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A l'occasion de la parution de son dernier livre, Comprendre le malheur français (Stock, mars 2016), le philosophe Marcel Gauchet a accordé à L'arène nue un long entretien, traitant principalement de l'identité politique de la France dans le cadre européen actuel. Cet entretien a été publié en deux volets. Celui-ci est le second. Le premier volet est consultable ici.
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Vous concluez votre ouvrage en affirmant : « La
France ne sera plus jamais une grande puissance : et alors ? ».
Ça fait un peu mal à entendre a priori. Qu'est-ce que ça signifie
exactement ?
Est-ce
si difficile à comprendre ? Il est possible d’être de taille
modeste et de se montrer inventif et pertinent face à des problèmes
qui se posent à tout le monde. Cela demande de la liberté de
manœuvre. Nous l’avons perdue dans le gros machin qu’est l’Union
européenne telle qu’elle fonctionne aujourd’hui. Celle-ci a la
taille, mais elle ne nous apporte pas pour autant de solutions. Elle a plutôt accru nos problèmes.
Pourtant,
les Français ont peur de quitter l'Europe. La raison en est qu'ils
redoutent de ne plus être dans le peloton de tête. La France est un
pays qui fait la course en tête dans l’invention moderne depuis le
départ. C'est un pays qui a eu l'ambition, tout à fait noble et
respectable, d'être l'un de ces lieux où s'invente le monde. Où
s'invente la bonne forme de gouvernement, de vie collective... mais
aussi de cadre matériel. Nous sommes un pays de science, un pays de
savants, d’inventeurs, d’ingénieurs, plus soucieux d’ailleurs,
en général, de la qualité intellectuelle de leurs travaux que de
leurs retombées économiques. C’est le revers de la médaille. La
France a les défauts de ses qualités.
Raison
de plus pour ne pas craindre une remise en cause du cadre
européen....
Si,
car pour beaucoup de Français, l'Europe est ce qui nous permet
d'être dans le coup, ce qui nous raccroche au mouvement général du
monde. Ils n’ont plus confiance dans leurs propres forces et ils se
disent qu’en liant leur destin à une grosse locomotive, ils ont
une chance de rester dans le train de l’histoire.
____ « dans la médiocrité ambiante, beaucoup se disent qu'il vaut mieux, somme toute, être indirectement gouvernés par Angela Merkel que par nos piteux prétendants »___
Pensez-vous
que les Français préfèrent un grand projet qui leur fait du mal à
l'absence de grand projet ?
Et
à l'absence de projet tout court ! Si nous avions en France une
concurrence de grands projets, avec un personnel politique porteur
d'idées fortes et d'une vraie vision collective, on pourrait prendre
le risque d'une rupture. Mais dans la médiocrité ambiante, beaucoup
se disent qu'il vaut mieux, somme toute, être indirectement
gouvernés par Angela Merkel que par nos piteux prétendants. Le fait
qu'il n'y ait pas d'offre politique convaincante sur le marché ne
nous aide pas.
Nous
parlions à l'instant de la survivance des nations en Europe. Or les
entraves mises à la souveraineté de ces nations par l'intégration
supranationale provoque en retour l'émergence d'extrême-droites un
peu partout. Ne doit-on pas s'inquiéter de voir ainsi s’installer
une prévalence de la conception ethnique de la nation ?
Ce
n’est pas là que vont mes inquiétudes. Je ne vois de conception
ethnique de la nation nulle part par en Europe, à part peut-être,
de manière résiduelle, à l'Est, en raison de l’héritage des
problèmes maintenant très anciens des « nationalités ».
Je pense en particulier à la Hongrie, pays maltraité par le traité
de Trianon, à l’issue de la première Guerre Mondiale, et où de
ce fait la revendication nationaliste prend un tour aigu.
Marcel Gauchet |
Ce
qui donne cette impression d'un possible retour de revendications
ethniques, c'est que le principal carburant des extrême-droites est
la question migratoire. Pas pour des raisons ethniques mais pour une
raison purement politique : le refus de l'impuissance publique.
L’immigration donne le sentiment d’un phénomène subi, non
contrôlé, sentiment que le traitement du problème par le droit ne
fait qu’aggraver, puisque celui-ci fait signe, à la limite, vers
la liberté d'installation de chacun où il le désire.
Fondamentalement,
les mouvements d'extrême-droite que l'on voit fleurir partout sont
des mouvement d'appel au politique. Et au politique dans son
acception la plus fondamentale, à savoir la capacité, pour une
collectivité, de régir son territoire et sa population. On peut
appeler ça « souveraineté » si on le souhaite. Mais
l'idée de souveraineté est presque trop élaborée par rapport à
ce socle élémentaire. Il s'agit très simplement du désir d'être
maître chez soi, d'avoir prise sur le cours des événements. En
plus s'est ajouté là-dessus, avec l'infiltration terroriste, la
question de la sécurité. Or garantir la sécurité est un attribut
absolument fondamental de l’État !
Être
maître chez soi, ça n'implique pas seulement d'avoir prise sur les
mouvements de personnes. Il s'agit tout de même aussi d'avoir prise sur l'économie...
Bien
entendu. L’idée d'une ouverture économique totalement
libéralisée, et donc subie, est tout aussi délétère. La promesse
de l’État-nation souverain, en effet, est qu’il est possible de
contrôler ce qui se passe dans la sphère économique – ce qui n’a
rien à voir avec la prétention de l’administrer. Il est vital, en
particulier, de maîtriser les rapports de la sphère économique
interne avec la sphère économique externe, sauf de quoi l’existence
même de la communauté politique échappe à ses membres.
______« Fondamentalement, les mouvements d'extrême-droite que l'on voit fleurir partout sont des mouvement d'appel au politique »______
On
le voit, ce sont des données primordiales de la condition politique
qui sont en jeu. La faillite de l'Europe vient justement du fait
qu'elle ne répond nullement a ces problèmes. Elle est une
construction apolitique par excellence, une sorte de terrain vague
politique. Or jamais une communauté humaine ne supportera longtemps
d’être réduite à un terrain vague.
Y'a-t-il
un lien entre cet effacement du politique et cette sorte
« d'obsession identitaire » que l'on sent partout ?
Il
faut s'entendre sur ce que l'on appelle « obsession
identitaire ». Là encore, je crois qu'il est nécessaire de
dégonfler ce vocabulaire excessif en essayant de cerner les réalités
qu'il désigne.
Ce
qui provoque partout l’activation des identités, c’est
l’ouverture des sociétés sur le dehors mondial et l’obligation
de se redéfinir par rapport à lui. Il s’y ajoute en Europe la
contradiction avec cet édifice abstrait qu'est la construction
européenne. Celle-ci, au nom d'une vision complètement
technocratique de l'économie, inflige des règles uniques à des
gens divers. Ces derniers se sentent alors agressés dans ce que
l'Histoire les a faits. Cas typique : les services publics à la française, qui sont un des grands acquis de la République. Les
Français y sont profondément attachés, et voilà qu'on vient leur
dire que tout cela n'est pas efficace, que ce n'est pas moderne, au
nom d’une vision très abstraite de l’efficacité économique qui
ne tient pas compte de la visée propre des services publics. Leur
finalité, c'est de maîtriser le territoire dans une optique
égalisante. Pour les Français, c’est une partie intégrante de
leur vision de l’égalité. Va-t-on appeler « obsession
identitaire » le fait de se sentir attaché à ce type
d'acquis historiques ? Il n’y a rien que de très
compréhensible et de très innocent dans le fait de tenir à
pareille conception forte de la vie en commun que l'on sent agressée
par une pseudo-rationalité hors-sol.
_____ « Le choc était inévitable entre ces identités très ancrées et, en surplomb, une vision bureaucratique des règles générales, teintée d'obsession comptable. »_____
Même
chose pour le droit européen, totalement indifférent à la réalité
de la vie des peuples. Les traditions juridiques nationales sont
pourtant très puissantes. Des notions aussi communes que, par
exemple, « la liberté », sont vécues au quotidien de
manière assez différente selon qu'on est Anglais, Allemand ou
Français. C'est cela, « l'identité ». C'est un peu
impalpable, souvent difficile à définir, mais c'est une façon
d'être au quotidien qui engage profondément les individus. Le choc
était inévitable entre ces identités très ancrées et, en
surplomb, une vision bureaucratique des règles générales, teintée
d'obsession comptable.
Dans
votre livre, vous insistez beaucoup sur la question de la
« mondialisation néolibérale ». J'aimerais revenir sur
votre critique du néolibéralisme, qui comprend en deux temps.
D'abord vous pointez bien sûr le triomphe du néolibéralisme
économique. Ensuite, et c'est moins habituel, vous critiquez
l'attention croissante portée aux « droits individuels ».
Vous semblez parfois rejoindre les thèses de Jean-Claude Michéa sur l'unicité du libéralisme – économique et « culturel ».
Pourtant.... n'avez-vous pas l'impression, justement, que la logique
du néolibéralisme économique poussée à son maximum finit par
nuire aux droits des individus ? Comment jouir de ses droits
individuels lorsqu'on est, par exemple, dans l’insécurité
économique et dans la précarité financière permanentes ?
Ce
que vous évoquez là, c’est la critique classique des droits
formels par rapport aux droits réels. Elle est effectivement
réactivée par les retombées des politiques néolibérales. Mais le
point nouveau réside dans la place accordée aux droits individuels.
Il faut ici procéder par comparaison avec le libéralisme classique.
Celui-ci admet l'existence d'un corps collectif préalable :
l’État-nation. A l'intérieur de ce cadre, le libéralisme prête
aux individus un certain nombre de droits politiques et personnels
qui doivent être mis à l’abri des atteintes du pouvoir collectif
- les garanties judiciaires, la propriété et ce qu’on appelle
les libertés fondamentales.
Ce
qui s'est produit dans la période récente, c'est l'extraction, au
nom de l'universalité des droits individuels, des individus de tout
cadre collectif. Leur existence est posée indépendamment de toute
appartenance, de telle sorte qu’entre le monde et les individus, il
n'y a plus rien. Toute institution, toute construction collective,
est supposée dépendre du consentement des individus qui en sont
membres. C'est la différence essentielle entre le libéralisme
classique et le néolibéralisme : le second sort les droits
individuels du cadre politique, lequel devient second et contingent.
Ce
qu’il faut comprendre, en outre, pour avoir l’idée de la
dynamique néolibérale, c’est le lien entre les droits et les
intérêts. Un individu qui a des droits a aussi des intérêts. Et
il a le droit de faire valoir ses intérêts. Entre individus dotes
d'intérêts, il ne peut y avoir que des contrats. Dès lors,
l'association politique n'est que l'un de ces contrats. Et pour
arbitrer en cas de conflit, il n'y a que le marché. Il n'y a plus
d'autorité supérieure pour formuler des règles d'intérêt
général. Voilà comment s'entrelacent le libertarisme des droits et
le libéralisme des intérêts.
Évidemment,
des contradictions finissent par se présenter à un moment entre la
logique des droits et celle des intérêts. La logique des intérêts
veut que le meilleur gagne. Le problème c'est que quand on est
perdant, on perd non pas la titulature de ses droits, mais la faculté
de les exercer. On touche le point de contradiction que vous
signaliez.
Les
néolibéraux ont bien vu la faille et ils ont imaginé la parade.
Exemple typique de ce qu'un néolibéral peut accorder – on y vient
d'ailleurs, et cela m'inquiète beaucoup – c'est le revenu universel. Il n'y a pas de justification de fond à la proposition.
Simplement, les néolibéraux ont bien compris que sans des
arrangements de ce genre, leur système est politiquement en péril.
Un tel accommodement a minima peut permettre de rendre acceptable la
formule du marché universel.
Mais...
pour distribuer le revenu universel, il faudra quand même passer par
l’État !
Bien
sûr ! Et un État qui risque de ne pas être minimal, si l’on
regarde toutes les implications de l’idée. C'est pour cela que je
vous dis que c'est injustifiable d'un point de vue théorique. Il ne
s'agit que d'une mesure pragmatique, que l'on mettra en place pour
faire taire les gueulards. Et pour faire renter chez elle la Nuit Debout.
Nuit Debout |
Tiens,
c'est assez étonnant. Dans vos récentes apparitions médiatiques,
on vous a senti plutôt en sympathie avec ce mouvement.
Plutôt,
oui. J'avoue que tout ce qui est susceptible de remuer un peu la
politique officielle me semble bon à prendre. En plus, ce type de
mouvements a une vertu essentielle dans le long terme, qui est de
mettre en mouvement des gens, qui étaient à mille lieues de tout
militantisme. Le hasard des circonstances les met dans la position
de réfléchir à des choses auxquelles ils n'avaient jamais pensé,
et c’est pour eux un autre chemin qui s’ouvre.
Je
ne suis pas naïf, je n'attends aucune révélation de la place de la
République. Je ne pense pas que la Constitution que la Nuit Debout
est en train d'écrire va résoudre nos problèmes. Il se dit
beaucoup de bêtises sur la place de la République, mais peu
importe. Dans dix ans, je ne serais pas surpris que l'on réentende
parler de figures qui auront émergé d'un tel mouvement. Il faut
être ouvert à tout ce qui représente un peu de vie.
____ « La France est un pays qui conserve une vertu essentielle : la capacité d'invention, en particulier politique. N'oublions pas par exemple que ce sont les Français qui ont inventé la construction européenne. Ils feraient bien de s'atteler à la repenser »____
Peut-on
conclure de cet entretien que la France reste un pays vivant ?
Il
est toujours vivant en profondeur, même si les apparences peuvent
parfois en faire douter. C'est aujourd’hui un pays tétanisé par
la peur de décrocher du peloton de tête de la grande Histoire, où
il a acquis quelques titres de gloire assez éminents. Mais c'est un
pays qui conserve une vertu essentielle : la capacité
d'invention, en particulier politique. N'oublions pas par exemple que
ce sont les Français qui ont inventé la construction européenne.
Ils feraient bien de s'atteler à la repenser. Cela ne me paraît pas
irréaliste.
La
seule chose que l'on doit craindre, c'est que s'installe pour de bon
l'idée que nous ne sommes plus grand chose, que notre heure est
révolue, que nous appartenons au passé. Ce serait une erreur
fatale, car un tel jugement est « performatif », comme on
dit en termes savants : il produit des attitudes qui le font
entrer dans les faits. Le problème principal de notre vie politique
se résume à la simple question suivante : « qui saura
redonner aux Français la confiance dans leur pouvoir
d’invention ? ».
Pour (re)lire la première partie de l'entretien, c'est ici.