Ce texte est la traduction d'un article de Omar G. Encarnación, professeur de sciences politiques, paru dans la revue Foreign Affairs au début du mois de février. Il n'est donc pas immédiatement à jour. Il ne tient notamment pas compte des élections ayant eu lieu en Andalousie dimanche 21 mars. Il demeure un bon texte pour appréhender le phénomène Podemos.
Après
les
élections grecques du 25 janvier qui
ont
porté au pouvoir Syriza, un parti
de gauche radicale
anti-establishment et anti-austérité, les projecteurs sont
désormais braqués sur le parti espagnol
Podemos, une organisation sœur de
Syriza située
dans un pays européen de
bien plus grande
importance,
qui
connaîtra bientôt ses propres élections législatives. Les
liens entre
Syriza et
Podemos
ont
été clairement
affichés le 30 Janvier 2015
lors d'un
rassemblement
massif sur la Plaza
del sol
à
Madrid,
où
certains, dans la foule, n'ont
pas hésité à brandir des
drapeaux grecs. Cette
manifestation, appelée « marche du changement » par ses
organisateurs, a
été présentée
par
les médias espagnols comme
le coup d'envoi de l'année électorale
2015, qui risque
de ne ressembler à rien de ce qu'a connu le pays depuis
la fin de la dictature de Franco en 1977. Cette année-là, l'Espagne
avait
organisé
ses premières élections libres depuis la fin de la guerre civile en
1939, au milieu
d'une vague de terrorisme imputable
aux
séparatistes basques et de
mutineries
de militaires mécontents.
Ayant
rassemblé
quelque 100 000 personnes selon la police (Podemos a
annoncé quant à lui 300
000 participants),
cette
démonstration atteste du charisme du chef de file du parti, Pablo
Iglesias Turrión
le
sémillant professeur de 36 ans enseignant à l'université
Complutense de Madrid. Iglesias,
dont
le nom rappelle celui de
Pablo Iglesias Posse, fondateur du parti socialiste espagnol (PSOE),
est actuellement
le politicien
le plus populaire d'Espagne,
et son parti a
le vent en poupe. Un
sondage réalisé par le Centre d'études
sociologiques
en
novembre dernier a produit une véritable onde de choc dans la classe
politique ibérique, en révélant que Podemos pourrait arriver
devant le
Parti populaire (PP) conservateur
et devant
le PSOE social-démocrate aux prochaines élections. Les
médias internationaux en
ont
pris bonne
note.
Après avoir vu ce qui s'était
produit en
Grèce, nombre
d'observateurs
ont prévenu
que Podemos
pourrait représenter
une menace plus
grande encore
pour
la
zone euro, compte
tenu de la taille de l'économie espagnole
(elle
est
six fois plus
importante que celle de
la Grèce, et il
s'agit de la
quatrième plus grosse
économie
de l'Union
européenne).
Mais
si la similitude entre Podemos et Syriza semble a priori
évidente, Podemos est loin d'être une copie conforme de Syriza et,
plus important encore, l'Espagne n'est pas la Grèce. La couverture
internationale du phénomène Podemos ignore la tendance croissante à
la modération du programme du parti. Et les comparaisons du cas
espagnol et du cas grec font l'impasse sur les spécificités du
système électoral hellène, qui, fait peu commun, attribue un bonus
de 50 députés supplémentaires au parti arrivé en tête du scrutin
législatif. En outre, les situations économiques de l'Espagne et
de la Grèce sont fondamentalement différentes. L'Espagne émerge de
la crise économique en bien meilleure forme que la Grèce, et les
partis traditionnels espagnols, contrairement à leurs homologues
grecs, sont sévèrement affaiblis sans être détruits. Ce qui ne
veut pas dire qu'il faille sous-estimer Podemos. Celui-ci a
bouleversé la vie politique espagnole comme rien ne l'avait fait
depuis les années 1970, et il s'apprête à faire des prochaines
élections générales les plus imprévisibles depuis des décennies.
Un
phénomène maison
Podemos (une reprise en espagnol du slogan Obamesque, « We can ») a été lancé en janvier 2014, à l'occasion des élections européennes. Le programme du parti (appelé Manifeste pour les européennes), prévoyait alors la nationalisation des secteurs économiques clés, un revenu de subsistance garanti par l’État, une semaine de travail de 35 heures, l'âge de la retraite obligatoire à 60 ans, une loi empêchant les entreprises rentables de licencier leurs salariés et un audit citoyen de la dette publique.
En
plus de son programme progressiste, Podemos est également connu pour
ses diatribes contre la mondialisation et contre la tyrannie des
marchés. « Certains disent que l'Espagne est une marque, qui
peut être emballée et vendue. Que ceux qui souhaitent
transformer notre culture en marchandise aillent au Diable :
nous sommes un pays de citoyens, nous somme des rêveurs comme Don
Quichotte, mais nous prenons nos rêves très au sérieux »,
avait harangué Iglesias à Madrid. Ces saillies qui jouent sur la
fibre émotionnelle sont au cœur de la stratégie de communication
du parti. « A quand remonte la dernière fois où vous avez
voté avec espoir ? », tel était le slogan de Podemos à
l'occasion des élections européennes.
En
raison
de son
positionnement
politique et de
son goût pour
une
rhétorique de gauche exaltée,
Podemos a non
seulement
été comparé au
Syriza grec,
mais aussi
aux
mouvements populistes de
gauche radicale
qui ont fleuri
en
l'Amérique
latine, en particulier à
la
« Révolution
bolivarienne » de l'ancien président vénézuélien
Hugo
Chávez. Une
comparaison qui
n'est
pas sans fondement. Juan Carlos Monedero, le
numéro
deux de
Podemos, a été
conseiller
de Chávez entre
2005
et
2010.
Les
méthodes de communication et les techniques de mobilisation
de la
formation empruntent
à
la stratégie
de Chávez, notamment
l'usage
intensif
des nouveaux médias. Comme
Chávez avait l'émission
« Aló
Presidente »,
Iglesias a sa
propre émission de web-télé, La
Tuerka (pour
signifier qu'il faut serrer la vis),
qu'il utilise pour attaquer « la
casta « (la
caste), autrement
dit
le bipartisme qui
domine
la politique espagnole depuis la
transition
post-Franco. Les
affidés
de
Podemos forment
une sorte de maillage de groupes militants
appelés
« les cercles Podemos » qui
évoquent
les cercles
bolivariens de Chávez.
En
dépit de ces influences, Podemos reste cependant un phénomène
spécifique. Son émergence est généralement attribuée au
mouvement des Indignés, qui a secoué l'Espagne pendant l'été 2011
en réaction à une crise économique accompagnée d'une montée en
flèche du chômage (près de 25% de la population active) et sur
fond d'importants scandales de corruption ayant impliqué les
principaux partis politiques, les plus grandes banques et même la
famille royale espagnole. Exigeant que la classe politique et les
milieux d'affaires, rendent des comptes, le mouvement des Indignés
avait fait les gros titres de la presse nationale et internationale,
non seulement en raison de ses modes opératoires tels que
l'occupation des places publiques à Madrid et à Barcelone, mais
aussi en raison de son contexte d’apparition, au cœur vague
mondiale des mouvements « Occupy ».
C'est
cette
filiation
qui
distinguent
Podemos
tout
à la fois
Syriza
et
des
mouvements bolivariens. Contrairement
à ces derniers,
Podemos affiche
un attachement sans
faille aux principes démocratiques. Quant
à Syriza,
cela
signifie
« Coalition
de la gauche radicale ». Il
s'agit en fait
d'une
organisation qui chapeaute des formations
de
gauche préexistantes,
notamment
des
sociaux-démocrates, des
socialistes,
des
trotskystes
et des
eurocommunistes.
Au
contraire, Podemos se
définit comme un mouvement
« post-idéologique »
ne
se situant ni
à gauche ni à
droite mais
du côté « du peuple ». Pour coller avec cette
rhétorique, les
modalités de
prise de décision au
sein
parti privilégient
l'horizontalité via
des « conseils de citoyens ». Beaucoup de sympathisants
sont des gens qui n'ont jamais appartenu
à un parti politique, ou qui
s'étaient
détournés de la politique
par
frustration ou dégoût.
Comparaison
n'est
pas raison
L'actualité
économique espagnole
a été terrible
ces derniers temps, ce qui
devrait aider à Podemos dans
le cadre des élections
générales de Novembre
2015. Toutefois,
aucun économiste sérieux
ne saurait confondre
la situation en Espagne et
celle de la Grèce. Une
reprise, quoique
bien faible, est
amorcée
en
Espagne.
Ceci
permet
au gouvernement en
place
de prétendre que la
situation
s'améliore
et qu'un changement de cap serait imprudent. Selon l'Institut
national de la statistique, la
croissance
espagnole a été
de 1,4% en 2014,
ce
qui
met fin à
un tunnel de cinq ans de croissance négative ou nulle.
Le gouvernement voit les
perspectives de croissance
pour 2015 en rose, puisqu'il
les
estime
à 3%.
D'autres
indicateurs montrent
que
l'Espagne est en
bien meilleure santé économique que
la Grèce, ce qui explique pourquoi, contrairement à ce
qui se passe pour cette dernière,
il n'y a pas d'inquiétude
réelle en Europe quant
à
la capacité de l'Espagne à rembourser ses créanciers. Le
bilan de la crise économique est bien plus grave à Athènes qu'à
Madrid. Le PIB hellène s'est contracté de 25% contre 7% pour
l'Espagne. Par conséquent, le plan de sauvetage de la Grèce a été
de bien plus grande ampleur. Il a coûté 240 milliards d'euros,
contre 42 milliards pour sauver les banques ibériques en déroute.
Contrairement à la Grèce, l'Espagne a subi un « ajustement
structurel » important, en particulier de son marché du
travail. La dette espagnole est nettement inférieure (environ 100%
du PIB nominal contre 175% pour la Grèce). Et l'Espagne ne souffre
pas des niveaux grecs
de corruption et d'évasion
fiscale. L'indice
« de perception de la corruption » de Transparancy
International
(qui
classe les pays du plus
au moins
corrompu),
évalue
l'Espagne
à 40, cependant
que
la Grèce se
trouve
en
sandwich entre la Chine et le Swaziland, à 80...
Le
plus important peut-être est que l'establishment politique
espagnol est affaibli mais pas détruit. C'est l'un des éléments
clés qui séparent les deux pays. Dès lors, la principale
difficulté qui se pose à Podemos est que tout nouvel arrivé dans
la vie politique espagnole se heurte au monopole que le PSOE et du PP
exercent sur la vie du pays depuis qu'il est devenu démocratique en
1977. En effet, ces deux formations dominent le paysage politique
comme peu d'autres partis dans les démocraties de l'Europe
occidentale d'après-guerre, se relayant aux commandes epuis 1982.
Bien que la crise économique de 2011 ait accéléré la défaite du
PSOE, le gouvernement espagnol n'a pas implosé et les partis
traditionnels n'ont pas disparu comme c'est le cas en Grèce.
En
raison de leur pérennité électorale, ces partis traditionnels
peuvent, en théorie, empêcher Podemos de gouverner même en cas de
victoire en décidant de former un gouvernement de « grande
coalition » gauche-droite. Ce scénario est peu probable, mais
pas totalement exclu. Tous deux s'affrontent souvent sur les
questions sociétales comme les relations Église-Etat, l'avortement
et les droits des homosexuels, mais sont pratiquement similaires sur
les questions économiques, ce qui a d'ailleurs facilité une
différenciation de Podemos sur ce point.
Pour
l'heure, le PP et le PSOE ont déclaré la guerre à Podemos,
espérant paralyser le mouvement avant qu'il ne puisse commencer à
peser sérieusement. Le PP a consacré la conclusion de sa récente
convention nationale à attaquer Podemos, un fait notable si on
considère que ce dernier n'est pas représenté au sein du Parlement
actuel. Dans le but de discréditer ses leaders, les députés du PP
ont demandé une enquête sur les activités de conseil de Modenero
en Amérique latine, en particulier sur les 450 000 € qu'il aurait
touché des gouvernements du Bolivie, d'Équateur, du Nicaragua et du
Venezuela. Mais les attaques les plus virulentes sont venues du PSOE,
dont la quasi-hégémonie sur la gauche espagnole est directement
menacée par Podemos. Le plus éminent des hommes politiques de l'ère
post-franquiste, l'ancien Premier ministre PSOE Felipe González, qui
est crédité d'avoir en son temps consolidé la démocratie
espagnole et la modernisé l'économie, a qualifié les militants de
Podemos « d'utopistes régressifs ». L'actuel patron du
PSOE, Pedro Sánchez a fait valoir que Podemos « conduirait
l'Espagne sur la voie d'un retour à la Grande dépression de 1929 ».
Les
défis à relever
Podemos
est confronté
à de nombreux défis sur
la route qui mène aux élections
générales
de Novembre,
le principal
étant la
nécessité de
s'implanter au-delà
d'un électorat composé
de jeunes, de
personnes
à bas salaires du
secteur des services, de
chômeurs
et de l'intelligentsia.
Gagner
ce
pari
implique
de
conquérir
le
vote des ouvriers
et de la classe moyenne, mais
ici, l'offre politique est déjà plurielle. Une
compétition existe entre les diverses organisations de gauche dont
le PSOE, Izquierda
Unida, une
confédération de partis
socialement progressistes qui comprend les verts
et les communistes, et la
Gauche républicaine de Catalogne,
un
parti régionaliste et anti-monarchique
de gauche. Enfin, Podemos n'a pas le
monopole du
renouveau sur la scène politique.
D'autres
formations
ont intégré le paysage
comme
Ciudadanos,
un parti conservateur
catalan
entré dans
le
jeu national
en
2015, qui
espère
capitaliser sur les
scandales
qui
frappent le PP
et
redynamiser
le centre-droit.
Un
problème plus délicat pour Podemos est de surmonter un manque
d'expérience certain. Son identité post-idéologique apparaît
comme un signe de naïveté, et constitue un handicap potentiel dans
un pays où les clivages idéologiques sont très marqués. Il est
par ailleurs difficile d'appréhender la manière dont l'accent mis
par le parti sur la démocratie interne - qu'il considère comme une
vertu ne souffrant pas de compromis - pourrait se traduire lors d'une
campagne nationale et plus encore au gouvernement. Podemos doit
encore à se prononcer clairement sur toutes les problématiques
nationales, en particulier sur les question non-économiques comme
l'épineuse question du séparatisme régional. Il s'est prononcé en
faveur de l'autodétermination de la Catalogne, une région qui a
connu une poussée du sentiment nationaliste au cours des dernières
années, mais n'a pas encore précisé comment il envisage de
concilier l'autodétermination avec la Constitution espagnole (qui
n'autorise pas la partition du territoire national), ni s'il serait
prêt à ouvrir l'autodétermination à d'autres régions espagnoles,
ce qui, en théorie, pourraient conduire à la dissolution de la
nation.
Peut-être
converti au réalisme, Podemos a commencé à s'exprimer et à agir
davantage comme un parti et moins comme un mouvement. Ses dirigeants
ont promis que s'il devenait une force parlementaire, ses élus
participeraient avec les autres partis au travail législatif.
Podemos a également commencé à montrer que la période du
radicalisme était terminée et à envoyer le signal de l'émergence
d'une organisation plus pragmatique. Selon Diego Muro, politiste à
l'Institut de hautes études internationales de Barcelone, Podemos
est au milieu d'un « processus de dé-radicalisation car il
vise à devenir un parti attrape-tout ».
Pour
essayer d'apparaître moins menaçant aux yeux de la classe moyenne,
Podemos a quelque peu relooké son programme économique. Rédigé
d'après les conseils de l'économiste Juan Torres López et du
politologue Vicenç Navarro, le nouveau programme n'envisage plus la
sortie de l'Espagne de la zone euro. A la place, il indique qu'il
conviendra de rechercher plus de souplesse dans la négociation avec
les créanciers du pays, autrement dit la même position ou presque
que celle du PSOE. Disparus également les éléments les plus
controversés du Manifeste électoral des élections européennes,
tels que le revenu de base universel et l'audit citoyen de la dette
publique, le premier étant jugé trop coûteux et le second
impraticable. Au lieu de cela, le nouveau programme met l'accent sur
une augmentation du salaire minimum et la garantie qu'il n'y aurait
pas nouvelles coupes dans les dépenses sociales, ce qui est commun
aux partis progressistes.
Pour
Podemos, faire face aux défis contradictoires du progressisme et de
l'éligibilité relève d'une délicate gymnastique. Le parti ne peut
pas édulcorer son discours à l'excès sans détruire l'alchimie qui
le rend si spécial. En cas d'autres glissements vers le centre,
Podemos court le risque d'être perçu comme cela-même qu'il méprise
le plus: un parti politique ordinaire.