rémunérations
non dégradées. La
baisse de l’euro joue en défaveur de la valeur ajoutée dégagée
par les intrants importés, mais en faveur de la valeur ajoutée à
l’exportation. Cette spécificité joue, on le sait, à plein dans
une chaîne
de la valeur très émiettée et ce qu’on appelle une production
« by germany ».
Attention :
ces conclusions restent très globales et doivent être nuancées en
fonction des modalités concrètes de mise en œuvre d'un éventuel
HM par BCE : la monnaie hélicoptère serait-elle déversée plutôt
sur les États ? Plutôt vers les entreprises ? Plutôt
vers les ménages ? Et au-delà quelles modalités
concrètes de répartitions : PIB ? Niveau de déficit ?
Importance de la population ? Combinaison de plusieurs
paramètres ? Tout cela reste à déterminer.
Conclusion :
un
ersatz qui serait
aussi un acide destructeur
Il
est évident que l’Allemagne pourrait atténuer son opposition
radicale si le HM prenait pour critère l’importance du PIB de
chaque pays concerné. Les
risques qui se conjuguent au détriment des rentiers pourraient
être
compensés par des garanties : suppression de la hantise du
défaut souverain
des
pays du
Sud,
amélioration des régimes de retraites avec indexation sur
l’inflation, etc. De
fait l’opposition la
plus radicale
pourrait
venir plutôt
du système financier, qui fera tout pour éviter la diminution de
son poids relatif
dans
l’économie.
Si
toutefois le
scénario de
l'helicopter money devait,
malgré les multiples oppositions, se jouer,
il
resterait un
système
à
cheval entre deux écueils : 1) interventionnisme
accru et donc de surveillance accrue,
plus de règlements, plus de barrières, moins de libre
marché
….le
tout sous
la houlette d’un acteur - la Banque
centrale européenne -
situé en dehors du champ politique
et échappant de fait à tout contrôle démocratique. Il
est clair que le chemin menant au HM a pour destination ultime la fin de l’indépendance des banques centrales….
In
fine, notons surtout que l'euro
ne peut se maintenir qu’avec de gigantesques transferts réels du
Nord
vers le Sud.
Parce que politiquement
inenvisageable
comme l'opposition très ferme des pays créditeurs d'Europe du Nord
à une aide tangible à la Grèce l'a d'ores et déjà montré. Par
défaut, un
substitut, un ersatz de transferts
appelé monnaie
hélicoptère peut
être envisagé. Mais
i
faut d'ores et déjà savoir que la
« consommation productive de l’ersatz » fonctionnera
comme acide. A
terme, il ne pourrait que détruire
la clé de voûte de
l'eurozone,
à savoir l’indépendance de sa Banque
centrale. Une
destruction qui entraînera
l’ensemble de l’édifice euro dans
sa chute.