Il est sorti le 10 mai, soit quatre jour après l’élection de François Hollande. Pourtant, La Victoire empoisonnée d’Eric Dupin (Seuil, 2012) n’est pas un de ces quick books, écrits à la hâte en deux jours et trois nuits.
On en a l’assurance dès les toutes premières pages : il s’agit là d’un travail patient d’observation, fait de nombreuses rencontres et d’interviews, réalisées au cours d’un authentique Voyage en France, pour reprendre le titre d’un précédent ouvrage du journaliste.
Le récit, présenté de manière chronologique, débute dès le 29 août 2011, et nous invite à remonter le temps, jusqu’au tout début de la primaire socialiste. C’est donc pas moins de 9 mois de notre histoire politique récente que nous parcourons avec l’auteur, qui nous emmène du Nord au Puy de Dôme, de l’Aube à la Drôme, de la Bretagne au Val d’Oise. Chacun peut ainsi espérer croiser, au fil de ces pages, les militants et notables locaux de son bout de France natal.
Car le panel des Français présentés ici est large. On croise des militants, des syndicalistes ou des élus locaux, de gauche, de droite, du centre. On fait la connaissance de simples électeurs, dont la lucidité étonne, en même temps que le faible enthousiasme inquiète. On aborde enfin quelques personnalités politiques de premier plan, jusqu’au candidat Hollande lui-même, à l’occasion d’un déjeuner avec l’auteur qui constitue peut-être le meilleur moment du livre.
C’est une France désabusée que décrit Eric Dupin. Lui-même en vient d’ailleurs à s’y tromper. De retour de ses pérégrinations en Bretagne, où il peine parfois à rencontrer des interlocuteurs enclins à parler politique, il pronostique : « j’ai l’impression que la participation à cette élection présidentielle ne sera pas exceptionnelle ». Nous sommes nombreux à avoir formulé ce présage pessimiste, et il faut bien convenir que le taux de participation élevé, au soir du 22 avril, a surpris.
La raison de ce sursaut ? L’antisarkozysme y est pour beaucoup. Chez les électeurs de gauche, évidemment, mais aussi chez ceux de droite, qui, à l’orée du scrutin, dissimulent mal leur pessimisme ou leurs doutes. Comme ce député UMP de l’Aube, peu convaincu par la stratégie de campagne adoptée par Sarkozy et qui déplore : « il faudrait qu’il se limite à quelques points forts au lieu de se lancer dans une sorte de course à l’échalote qui part dans tous les sens ». Le même avoue avoir été approché par des électeurs « qui lui avaient timidement demandé de conseiller à Sarkozy de ne pas se représenter pour laisser la place à François Fillon ».
A gauche, on n’est guère plus enthousiaste. On pronostique la victoire sans en concevoir de joie particulière. Un syndicaliste confie ainsi à Dupin : « là, il ne va rien se passer. On va gagner par défaut en mai 2012 (…) on va être dans un truc à la Edgar Faure ou à la Daladier ». Déjà, pendant la « primaire citoyenne », alors qu’Hollande et Aubry se disputaient les suffrages de quelques 2 millions d’électeurs, une élue locale confiait : « François est le meilleur candidat, mais Martine serait la meilleure présidente ». Un autre, sénateur celui-là, lâche : « je n’y crois plus »…
Mais on découvre au détour de l’ouvrage que François Hollande est parfaitement conscient de tout cela. La perspicacité du candidat, que l’on constate à l’occasion du déjeuner qu’il partage avec Dupin, est frappante. Il sait notamment qu’au delà du simple fait de gagner, les conditions de l’exercice du pouvoir dépendront fortement de celles de la victoire. Hollande sait qu’une victoire dans un mouchoir de poche n’équivaut pas à une victoire franche et massive. Et qu’une élection par défaut n’offre pas les mêmes marges de manœuvre qu’une large adhésion. Le candidat affiche tout à la fois une détermination sans faille, et une prudence sagace : « à la différence de 1981, cette victoire est sans attente immense, c’est quand même un changement considérable » puis d’ajouter : « toute victoire a sa part de poison ».
Les pérégrinations d’Eric Dupin se poursuivent. On rencontre Nathalie Arthaud, Laurent Fabius, Patrick Devedjian et d’autres. On croise des partisans d’EELV, des aficionados de Marine le Pen, des militants mélenchonistes. On lit le témoigne de maires, de conseillers généraux, de parlementaires. On écoute, surtout, ces paroles d’électeurs, qu’ils soient chefs d’entreprise, ouvriers, jeunes en difficulté. Les mots prononcés sont parfois durs, parfois drôles. La spontanéité grinçante des uns nous instruit tout autant que la lucidité désenchantée des autres.
Au bout du compte, c’est une France politisée et intelligente que peint Eric Dupin, mais aussi une France échaudée et circonspecte. Une France paradoxale où l’intérêt pour la campagne le dispute au découragement, et où la passion française pour les joutes et le débat semble avoir été en partie douchée par le quinquennat calamiteux de Nicolas Sarkozy.
Que pourra faire François Hollande de cette « victoire empoisonnée » et de ces 51,6% qui ne constituent pas, loin s’en faut, un triomphe ?
Cela dépendra de nombreux paramètres. Du contexte européen, tout d’abord. Car rien ne sera possible en France si rien n’est possible en Europe. A cet égard, mille scénarios sont envisageables. Si l’apparent isolement de la très austère chancelière allemande autorise un espoir, la situation dramatique dans laquelle se trouvent la Grèce, l’Espagne et d’autres ont tôt fait de faire refluer l’enthousiasme.
Cela dépendra aussi de la configuration de la majorité qu’obtiendra le nouveau président aux termes des élections législatives des 10 et 17 juin. Hollande a beau souhaité « avoir une majorité solide », celle-ci ne lui est pas acquise.
Cela dépendra enfin de la capacité du chef de l’Etat à répondre aux sollicitations du réel. Eric Dupin note à juste titre une grande « plasticité » du nouvel élu. Cela se révèlera-t-il une qualité, le rendant apte au compromis, ou un défaut, le conduisant au renoncement ?
Il est évidemment trop tôt pour répondre à ces questions. Mais La victoire empoisonnée a le mérite de les poser toutes. Et de nous permettre de comprendre, surtout, dans quel contexte ces interrogations prennent place. Comment gouverne-t-on un peuple passionnément politisé, mais qui semble avoir cesser d’y croire ? Tel est l’enjeu du quinquennat qui s’ouvre.
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