Ce
25 mars marque le soixantième anniversaire du traité de Rome, acte
de naissance symbolique de l’Union européenne. Quel bilan
tirez-vous de soixante de construction européenne ?
Un
bilan assez calamiteux, forcément. Il n'y a qu'à voir comment se
sont passés les divers anniversaires de ce début d'année. Car
celui du traité de Rome n'est pas le premier que l'on « célèbre ».
L'année 2017 est aussi celle des 25 ans du traité de Maastricht, et
celle des 15 ans de l'euro qui est entré dans nos portefeuilles le
1er janvier 2002.
Personne
n'a pourtant eu le cœur à festoyer. Et pour cause. Les deux années
qui viennent de s'écouler ont vu se succéder deux événement
majeurs. D'abord la crise grecque de janvier à juillet 2015, qui
s'est soldée une mise en coupe réglée de la Grèce. Commel'explique le spécialiste du pays Olivier Delorme la situation économique du pays est désormais effroyable. Sa
dette est très clairement insoutenable, ainsi que le répète
inlassablement le FMI, bien plus lucide dans ce domaine que les
Européens. Son PIB, qui s'est rétracté d'un quart depuis le début
de la crise en 2010, a encore reculé de 0,1 % en 2016. Cela
signifie qu'en dépit d'une cure d'austérité digne du Guiness
Book,
l'économie hellène ne se relève pas. Le fait que Michel Sapin
puisse affirmer, au sortir de l'Eurogroupe du 20 mars que « Le
drame grec est derrière nous »
montre que la « post-vérité » et les « alternative
facts »
ne sont pas l'apanage des « populismes ». Il est évident
que le problème grec se reposera très bientôt.
L'autre
événement majeur est évidement le Brexit, qui sera officiellement
enclenché le 29 mars. Symboliquement, c'est un coup très dur pour
l'Union européenne, qui se rétracte pour la première fois alors
qu'elle n'avait fait jusque là que s'élargir. On a beau nous
seriner que la Grande-Bretagne était très peu intégrée,
l’événement reste lourd de sens. D'autant qu'en choisissant
l'option du « Brexit dur » et en affirmant qu'à un
mauvais accord avec l'UE elle préférait « pas
d'accord du tout »,
Theresa May envoie le signal d'un retour du volontarisme en
politique, ce qui ne manquera pas de susciter l'intérêt et l'envie
dans les pays voisins.
De
plus, contre toute attente, l'économie du pays ne s'effondre pas. Le
professeur britannique Robert Skidelsky
a récemment expliqué pourquoi dans une tribune parue dans la presse
suisse : « la
nouvelle situation créée par le Brexit est en fait très différente
de ce que les décideurs politiques,
presque
exclusivement à l’écoute de la City de Londres, avaient prévu.
Loin de se sentir dans une moins bonne situation
(...), la
plupart des électeurs du Leave pensent qu’ils seront mieux lotis à
l’avenir grâce au Brexit.
Justifié
ou non, le fait important à propos de ce sentiment est qu’il
existe ».
En somme, les Britanniques ont confiance dans l'avenir, et cela
suffit à déjouer tous les pronostics alarmistes réalisés sur la
foi de modèles mathématiques. Or si la sortie du Royaume-Uni se
passe bien économiquement,
ça risque là encore de donner des idées aux autres pays.
L'Union
européenne est de moins en moins hospitalière. Les dirigeants
européens semblent baisser les bras pour certains, tel Jean-Claude
Juncker lâchant un «
Merde,
que voulez-vous que nous fassions ?
» devant le Parlement européen le 1er mars. D'autres s'adonnent
carrément à l'injure tel
Jeroen
Dijsselbloem, le président néerlandais de l'Eurogroupe,
affirmant toute honte bu le 21 mars : « Durant
la crise de l'euro, les pays du Nord ont fait preuve de solidarité
vis à vis des pays touchés par la crise. En tant que
social-démocrate, j'accorde une très grande importance à la
solidarité. Mais [les gens] ont aussi des obligations. On ne
peut pas dépenser tous l'argent dans l'alcool et les femmes, et
ensuite appeler à l'aide ».
Bref, le bilan de la construction européenne en ce jour anniversaire
est peu engageant, c'est le moins que l'on puisse dire.
Votre
dernier livre s'intitule La
fin de l'Union européenne.
Quels pourraient être le scénario de la fin de l’UE. Une nouvelle
crise grecque ? La victoire du FN à la présidentielle ?
D’abord,
nous observons que l’Union européenne est déjà en voie de
décomposition du fait de son incapacité à faire respecter ses
propres règles par les États membres. Dans notre livre, nous
parlons de la fin de l’Union européenne au présent et non au
futur. On a pu observer les déchirements européens à l’occasion
de la crise des réfugiés. La Commission a été obligée de
suspendre l’application des traités dans l’urgence pour faire
face à la désunion. Quant à la crise de la zone euro, elle a été
l’occasion de tels déchirements qu’aujourd’hui cette même
Commission renonce à sanctionner l’Allemagne pour ses excédents
et le Portugal et l’Espagne pour leurs déficits. De même, aucune
sanction n’est tombée contre la Hongrie qui a réformé sa
Constitution et sa justice de manière à pouvoir contourner
l’application du droit européen sur son propre territoire.
Pourtant,
on fait comme si. Les institutions européennes tournent en partie à
vide, mais elles tournent, et en France le droit européen continue
de s’imposer tout comme la logique d’austérité de s’appliquer.
Jusqu’à quand ? Peut-être qu’une victoire du Front
national accélérerait la rupture de la France avec les règles
européennes et précipiterait son éclatement institutionnel mais
rien
n'est moins
sûr. Encore faudrait-il que Marine Le Pen fasse ce qu'elle promet
actuellement, et il n'est pas certain du tout qu'elle en ait les
moyens. Avec qui gouvernerait-elle pour avoir une majorité ? Avec
une partie de la droite traditionnelle ? Mais cette dernière ne
veut absolument pas qu'on touche au statu
quo...
Un
autre scénario envisageable serait en effet un défaut grec et unesortie de la Grèce de la zone euro. L’intransigeance allemande pousse de fait ce pays à envisager
une stratégie de rupture, car comme on l'a dit précédemment, rien
n’est résolu. Le jour où la Grèce fait officiellement défaut,
les Allemands vont être contraints à « prendre leurs pertes »
et donc à reconnaître ce qu’ils ont toujours refusé jusqu’à
présent, c’est-à-dire qu’une union monétaire implique une
union de transferts. Pas sûr qu’après cela l’Allemagne que
souhaite encore rester dans l’euro.
Le
scénario d'une crise extérieure est aussi envisageable. Après
tout, la crise financière de 2008-2009 est venue des États-Unis.
Quelle réaction auraient les autorités européennes en cas de
nouvelle crise financière mondiale ? Comment l’Allemagne,
premier pays créancier au monde, absorberait-elle la perte de son
épargne qui ferait suite à une déflagration financière mondiale ?
Que se passerait-il si une nouvelle crise touchait par exemple
l’Italie ou si une brusque remontée des taux d’intérêt rendait
de nombreux pays d’Europe du Sud à nouveau insolvables ?
Ce
ne sont pas les scénarii de crise qui manquent. Ce qui manque, ce
sont les scénarii crédibles qui permettrait à l’Union européenne
d’en sortir renforcée. Aujourd’hui, on constate une telle
divergence entre les économies des pays membres que tout choc
externe touchera différemment les pays. Les pays créanciers
seront-ils solidaires des pays débiteurs et inversement ? Vu
les rapports de forces politiques actuels on peut sérieusement en
douter.
Enfin,
il ne faut pas minorer l'importance de ce qui se passe en Europe de
l'Est. Début février, le Belge Paul Magnette, pourtant connu pour
être un fervent européen, constatait que « L'Europe
est en train de se désintégrer ». Puis il lançait cet oukase : « j’espère
que le Brexit sera suivi par un Polxit, un Hongrexit, un Bulgxit, un
Roumaxit ».
C'est iconoclaste, mais c'est lucide. La passe d'armes qui s'est
récemment produite entre la Pologne et l'Union autour de la
reconduction de Donald Tusk à la présidence du Conseil laissera des
traces à Varsovie. Les propos échangés ont été très durs. Le
ministre des Affaires étrangères polonais, Witold Waszczykowski, a
affirmé que son pays jouerait désormais « un
jeu très dur »
avec l'UE. Puis d'ajouter : « Nous
allons devoir bien sûr abaisser drastiquement notre niveau de
confiance envers l'UE. Et aussi nous mettre à mener une politique
négative ».
La
chute de l’UE était-elle inscrite dès le départ de son ADN ou
s’agissait-il d’une bonne qui a été dévoyée ?
Certains
« eurosceptiques » pensent que le ver était dans le
fruit, que la personnalité même des « Pères fondateurs »
(Monnet, Schumann) souvent proches des États-Unis et/ou des milieux
d'affaires portait en germes l'échec de l'Europe, qui ne pouvait
être qu'un grand marché intégré un peu amorphe, une sorte de
grande Suisse. Ce n'est pas notre avis.
Il
y a eu
en
effet, pendant toute l'époque gaulliste, un affrontement entre deux
visions de l'Europe. Celle de Monnet et des autres « Pères
fondateurs », désireux de fonder une Europe supranationale qui
échappe aux « passions populaires » et soit confiée aux
bons soins de techniciens. C'est elle qui s'est imposée, puisque
l'Union européenne est un édifice économico-juridique avant tout,
un Marché unique ficelé dans un ensemble de règles de droit qui
sapent la souveraineté des pays membres. Cette Europe fait la part
belle à l'action d'entités « indépendantes » :
Commission, Banque centrale européenne, Cour de justice de l'Union.
Celles-ci prennent des décisions majeures mais ne sont jamais
soumises au contrôle des citoyens et à la sanction des urnes. On a
donc décorrélé la capacité à décider et la responsabilité
politique, ce qui est tout de même assez grave pour la démocratie.
Pourtant,
il existait une autre conception de l'Europe, celle des gaullistes.
Elle semble d'ailleurs connaître actuellement un regain d'intérêt
puisque l'on entend parler à nouveau, si l'on tend l'oreille,
« d'Europe européenne ». Il s'agissait de bâtir une
Europe intergouvernementale et d'en faire une entité politique
indépendante de chacun des deux blocs (c'était en pleine Guerre
froide), dont l'objet serait essentiellement de coopérer dans le
domaine des Affaires étrangères, de la Défense, de la recherche
scientifique, de la culture. Ça a été l'objet des deux plans
Fouchet, au début des années 1960, qui ont échoué. Après cet
échec, le général de Gaulle n'a pas tout à fait renoncé au
projet. Faute d'avoir pu convaincre les Six, il a proposé à
l'Allemagne d'Adenauer un traité bilatéral bien connu, le traité
de l’Élysée. Ce traité a été signé parce qu'Adenauer y
tenait. Le chancelier a toutefois fait l'objet de nombreuses
pressions dans son pays, de la part de gens qui ne voulaient
absolument pas renoncer au parapluie américain au profit d'un
rapprochement franco-allemand. Ceux-là ont donc fait rajouter au
traité de l’Élysée
un préambule dans lequel il était écrit que le texte ne portait
pas préjudice à la loyauté du gouvernement fédéral vis à vis de
l'OTAN.
C'est
une vieille histoire, celle de l'affrontement de deux visions. Les
uns voulaient un marché et des règles de droit intangibles pour
cadenasser les peuples. Les autres voulaient créer une entité
stratégique indépendante à l'échelle du monde et respectueuse des
souverainetés. Rien n'était écrit, c'est l'état des rapports de
force de l'époque qui a tranché. En tout état de cause, il est
singulier de voir les prétendus gaullistes d'aujourd'hui prêter
allégeance à l'Europe telle qu'elle est, et un François Fillon,
par exemple, se ruer à Berlin pour promettre des « réformes
structurelles » à Angela Merkel...
Il faut ajouter qu'ensuite, les choses se sont dégradées par palier. Le traité de Rome, qui créait le Marché commun, a plutôt été une bonne chose pour l'économie du continent. Le marché s'est élargi pour les produits finis des pays membres, et a offert des débouchés supplémentaires à leurs entreprises. Mais la transformation du Marché commun en Marché unique avec la signature de l'Acte unique de 1986 change tout. Pour nous, c'est une date clé. À ce moment là, ce ne sont plus seulement les marchandises qui circulent librement, ce sont les facteurs mobiles de production, c'est à dire le capital productif et le travail. Ils vont naturellement s'agréger dans le centre de l'Europe, alors plus industrialisé donc plus attractif, pour des raisons historiques que nous expliquons longuement. En résulte un phénomène de « polarisation » qui appauvrit les pays de l'Europe périphérique, et enrichit le cœur, notamment l'Allemagne.
Il faut ajouter qu'ensuite, les choses se sont dégradées par palier. Le traité de Rome, qui créait le Marché commun, a plutôt été une bonne chose pour l'économie du continent. Le marché s'est élargi pour les produits finis des pays membres, et a offert des débouchés supplémentaires à leurs entreprises. Mais la transformation du Marché commun en Marché unique avec la signature de l'Acte unique de 1986 change tout. Pour nous, c'est une date clé. À ce moment là, ce ne sont plus seulement les marchandises qui circulent librement, ce sont les facteurs mobiles de production, c'est à dire le capital productif et le travail. Ils vont naturellement s'agréger dans le centre de l'Europe, alors plus industrialisé donc plus attractif, pour des raisons historiques que nous expliquons longuement. En résulte un phénomène de « polarisation » qui appauvrit les pays de l'Europe périphérique, et enrichit le cœur, notamment l'Allemagne.
L'Acte
unique est donc un virage substantiel. Mais la mise en place de
l'euro, qui fluidifie encore les mouvements de capitaux et qui rend
l'Allemagne sur-compétitive parce qu'il est sous-évalué pour elle,
n'arrange rien. Enfin, l'élargissement à l'Est des années 2004 et
2007 est une nouvelle étape, car elle fait entrer dans le Marché
unique de très nombreux Européens qui bénéficient de la libre
circulation des personnes comme tout le monde, mais dont les salaires
et les protections sociales sont bien moindre qu'à l'Ouest. Cela
accroît très fortement la mise en concurrence des travailleurs. Les
pays de l'Est se sont d'ailleurs spécialisés dans le dumping
social.
Après
la chute de l’UE, faudra-t-il reconstruire une nouvelle Europe ?
Pourquoi ne pas conserver une partie de ce qui a été construit ?
N’y a-t-il rien à sauver de l’Union européenne ?
Il
y a des choses à sauver. Mieux, il y a des choses à développer.
Toutefois, cela nécessite que soit préalablement défait
l'existant, car l'édifice juridico-économique qu'est l'Union
européenne (et qui n'est pas l'Europe, il faut insister là-dessus)
met les pays européens en concurrence les uns avec les autres au
lieu de les rapprocher. Au point de faire (re)surgir des animosités
que l'on croyait hors d'âge, et même de conduire à des propos à
la limite du racisme, comme ceux de Dijsselbloem
évoqués plus haut.
Pour
la suite, il faudra bien admettre que tout ce qui a marché jusqu'à
présent en Europe relève de l'intergouvernemental et ne doit rien à
l'Union. On peut donner quelques exemples : Airbus, entreprise
d'abord franco-allemande mais ayant attiré à elle les Néerlandais
et les Espagnols, justement parce que ça fonctionnait. A ceci près
qu'on ne pourrait plus le refaire aujourd'hui, car les règles
européennes en vigueur actuellement, notamment la sanctuarisation de
la « concurrence non faussée », ne le permettrait pas.
Voilà à cet égard ce que dit Jacques Attali : « On
ne pourrait plus faire
Airbus
aujourd’hui
(…)
la
Commission
européenne
concentre
toute son attention et ses efforts sur la politique de concurrence.
Cela conduit
à
un désastre, parce qu’une politique de concurrence sans politique
industrielle s’oppose à la constitution de groupes européens de
taille mondiale ».
On
peut également citer l'Agence spaciale
européenne, celle qui envoie Thomas Pesquet dans l'espace. Ça,
c'est l'Europe qui marche, mais on ne l'évoque guère car elle ne
pose pas problème. Elle relève de projets ponctuels, concrets,
circonscrits, et permet la mise en commun de compétences sans
déperdition de souveraineté. Sans doute pourrait-on garder Erasmus
également, si cher au cœur des européistes et
qui est, c'est vrai, un programme de l'Union.
Mais l'apprentissage des langues et les échanges culturels ne
doivent pas concerner pour autant qu'un nombre infinitésimal
d'étudiants privilégiés. En outre, il n'y a pas besoin de traités
d'ordre supranational pour faire cela. La Turquie, la Macédoine,
participent au programme sans être dans l'UE.
Entretien initialement paru dans le Figarovox.