Jean Robert Raviot est professeur de civilisation russe contemporaine à l’université de Nanterre. Il a récemment dirigé l'ouvrage Russie : vers une nouvelle guerre froide ? (La Documentation française, 2016), et a bien voulu répondre aux questions de L'arène nue relatives aux relations entre la Russie et l'Europe.
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La
Russie est souvent décrite comme un pays eurasiatique à cheval sur
deux continents, mais avec un fort tropisme européen. Est-ce encore
vrai aujourd'hui, dans un contexte de développement rapide de l'Asie
et alors que les relations entre l'Europe et Moscou semblent parfois
difficiles ? En somme, les Russes se considèrent-ils comme des
Européens ?
La
Russie est un État-continent,
plutôt qu’un État
à cheval sur deux continents. Son destin est lié à chacun de ces
continents, mais elle n’appartient en réalité vraiment à aucun
des deux.
Les
Russes, dans leur immense majorité, ne se sentent pas tout à fait
européens, mais plutôt… russes. Ils ne s’en ressentent pas
moins liés très intimement à l’Europe par leur langue, leur
histoire, leur culture et leur religion, et il est évident que, dans
leur immense majorité, ils se sentent plus européens
qu’asiatiques ! Et
s’ils ne se sentent pas européens dans le plein sens du terme, les
Russes se sentent pleinement « en Europe ». D’autant
que, fait nouveau de l’ère post-soviétique, beaucoup de Russes
voyagent désormais beaucoup en Europe. Certains y résident, ou s’y
sont installés. Beaucoup de liens professionnels et amicaux se sont
noués. Et je ne parle même pas des nombreuses unions et familles
franco-russes, germano-russes, italo-russes… Au point qu’on peut
parler de l’existence d’une « diaspora » russe
aujourd’hui ! Je renvoie aux excellents travaux de ma collègue Olga Bronnikova, sur les expatriés russes, leurs réseaux de
sociabilité et leurs communautés à Paris, Londres, Berlin...
J’ajouterais
que l’Europe n’est pas du tout perçue comme une menace par les
Russes, alors que l’histoire la plus récente pourrait
objectivement alimenter le sentiment d’une telle menace – deux
invasions venues d’Europe en deux cent ans, de la France de
Napoléon (1812) et de l’Allemagne de Hitler (1941)…
La
question du rapport à l’Europe et à l’Occident structure la
pensée russe et la réflexion sur l’identité de la Russie depuis
au moins la fin du XVIIIe siècle. Je ne peux que recommander la
lecture de l’ouvrage de référence, qui vient de paraître, de
Michel Niqueux, L’Occident vu de Russie, une anthologie de textes
traduits et commentés, aux éditions de l’Institut d’études
slaves. L’Occident
est à la fois attraction et répulsion, « pourri » et en
même temps « civilisé »…
Enfin,
et je tiens à insister sur ce point, beaucoup de Russes se sentent
mal aimés par les Européens, et en particulier par les Français.
Nombreux sont ceux qui disent que l’amour souvent passionné qu’ils
portent à la France, à ses arts, ses lettres, son histoire, sa
culture, n’est guère payé en retour d’un amour de la Russie.
Bien des amis russes sont sidérés, et profondément déçus, de
voir à quel point leur pays est réduit, dans l’esprit public
européen, à des clichés sommaires, à des marronniers
journalistiques grossiers, à des réflexes de pensée politisés, la
figure de Poutine étant devenue vraiment envahissante quand on
évoque la Russie. Dans les années 1990, c’était la mafia et les
oligarques…
Je
conseille généralement à mes étudiants, et donc je conseille à
tous vos lecteurs de regarder le film magnifique d’Alexandre
Sokourov, L’arche russe,
qui est une œuvre magistrale, extraordinaire, tournée au Musée de
l’Ermitage, et qui est une évocation poétique, élégiaque
parfois, très lyrique, de la relation compliquée de la Russie à
l’Europe occidentale à travers deux siècles d’histoire…
Vous
dites que l’Europe n’est pas du tout perçue comme une menace par
les Russes. A l'inverse, certains
pays européens comme la Suède ou comme les pays Baltes se sentent
menacés par la Russie. Sans doute la guerre en Ukraine et l'annexion
de la Crimée ont-elles renforcé ce sentiment d'insécurité. Selon
vous, courent-ils vraiment un risque ? La Russie commence-t-elle à
réaffirmer des ambitions impériales ?
La perception d’une menace russe dans ces pays est bien réelle et historiquement fondée. En revanche, la réalité d’une menace russe relève, à mon sens, du fantasme. Mais la politique internationale n’est pas seulement gouvernée par les réalités, elle l’est tout autant par les perceptions et les représentations…
L’espace
balte, depuis l’adhésion de la Pologne et des États
baltes à l’OTAN, est redevenu une frontière stratégique majeure
en Europe. La mer Noire l’est tout autant, mais c’est plus
ancien : la mer Noire était déjà une frontière stratégique
majeure de la guerre froide (opposition URSS-Turquie, membre de
l’OTAN). Ainsi, tout l’espace situé entre Baltique et mer Noire
– cet Intermarium
(Miedzymorze, en polonais) où, après la première guerre mondiale,
la Pologne de Pilsudski projetait de déployer son influence dans une
Fédération des États
d’Europe centrale et orientale, allant de la Finlande à l’Ukraine
en passant par les États
baltes, la Roumanie, la Slovaquie, la Pologne…) - est replacé au
cœur des rivalités des grandes puissances européennes. Et
précisément, les tensions s’avivent là où les zones d’influence
ne sont pas strictement établies : Ukraine, Moldavie et, dans
une moindre mesure, Biélorussie.
La
Russie ne poursuit pas, à mon sens, une stratégie impériale, ou
néo-impériale, mais une politique post-impériale consistant à
conserver, là où elle le put, une influence et/ou une capacité de
nuisance dans le contexte d’une expansion constante, au cours des
vingt dernières années, du « bloc occidental » dirigé
par Washington. Cela signifie trois choses : 1. Opposition
formelle à toute nouvelle adhésion d’un nouvel État
voisin de la Russie à l’OTAN, 2. Opposition au déploiement
stratégique du « bloc occidental » aux frontières de la
Russie (en premier lieu, le bouclier anti-missiles américain), 3.
Utilisation de tous les leviers d’influence du registre du
« micro » dans les États
voisins (aide aux minorités et rebellions anti-Kiev, anti-Tbilissi,
anti-Tallinn…, aide aux russophones et « communautés
russes » de l’ « étranger proche », …)
Récemment
(novembre 2016) des élections ont eu lieu en Bulgarie et en
Moldavie. Ce sont des candidats dits prorusses qui l'ont emporté.
Les pays d'Europe centrale et orientale - qu'ils soient ou non
membres de l'Union européenne - ne risquent-ils pas d'opter de plus
en plus pour un rapprochement avec Moscou, alors que l'Europe
s'enlise dans des difficultés qui minent son attractivité ?
Je
pense que la Russie a certes des ressources à offrir, notamment
énergétiques et minière, mais que celles-ci sont très
contingentes (la décision de construire des oléoducs et des
gazoducs ne peut pas être prise en un an, ce sont des stratégies à
très long terme) et assez limitées. L’UE demeure, malgré la
crise politique et économique dans laquelle elle est engluée, très
attractive. En revanche, ce qui se profile, c’est la désuétude
progressive de cet état de fait, politique, consistant à devoir
choisir : UE ou Russie. Cette confrontation, héritage mental et
réflexe conditionné de la guerre froide, a largement contribué à
précipiter la crise ukrainienne. La guerre froide « dans les
têtes » doit absolument être surmontée, c’est l’un des
défis majeurs communs à l’Europe et à la Russie, comme j’essaie
de le montrer dans Russie : vers
une nouvelle guerre froide ?
L’Ukraine est aujourd’hui dans une impasse. Les autres pays
comprennent bien que l’avenir est à la conciliation des deux
influences et à un jeu de négociation – et disons-le, de
marchandage – avec l’UE et la Russie.
Lorsqu’à
Kiev en 2014, on brandissait des drapeaux européens dans les rues,
ce n’était pas pour célébrer la construction européenne ou en
appeler à une invasion libératrice des troupes de l’OTAN – pour
reprendre un cliché de la propagande russe – mais parce que
« l’Europe », idéalisée, imaginée, représentait
l’espoir d’un progrès social, économique et politique que l’on
attend toujours désespérément… A Moscou, on a très bien compris
cela. A Bruxelles et Berlin, pas encore…
Le
chercheur et spécialiste de l'Allemagne Hans Kundnani expliquait
dans un article paru début 2015 dans Foreign Affairs que l'Allemagne oscillait entre son arrimage occidental et une
tendance à s'identifier à la Russie pour des raisons historiques
profondes. La presse allemande de son côté fait parfois paraîtredes éditoriaux sur la relation germano-russe tels que celui-ci qui s'intitule
de manière assez claire « L'âme sœur ». Existe-t-il une relation
spéciale entre les deux pays ?
La relation russo-allemande est ancienne, étroite, intime, complexe, passionnelle… Il y aurait beaucoup, beaucoup à dire. Trop pour l’espace imparti par le format d’une interview… Je ne crois pas que l’Allemagne oscille aujourd’hui entre plusieurs ancrages. Nous ne sommes plus à l’époque des débats sur le Sonderweg, la république de Weimar… L’Allemagne est au cœur de l’Europe et, qu’elle le veuille ou non, elle est arrimée à la Russie. Tout comme la Russie est arrimée à l’Allemagne, qu’elle le veuille ou non. Les relations économiques vont s’approfondir et se poursuivre. Les deux pays ont d’ailleurs tout pour faire de bonnes affaires ensemble ! Il est évident qu’un éventuel renforcement de la relation germano-russe pourrait remodeler l’architecture sécuritaire de notre continent, surtout si elle s’accompagnait d’une prise de distance d’avec l’allié tutélaire américain et d’un démariage au sein du couple franco-allemand…
Imaginons
que l’euro s’effondre, que l’OTAN se distende sous impulsion
américaine, que l’UE voie sa voilure très réduite… Alors
l’Allemagne, sans doute, pourrait chercher avec Moscou un
partenariat plus étroit, une alliance sécuritaire lui permettant
d’asseoir son influence déjà très forte en Europe de l’Est.
Mais de là à ce que l’Allemagne se tourne vers l’Est et rompe
avec l’Ouest… Il y a un océan ! L’industrie allemande ne
peut pas se satisfaire du marché russe, même étendu à l’Asie
centrale, c’est un marché trop exigu et dont la solvabilité est
trop conditionnée aux aléas des prix mondiaux des matières
premières. L’Allemagne a besoin de clients solides, solvables et
de vastes marchés, toujours en expansion: priorité, donc, au marché
intérieur de l’Allemagne (c’est-à-dire l’Europe, en premier
lieu la zone euro), et aux marchés nord-américain, chinois et, à
l’avenir, au marché indien. Je ne crois donc pas à un tournant
russe/eurasiatique de la politique allemande.
Pensez-vous,
comme on l'entend parfois, que la Russie a intérêt à faire éclater
l'Union européenne ?
A
Moscou, on ne croit pas, et on n’a jamais cru à une Europe
politique unifiée et on ne l’a jamais souhaitée, car l’UE (la
construction européenne) est, depuis ses origines, vue comme un
projet voulu et dicté par Washington pour légitimer durablement sa
domination sur l’Europe et, aussi, pour faire de l’Allemagne une
puissance-relais du bloc euro-atlantique. Ainsi, la vague
souverainiste et populiste qui touche aujourd’hui toute l’Europe
séduit plutôt en Russie. On y voit une sorte de sursaut des peuples
européens contre le carcan d’une UE parfois comparée à
l’ex-URSS… Les discours conservateurs ou populistes tchèques,
polonais ou hongrois allant dans ce sens sont souvent cités dans la
presse russe. Viktor Orban exprime à merveille cette vision d’une
UE devenue une URSS « soft » : il a fait ce
parallèle à de nombreuses reprises dans ses discours.
La
Russie est néanmoins, et surtout, un acteur pragmatique et réaliste
des relations internationales. Elle a intérêt à un marché
européen unifié sur le plan des normes (beaucoup plus simple pour
les relations économiques et commerciales) et, par conséquent, n’a
guère intérêt à faire éclater l’UE en tant que marché unique
et union douanière. D’ailleurs, les diplomates et fonctionnaires
russes qui sont en charge de la
mise en œuvre (difficultueuse) de l’Union eurasiatique se calquent
bien souvent sur les modèles européens…
Pour aller plus loin, on peut écouter cet interview audio de Jean-Robert Raviot et d'une quarantaine de minutes sur le site Vu du droit.