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mardi 5 avril 2011

Laïcité toilettée et outrances laïcardes : le grand écart de l'UMP


C’est donc hier que se tient le petit conclave UMPiste sur la laïcité. Il devait ressembler à quelque chose d’intermédiaire entre le congrès du parti radical et la cabine téléphonique, si l’on en juge par le nombre de responsables de droite à s’être fait porter pâles. Quoiqu’il en soit, la chose semblait, la veille encore, assez mal engagée. Les « 26 propositions » de Jean-François Copé avaient en effet été en partie éclipsées par la dernière sortie de Claude Guéant, pour lequel l’accroissement du nombre de fidèles musulmans « pose problème ».

Il faut dire que le parti majoritaire a le don de générer, au sujet de la laïcité, d’inextricables confusions. Le grand écart est en effet devenu permanent entre les prêches en faveur d’une « laïcité  toilettée », et les déclarations abruptes d’obédience « laïcardes ». Le président de la République se fait volontiers héraut de la première, tandis que Guéant frise le record de France de nigauderie dans ses tentatives de promouvoir la seconde, chacun des deux ayant en commun d’être un multirécidiviste.

A Saint-Jean de Latran, Nicolas Sarkozy avait estimé que « longtemps la République laïque (avait) sous-estimé l’importance de l’aspiration spirituelle », tout en se réjouissant qu’elle n’ait jamais eu « le pouvoir de couper la France de ses racines chrétiennes ». Lesdites racines se portaient toujours bien lors de la visite présidentielle au Puy-en-Velay, même si le chef de l’Etat n’a pas manqué d’y saluer également « les racines juives ». Le pays enchanté de la « laïcité toilettée » jouxtant le royaume de la « diversité », il convient que tout le monde en ait pour ses « racines ».

Il faut dire que Sarkozy est un défenseur de la première heure de la laïcité « ouverte », également appelée laïcité « positive », ce qui permet de sous-entendre à peu de frais que la laïcité tout court  est à la fois fermée et négative. On jette ainsi la suspicion sur un concept dont on laisse accroire qu’il serait l’ennemi numéro 1 des religions. Comme le dit la philosophe Catherine Kintztler, on « adjective » la laïcité pour préparer les esprits à son futur amendement.

A cet égard, l’intervention récente des six principales religions de France dans le débat public, même s’il s’agissait de demander l’annulation du débat Copé, n’a pu déplaire totalement au président Sarkozy. La belle unanimité affichée par les représentants des cultes, permet en effet de se féliciter du caractère « responsable » de ces derniers, qui plaident d’une seule voix en faveur de la laïcité. De plus, il accrédite l’idée de l'œcuménisme comme substitut raisonnable à l’idéal laïc. Enfin, dans leur tribune du 29 mars, les patrons des différentes religions affirmaient, au sujet de la loi de 1905, que « les modalités d’application de ses principes restent toujours perfectibles », tout en se réclamant du rapport MACHELON de 2006, qui préconisait le financement public de lieux de cultes. Aubaine, pour une droite adepte de la laïcité « toilettée », qui flatterait volontiers un électorat composé de fidèles en en tous genres, en leur concédant le financement public de lieux de prières. Aubaine également pour une droite libérale qui semble considérer la religion comme le dernier des « services publics » qui vaille la peine d’être financé, comme si elle avait vocation à prendre le relais d’un Etat providence moribond. S’achemine-t-on, comme le redoute Henri Pena-Ruiz, vers « un encouragement des confessions religieuses à prendre le relais de l’Etat social défaillant, et ce sur un mode caritatif » ?

Quant à l’idée du financement public des lieux de culte, elle ne doit pas déplaire non plus à ceux qui, à l’autre bout de la majorité présidentielle, ont été désignés pour séduire non plus les différents pasteurs et leurs ouailles, mais les électeurs de plus en plus nombreux d’un Front national désormais champion de France du combat laïc. Sans doute Claude Guéant ne renierait-il pas le financement public de quelques mosquées, que l’on présente de plus en plus fréquemment comme un antidote aux financements venus de l’étranger d’une part, et comme un moyen de contrôle des musulmans d’autre part. Comme s’il était acceptable que l’Etat achète un droit de regard sur l’exercice de cultes dont la loi de 1905 vise justement à garantir la parfaite liberté !

Mais Guéant s’est surtout illustré ces derniers temps en tant que porte-voix « laïcard » du parti présidentiel, via cette stupéfiante déclaration : « les agents des services publics ne doivent pas porter de signes religieux, manifester une quelconque préférence religieuse, mais les usagers du services publics ne le doivent pas non plus ». Devra-t-on désormais, ôter sa médaille de baptême dès lors qu’il s’agira d’aller acheter un timbre à la Poste ? Ou cette saillie, comme c’est le plus probable, ne s’adresse-t-elle qu’aux seuls musulmans, et notamment aux porteuses de voile ?

Si tel est le cas, il convient de rappeler d’urgence au Ministre que le régime de laïcité n’a jamais eu pour objet d’interdire aux croyants l’expression de leur foi dans « l’espace public ». Contrairement à une idée trop communément admise, l’idéal laïc ne repose pas sur séparation public / privé. Catherine Kintzler l’a bien compris, qui distingue quant à elle deux types d’espaces : d’une part, « l’espace de constitution des droits et libertés, c'est-à-dire le domaine de l’autorité publique », où la neutralité est de rigueur, et d’autre part « celui de l’exercice de ces libertés », autrement dit « l’espace civil », régi quant à lui par le principe de tolérance. Dans la rue, dans les commerces, mais également au bureau de Poste ou dans le métro dont on est usager, il est permis d’exprimer son appartenance et ses croyances dès lors qu’on ne trouble pas l’ordre public. Cette façon toute nouvelle de vouloir purger « l’espace public » de tout signe d’appartenance religieuse ne dénote en rien d’un attachement à la laïcité, mais au contraire d’une dérive « laïcarde », essentiellement dirigée contre l’Islam, et dont l’objectif à peine voilé est de courtiser les électeurs de Marine Le Pen. Pour imaginer où cela peut conduire, il suffit de se pencher sur la perte progressive du sens commun observable chez cette « extrême droite saucisson-pinard » constituée de Riposte laïque et du Bloc identitaire, qui entend désormais « interdire la religion musulmane » et favoriser le retour progressif des musulmans en terre d’Islam.

Laïcité « toilettée » d’une part, visant à saper progressivement les principes posés par la loi de séparation des églises et de l’Etat, dérive « laïcarde » d’autre part, prétendant bannir toute expression publique de l’appartenance religieuse, tels sont les récifs entre lesquels navigue (à vue) le parti majoritaire, dans une confusion spectaculaire. Entre les deux, une seule et unique constante : l’exaltation de plus en plus fréquente des « racines chrétiennes » de la France.

François Baroin, rapporteur peu enthousiaste du débat UMPiste sur la laïcité, affirmait hier matin espérer clore au plus vite ce chapitre pour investir à nouveau les problématiques « sociales ». Voici une espérance aux allures fort raisonnables.

dimanche 3 avril 2011

Pénétrer l'arène




Lorsque j’ai ouvert mon blog et l’ai intitulé « l’arène nue », j’ai souhaité répondre à un double impératif. D’abord, en tant qu’amoureuse des mots et déterminée à le faire savoir de manière ostensible et sans ambiguïté, j’ai voulu faire un « trait d’esprit ». L’arène nue, c’était avant tout la féminisation du « Roi nu », pour souligner toute la noblesse de la chose. Par ailleurs, je témoignais à mon lectorat futur et putatif qu’en cliquant sur mon URL, il entrait dans un lieu où, à défaut de faire couler le sang, nous ferions fuser les idées. Derrière « l’arène nue », il y avait donc la volonté combinée de jouer avec les mots tout en invitant au combat à mains nues tous les cyber-Spartacus que l’audace et l’intrépidité amèneraient jusqu’à moi.

En revanche, il n’y avait aucune arrière-pensée commerciale. Ou alors très peu. J’affirme aujourd’hui n’avoir que très modérément flirté avec l’idée trivialement publicitaire que le mot « nue » rédigé au féminin m’attirerait quelques visiteurs du soir échoués là par erreur au détour de la quête d’une vidéo pornographique dont la découverte aurait été différée par un symptôme dysorthographique. Bref, la pensée qu’un pauvre type pourrait se rendre sur mon site parce qu’il cherchait une Reine en tenue d’Eve ne m’a que furtivement effleurée. Puis elle s’est envolée…jusqu’à ce que je m’avise récemment d’étudier les principaux « mots clés » qui avaient drainé sur l’arène le plus grand nombre de visiteurs. Et je puis désormais l’affirmer : on ne dira jamais assez combien sont intriqués le sexe et la politique.

A l’heure où j’écris ces lignes, la requête qui m’a valu le plus grand succès est en effet la suivante : « Marine Le Pen nu » (25 visiteurs en dix jours), aussitôt suivi de « Marine Le Pen nue » (16 visiteurs), puis de « Marine Le Pen nus » (5 visiteurs). Outre le fait que l’emploi intempestif du masculin et du pluriel s’agissant de Marine Le Pen accrédite la thèse du symptôme dysorthographique dont je n’avais d’ailleurs jamais douté de la pertinence, ce total de 36 visiteurs en dix jours cherchant à s’enquérir de la nudité de Marine le Pen me laisse tout de même songeuse. La patronne du Front national serait-elle devenue le nouvel étalon[1] du sex-appeal au féminin ? L’idée mérite peut-être qu’on s’y arrête. Un blogueur ami, Antidote, n’avait-il pas déjà repéré un texte d’une hallucinante vulgarité qui, paru dans Libération du 17 mars, disait au sujet de Le Pen : « Si je n’étais pas féministe et partisan de la parité au Parlement, je me serais dit que c’est exactement le genre de fille qu’on a envie de sauter entre deux portes en espérant qu’elle vous demande de lui donner des baffes avant de jouir ». Voilà de quoi faire pâlir la folliculaire que je suis quand elle songe que c’est avec ce genre d’idées en tête que quelques handicapés de l’accord des adjectifs épithètes ont osé pénétrer l’arène[2]

Je note en revanche que, paradoxalement, celui de mes articles qui met en scène à la fois Rachida Dati et Rama Yade ne m’a valu aucun « Dati nue » non plus qu’aucun « Yade nue ». Rétrospectivement, je m’en étonne. Selon toute vraisemblance, on cesse d’être un sex-symbol dès lors qu’on ne fait plus la « Une » de l’Obs. A moins que l’attrait pour la nudité des femmes « de type franchement basané »[3] n’ait été remplacé, au gré des contingences internationales, par un intérêt plus marqué pour celle des femmes « de type carrément étranger »[4]. Tel doit être le cas, si j’en juge par les quelques « une afghane nue »,  « une femme libyenne nue » ou « amazones Libye nues » trouvées ça et là. Cette ouverture vers l’international semble confirmée par cette étrange occurrence : « résolution Conseil de Sécurité NU », que j’avoue n’avoir rencontrée qu’une seule fois.
Les « journées dédiées » semblent être elles aussi un excellent substitut du viagra. Par exemple, mon texte sur la Journée de la Femme paru début mars m’a valu les requêtes suivantes : « journée de la femme nue » et « journée du nu ». Hélas, je n’ai découvert qu’un peu tard qu’hier avait eu lieu la « journée internationale de la bataille de polochon ». C’est regrettable, car en couvrant cet évènement majeur du festivisme sans frontière, j’aurais pu tripler mon audience à peu de frais. Imaginez un peu ce qu’aurait pu donner l’association presque fortuite du champ lexical de la femme dévêtue et de celui des accessoires du plumard….Cela dit, je me rattraperai facilement pour la Gay Pride. Une requête dont je me demande bien comment elle a pu diriger quelqu’un vers l’arène, m’en donne un avant-goût : « jeune gay mis à nu ».

Avant que je ne créée l’arène, quelqu’un me disait que pour un blog, le titre, c’est primordial. « Il faut qu’il soit unique », conseillait-il. J’ai dû ne rien comprendre, car mon titre, loin d'être du genre pudique est plutôt du style « nudique ». Je n’en veux pas à mes visiteurs. Allez, je vous l’avoue, mon très grand intérêt pour l’international et le « type franchement basané » m’a amené quelques fois, moi aussi, à cliquer « Barack Obama nu ». Mais je ne vous fournis pas le lien : c’est un site politique, ici !


[1] Sans jeu de mots ni arrière pensée : voyons, à quoi songiez-vous ?
[2] Cela dit, en vertu de ma récente expérience érotico-marketing, j’enjoins vivement Philippe Catherine à troquer  sa chanson « Marine Le Pen, non non » pour un « Marine Le Pen, nue nue » : tube garanti.
[3] Comme disait Desproges, Dieu ait son âme.
[4] Comme je le dis moi-même, Dieu lâche la mienne.

vendredi 25 mars 2011

L'extrême droite n'existe plus ? Si ! Proposons mieux.





Le Front National a réalisé un score de 19,18%, là où il présentait des candidats au premier tour des élections cantonales. Ce score, plus qu’honorable semble accréditer l’idée qu’une « vague bleue Marine » est bel et bien en train de déferler sur le pays. Quant au parti de l’héritière le Pen, qu’il soit désormais le premier de France selon une récente paire de sondages parue dans Le Parisien, ou simplement le troisième, il semble en tout cas durablement inscrit dans le paysage politique français. Sa banalisation, fruit du travail de dédiabolisation mené par Marine le Pen, paraît en voie d’être acquise. Quant à la tradition du « front républicain » et autre « cordon sanitaire », les déclarations post-scrutin des caciques de la droite lui ont mis du plomb dans l’aile.

Il est possible que nous assistions aujourd’hui à  un phénomène d’accoutumance au Front national. La classification de ce parti à l’extrême droite est de plus en plus souvent disqualifiée. Pour certains observateurs en effet, Marine le Pen ne fait que réhabiliter le « discours gaulliste traditionnel » abandonné par la droite mainstream. Pour d’autres, le FN est résolument « passé à gauche », avec un discours anti-élites, anti-mondialisation, anti-Euro, que ne renierait pas la gauche radicale. Sans être dupe de la supercherie, Laurent Bouvet observe : « l’évolution qu’elle (Marine le Pen) poursuit, c’est celle qu’elle a elle-même entreprise il y a quelques années en faisant bouger le discours économique et social de son parti vers…la gauche ! ». Pour d’autres enfin, c’est la notion d’extrême droite elle-même qui est périmée. Daoud Boughezala considère par exemple que « l’extrême droite n’existe pas ». Inventé par les thuriféraires du buonisme, elle demeure pour lui « un objet politique non identifié voué aux gémonies éternelles (qui) répond à un besoin moral. Celui de se draper dans sa vertu antifasciste plutôt que de se frotter au réel ». Et de lister les lignes de fractures qui, traversant la droite radicale, induiraient selon lui qu’elle ne soit qu'un mirage.

Mais, des lignes de fractures, il y en a aussi à droite. Et à gauche. Les tensions tous azimuts qui parcourent la putative « gauche unie » comme elle traversèrent jadis « l’union de la gauche » doivent-elle nous amener à conclure que la gauche n’existe pas ? Ou simplement qu’il existe une « gauche plurielle » ? Et pourquoi pas, dans ce cas, une extrême droite plurielle ? Et puisqu’il exista une « deuxième gauche », pourquoi ne pas admettre que nous sommes aujourd’hui face à une « deuxième extrême droite » ?

C’est ce qui semble en effet se produire avec l’émergence d’une droite radicale ayant rompu avec les oripeaux du post-fascisme. En Italie, Berlusconi fut à un moment trait d’union entre ses alliés néofasciste du MSI et ceux, séparatistes et xénophobes de la Ligue du Nord, jusqu’à ce que les premiers ne se dissolvent dans la  respectabilité, sous l’impulsion de Gianfranco Fini. En France, au sein même du Front national cohabitent désormais les tenants ombrageux d’une extrême droite traditionnelle et austère à la Gollnish et ceux d’une droite radicale jeune, moderne et dynamique, qui s’autodésignent plus volontiers comme « marinistes » que comme militants frontistes.

Cette extrême droite festive et sexy dispose désormais de figures de prou dans toute l’Europe. On pense par exemple à Oskar Freysinger, le séduisant chevelu au look de guitariste folk de l’UDC Suisse. Mais comment ne pas évoquer également le néerlandais Geert Wilders, semblant tout droit sorti d’un spot publicitaire pour le Coca zéro ou la « fraîcheur de vivre », incarnation par excellence de ce que Gaël Brustier et jean-Philippe Huelin  ont appelé « l’hédonisme sécuritaire ». En France, tonique et décontractée, Marine Le Pen arbore un côté pin-up, qui émoustille volontiers les plumitifs vulgaires de la « gauche réenchantée ».

Outre sa plastique fashion, cette dextre new look revendique désormais sans complexe les acquis de la modernité en matière de moeurs, bien loin de la défense des valeurs familiales  d’une part, ou du culte des « hommes forts » d’autre part. Si Pim Fortuyn avant lui revendiquait son homosexualité, Wilders défend la cause des homosexuels. Marine Le Pen, affiche un féminisme assumé, et refuse désormais toute mise en cause de la loi Weil autorisant l’avortement. C’est d’ailleurs l’hyper-conservatisme sociétal et le caractère liberticide supposés intrinsèques à l’Islam que cette dernière prétend pourfendre en se faisait héraut d’une laïcité unilatérale, qui, essentiellement applicable aux musulmans, semble n’être que le cache-sexe d’un occidentalisme militant.

Au-delà de leurs points communs, ces jeunes extrêmes droites présentent toutefois bien des différences, évidemment liées aux spécificités des Etats dans lesquelles elles évoluent, et à l’histoire propre des différentes formations politiques dont elles sont issues. Celles-ci peuvent être d’authentiques créations ex-nihilo, comme le PVV de Wilders, ou de très vieux partis d’extrême droite en plein renouveau. Leurs propositions sont par ailleurs fort variées, notamment sur le plan économique, et vont de l’appropriation des valeurs de la gauche à l’ultralibéralisme habituel au sein de cette famille politique. Faut-il pour autant bannir la notion d’extrême droite, et lui préférer à l’instar de Jean-Yves Camus, celle de droite « radicale, xénophobe, et populiste » ou de « mouvance hybride » ? Peut-être. Mais s’il est vrai que « nommer, c’est déjà ordonner », le simple fait de chercher une terminologie qui permette de regrouper ces droites sans les réduire témoigne d’un souci de les « classer » dans une seule et même catégorie qui soit appréhendable en tant que telle.

Quelles sont donc les grandes constantes qui, traversant l’extrême droite « plurielle », conduisent à différer l’abandon du concept d’extrême droite en dépit de son apparente caducité ? Gageons qu’il en existe au moins trois.

La première caractéristique semble être la capacité à mêler une doxa « antisystème » à une défense méticuleuse d’un certain ordre établi, ou comme le disent Brustier et Huelin, l’aptitude à articuler contestation et conservation. En France, le Front national amorce une mue propre à le faire apparaître comme le parti insoumis par excellence, passablement aidé par la complicité coupable de la droite de gouvernement de la gauche d’accompagnement, dont l’alliance objective et contre-nature est désignée par Marine Le Pen par le sigle « UMPS ». Ainsi, alors que le FN de Le Pen père se caractérisait plutôt par un libéralisme cru et par l’hostilité au « fiscalisme », la fille opte plus volontiers pour une dénonciation de la mondialisation, de l’Europe dérégulée, du marché. Car, s’il pouvait être iconoclaste dans les années 1980, de vilipender l’Etat providence, il est bien plus audacieux, aujourd’hui que l’idéologie libérale est effectivement devenue dominante, de le défendre. Cependant que le débat public s’est globalement droitisé, le FN demeure une formation contestataire en faisant sienne des thématiques « de gauche », alors qu'il le fut jadis en développant un programme économique « de droite ».

La seconde tendance lourde est la focalisation sur les problématiques d’identité, et la capacité à se poser comme rempart non seulement contre les invasions barbares façon Camp des saints, mais également contre « l’américanisation du monde » ou contre « l’uniformisation européaniste ». Cette antienne identitaire semble structurelle, en dépit d’une adaptation très nette du discours, passé d’un racialisme éculé à un rejet de l’étranger d’ordre plus culturel et religieux. L’islamophobie en effet, semble la chose la mieux partagée au sein des droites radicales européennes, accentuant d’ailleurs le caractère antisystème des partis qui s’en réclament. Contre la bien-pensance et le politiquement correct, ils s’ingénient à apparaître comme les seuls à oser aborder sans tabou les problématiques de l’immigration et de « l’identité nationale ».

La troisième tendance est l’aptitude à manier en tous sens la thématique du bouc émissaire, y compris pour s’auto-désigner comme tel. Que n’a-t-on vu Marine le Pen récriminer contre l’ostracisme que lui feraient prétendument subir les médias, alors même qu’elle couvre régulièrement les « Unes » ! Que ne l’a-t-on entendu vitupérer contre « l’acharnement » dont elle serait victime ! Mais le bouc émissaire, c’est avant tout la solution hyper simple à des problèmes réellement compliqués. Désigner un bouc émissaire sur lequel iront se focaliser toutes les peurs, tel est le subterfuge favori des droites extrêmes, que ce bouc émissaire soit constitué des « élites », ou bien évidement des « immigrés » et autres « étrangers ».

Dimanche se tiendra le second tour des élections cantonales. Le Front national, qui a fait un bon score au premier tour, dispose probablement d’une réserve de voix parmi les abstentionnistes. Peut-être est-il temps, entre deux considérations sur l’opportunité ou non d’un front républicain et quelques « no pasaràn » surexcités, de s’interroger sur les véritables raisons qui font que son discours, pourtant si caractéristique, s’impose avec une telle aisance. Il ne suffit pas de dresser des listes de crypto-lepénistes d’une part, et de traiter les électeurs de « gros cons » d’autre part. Arrêtons les anathèmes et chiche, proposons mieux !



samedi 12 mars 2011

Journée de la Femme : Dies Irae




Mercredi 8 mars, c’était la journée de la femme, la « meuf Pride », la mascarade du mascara, ce « jour dédié » qui scelle l’entrée dans le printemps comme « la marche des fiertés » du mois de juin scellera l’avènement d’un été qui promet d’être chaud, avec son inévitable « fête de la musique » et son inénarrable « Paris plage ».  

Je ne m’en suis pas aperçue immédiatement, submergée que j’étais par le déferlement des images en provenance de Libye, et par le vent de panique ayant saisi notre classe politique suite à la parution des sondages Harris 1.0 et 2.0. Bref, tout ce larsen sur les ondes a bien failli me détourner de l’évènement majeur de la semaine : mardi dernier, c’était MA journée.

Heureusement qu’en cette occasion, on peut compter sur ses collègues de travail masculins. Depuis que j’ai fait mon entrée sur ce qu’il est convenu d’appeler le « marché du travail », il ne se passe en effet pas une année sans que la gent masculine peuplant mon milieu professionnel ne me souhaite « bonne fête » pour la « journée de la Femme ». Ils sont tellement prompts à s’exécuter dès huit heures du matin, que j’en soupçonne certains de s’être procurés des calendriers de l’Avent dédiés, qu’ils utilisent afin ne pas commettre cet impair impardonnable qui consisterait à omettre de se réjouir bruyamment et sur commande à l’occasion de la « fête des couettes ».

Mardi 8 mars, les hommes qui m’entourent se sont donc empressés de me rappeler à mon devoir de m’habiller sexy au bureau, d’user de mes charmes pour réussir, et de pleurer un peu quand il m’arrive d’échouer, non sans ajouter, là encore comme chaque année « vivement demain, que l’on reparte sur le cycle normal des 364 journées de l’Homme ». Je respire : le comique de répétition est lui aussi, comme tous les ans, de la partie.

Ce qu’ignorent ces collègues masculins, rencontrés sur le « marché du travail » et appartenant pour la plupart à des « CSP + » c’est que la journée de la Femme est pour moi un jour de colère. Il se trouve que je suis blanche, d’âge moyen, globalement « de souche », voire « gauloise », non-musulmane et non-juive. A ce titre je croyais avoir échappé à tous les motifs putatifs d’assignation à résidence identitaire et de discrimination positive. Hélas, la « journée de la Femme » est là pour le rappeler chaque année : la moitié de l’Humanité est une « minorité visible ». Et même si l’on s’est toujours efforcée de se distinguer avant tout par l’effort, par le travail et par l’esprit, le 8 mars, quoi que nous ayons pu FAIRE, nous SOMMES avant  tout des femmes. Plus de place pour la maxime nietzschéenne « deviens ce que tu es, fais ce que toi seul peut faire ». Le 8 mars, c’est plutôt « fais ce que tu veux, de toute façon, tu demeureras ce que tu fus », ou comme le disait Bergson « tout est donné, et tout est déterminé ». Ainsi, l’espace d’une « journée dédiée », la femme n’est plus un être en devenir, elle est une entité figée dans une féminité originelle qu’il demeure impossible de passer sous silence.

Il y a aussi ces choses qu’on entend et lit, à l’occasion de la « journée de la Femme », et qui nous font rougir de honte. Laurence Parisot, que l’on ne saurait pourtant soupçonner d’être arrivée à la tête du MEDEF en minaudant,  a ainsi proposé la création d’un ministère du Droit de la Femme. Quelle riche idée ! A sa tête, on pourrait nommer Rama Yade, que son expérience passée dans le domaine de spécialité « Droits de l’Homme » doit rentre particulièrement apte à occuper le poste. Il conviendra toutefois de s’interroger sur l’opportunité que la « Ministre du Droit » soit Femme ET Noire. N’y a-t-il pas là une conjonction de facteurs minoritaires qui, si on les pondère, risque de fausser les statistiques de la représentativité des minorités au sommet de l’Etat ?

Madame Parisot, hélas, n’est pas allée assez loin. Il est regrettable en effet qu’elle ait omis de proposer que l’on créée un Musée de la Femme. Le dimanche, les familles pourraient s’y rendre et s’y balader dans une enfilade de salles dédiées respectivement à « la grossesse : de la joie et des larmes », au «  loisir féminin » (couture, point de croix, mais aussi lecture de Jane Austen, pour les intellectuelles), ou encore à « la politique au féminin », avec une description par le menu de la carrière de Margaret Thatcher, ce parangon de  la douceur d’Etat. Des ateliers de sensibilisation pourraient également être envisagés. Par exemple, l’on pourrait dédier une salle à l’exposition d’une femme belle et opulente tenant dans ses bras un bébé qu’elle nourrirait au biberon. A côté d’elle, négligemment posé Le conflit, d’Elisabeth Badinter. En guise de légende un panneau explicatif indiquerait en grosses lettres rouges : « Cette femme ne veut pas abîmer son corps. Elle refuse d’allaiter son enfant, et le nourrit avec du lait maternel de synthèse, fabriqué de manière industrielle ».

Pour ma part, je serais assez tentée de proposer l’institutionnalisation d’une « journée de l’Homme », afin de rééquilibrer la balance, et de ne plus avoir à subir le comique de répétition de comptoir qui consiste à rappeler que 364 jours sur 365 sont dédiés au « sexe fort ». Par ailleurs, cette journée pourrait avoir une véritable utilité sociale, et permettre d’aider  l’Homme dans les nombreuse difficultés qu’il rencontre au quotidien, et dont on parle trop peu : interdiction morale de pleurer en public, obligation « d’assurer », dogme du physique athlétique, nécessité d’avoir Le premier sexe d’Eric Zemmour dans sa bibliothèque….

Quelques universalistes rétrogrades m’objecteront sans doute que les « Journées de » ne servent à rien. Il ne s’est absolument rien produit à l’occasion de la « Journée de la gentillesse », et l’organisation d’un « No Sarkozy Day » n’a pas suffit à redresser la France. J’invite tous ces esprits chagrins à se renseigner plus avant sur les innombrables conquêtes sociales (égalité salariale notamment) qu’a permis d’arracher la « journée de la Femme » depuis qu’elle a été créée.

On pourrait évidemment  envisager une autre option, qui consisterait à suspendre de manière définitive la « journée de la Femme ». Même si ce raisonnement semble a priori « un peu simpliste », on pourrait parier que les femmes préfèrent majoritairement être reconnues pour leurs compétences, pour leur talent, pour leur intelligence et pour leur travail plutôt que pour leur sexe. Messieurs qui nous gouvernez, vous êtes majoritaires aujourd’hui à exercer le pouvoir, et cela m’est totalement égal du moment que vous le fassiez bien. Veuillez noter, s’il vous plait, que « nous n’avons pas besoin de votre charité, nous voulons la justice ».  Faites en sorte que, pour une seule « journée de la Femme », je n’aie plus jamais à subir « 364 journées de l’Homme ». Le reste, je m’en charge.




jeudi 3 mars 2011

L’étrange débat de Nicolas Sarkozy

 



« C’est désormais le FN qui dicte l’ordre du jour politique et médiatique » entend-on déplorer de manière récurrente, qu’on laisse traîner ses oreilles à droite, ou qu’on les tende à gauche.
Ce constat est partiel. Car en réalité, le FN ne dicte l’ordre du jour que des égarements politiques et des erreurs médiatiques. En aucun cas il n’est parvenu à imposer un débat pourtant souhaitable sur l’abandon de l’électorat populaire par la gauche libérale-libertaire, sur celui de l’idée de Nation par la droite mainstream, sur l’orientation de la politique européenne de la France, et en particulier sur l’Euro. Personne, en réalité, ne cherche à comprendre les véritables raisons de la croissance ininterrompue de Marine Le Pen dans les sondages. Tout au plus essaie-t-on maladroitement de l’endiguer en tentant de lui chaparder ses thématiques fétiches. Ce qui autorise à formuler deux postulats : premièrement, le rôle d’exhausteur de mal-être et d’aiguillon d’un Front National qui « donnerait les mauvaises réponses » tout en « posant les bonnes questions » est largement contestable. Deuxièmement, nos gouvernants ont définitivement croqué le fruit de la lucidité à éclipse et du déni du réel.

Il est une question, cependant, qui, pour être devenue une antienne frontiste de premier choix, semble avoir trouvé des relais déterminés au sein de l’actuelle majorité : la question de la laïcité, dont Marine Le Pen se fait désormais le chantre le plus virulent. Peu importe qu’il s’agisse, pour le coup, d’une mauvaise question. Peu importe qu’elle ait été réglée en 1905, et que les derniers ajustements nécessaires aient été brillamment actés par la loi du 15 mars 2004 portant interdiction des signes religieux ostentatoires au sein de l’école publique. Bref, peu importe que ce sujet n’en soit plus un, puisqu’il s’agit, en réalité de débattre de l’Islam.

« Faux ! » a pourtant répondu le président de la République, dont le Figaro du mercredi 2 mars révélait « Nicolas Sarkozy a répété qu’il souhaitait un débat sur la laïcité, mais pas un débat centré sur l’Islam qui stigmatiserait les musulmans ». Et le quotidien d’ajouter « le chef de l'État est revenu sur trois sujets qu’il juge cruciaux : pas de prières dans la rue, la mixité à la piscine, et pas de repas halal dans les cantines scolaires ».

Étrange façon d’écarter tout idée de polémique sur l’Islam que de poser le problème en ces termes. Ici, seule l’absence d’une brève saillie burqa-phobique permet encore de douter que la réflexion confiée au sémillant Jean-François Copé soit autre chose que la version 2.0 du funeste débat sur l’identité nationale. Après la « laïcité positive » et la « laïcité réactive », voici venu le temps de la « laïcité sélective », celle qui ne s’applique qu’aux consommateurs de nourriture halal et aux thuriféraires de la ségrégation dans les gymnases.

Étrange façon également de déclarer sa flamme au beau principe de laïcité que de le confondre systématiquement avec des questions d’ordre public. On nous avait déjà fait le coup avec la mission d’information parlementaire sur le voile intégral, où le concept de laïcité était dégainé à tout bout de champ pour justifier l’interdiction port de la burqa dans la rue, quand ce n’était pas l’égalité homme-femme devenue brutalement le cheval de bataille des néo-féministes les plus inattendus.

Or contrairement à ce que l’on souhaite nous faire croire, la laïcité ne se réduit pas à une opposition public / privé, qui ne serait de surcroît applicable qu’aux seuls musulmans. Ce qui se passe dans la rue, dans les commerces, dans les transports en commun, n’a pas plus à voir avec l’exigence laïque que ce qui se passe dans l’espace feutré du domicile privé. En effet, comme le l’exprime de manière lumineuse Catherine Kintzler, «  il est nécessaire dissocier l’espace de constitution du droit et des libertés, c'est-à-dire le domaine de l’autorité publique, d’avec celui de leur exercice : espace ouvert au public et espace privé de l’intimité) ». Autrement dit, la laïcité ne s’applique pas dans la rue, qui est au contraire le lieu de la plus grande tolérance possible. Elle ne s’applique pas dans « l’espace public », ce concept labile qui conduit à toutes les confusions. Elle s’applique dans « les lieux où s’exerce l’autorité de l'État » : dans les administrations, au sein de l’école publique. Ce qui se passe dans « l’espace civil » ouvert au public, qu’il s’agisse de déambulations en niqab ou de prières sur le trottoir, relève du maintien de l’ordre, et fait appel au bon sens bien plus qu’à quelques grands principes qu’à force de brandir en arborant une mine grave, on finit inévitablement par vider de leur sens.

Le président de République a bel et bien décidé de lancer un débat sur l’Islam, il n’en faut point douter. Étrange façon de faire écho au vent de liberté qui souffle chez nos voisins d’outre-Méditerranée, et qui nous donne à voir le combat de peuples arabes avides de liberté, bien loin de l’image d’Épinal du barbu enturbanné.

Étrange débat à contre-emploi, qui pose quelques jalons supplémentaires dans la voie d’une Étrange défaite.

samedi 12 février 2011

Euro : par ici la sortie !


« Ne croyez pas ceux qui proposent que nous sortions de l'Euro. L’isolement de la France serait une folie ». C’est par une mise en garde que le président Sarkozy a choisi de débuter l’année nouvelle, au soir du 31 décembre 2010, quelques heures à peine avant les libations dans lesquelles nous allions bouter hors de nos mémoires cette décennie post-bug qui vit à la fois naître la monnaie unique, et mourir la démocratie dans un hold-up pseudo-référendaire aboutissant au rejet du projet de constitution européenne et à l’adoption subséquente de son double, le traité de Lisbonne.

Pourquoi le Président français a-t-il pris la peine de s’attarder sur les propositions des eurosceptiques, ces « nonistes » anachroniques dont on balaye habituellement les arguments d’un geste auguste et supranational, les renvoyant à leur Mélancolie française et à leur nostalgie suspecte pour les attributs éculés de la souveraineté ? Nicolas Sarkozy accorde-t-il un réel crédit à ce sondage IFOP de novembre 2010, dans lequel 35% des français se déclaraient favorable à un retour au Franc ? Craint-il que soient devenus audibles ceux qui, d’un Front à l’autre, du « degauche »  au « national », ont inscrit sans ambiguïté la sortie de l’Euro au frontispice de leur édifice programmatique ?

En effet, si divers et émiettés soient-ils, les thuriféraires d’un retour à la monnaie nationale couvrent désormais tout le spectre du jeu politique. A droite, Marine le Pen, dont la récente passion pour l’économie confine au zèle du converti, considère que « le vrai problème, c’est l’Euro ». Avant elle, Nicolas Dupont-Aignan assénait déjà : « quitter l’Euro est une condition du plein emploi ». A gauche, Jean-Luc Mélenchon, soucieux de faire oublier qu’il vota sans ciller le traité de Maastricht[1], vaticine aujourd’hui : « l'Euro des banquiers et des usuriers n'est plus viable », cependant que le petit Mouvement républicain et citoyen (MRC) propose de « substituer à une monnaie unique trop rigide une monnaie commune réservée aux transactions extérieures ». Voilà un consensus de fait susceptible de faire blêmir tous ceux qui craignent un 21-Avril à l’envers, à l’endroit, oblique, en biais ou de guingois. 

Au succès de ces thèses eurosceptiques, rendu possible par la crise grecque et par sa contagion aux autres PIIGS[2], c’est Nicolas Sarkozy lui-même qui, paradoxalement,  donne la meilleure explication : « la question de l'Euro n'est pas une question simplement monétaire, ni une question simplement économique, c'est une question identitaire » assurait-il la semaine dernière au forum économique de Davos. Comment admettre de manière plus explicite que la monnaie européenne est une « monnaie politique », avant d’être un instrument macroéconomique ? Lorsque le Président français martèle que « l'Euro c'est l'Europe et que l'Europe, c'est 60 ans de paix sur notre continent », il nous renvoie à la genèse de la construction Européenne à la sauce Monnet-Schuman : au début des années 1950, déjà, la Communauté économique du charbon et de l’acier (CECA) avait pour objectif de créer des solidarités économiques suffisamment solides pour bouter définitivement le spectre de la guerre hors des frontières d’Europe de l’Ouest. Le négoce comme condition de la Pax Europa, en somme.

Quant au postulat qui préluda à la création de l’Euro, il fut ou prou du même acabit : les nations, notamment l’allemande, portant en elles le germe de la guerre, il convenait de les neutraliser au plus tôt. Une dose réputée létale de supranational économico-monétaire devait parvenir à ficeler les Etats dans un entrelacs d’intérêts matériels de fait, et à « arracher les patries aux castes du militarisme », tant il est vrai « qu’un peu  d’internationalisme éloigne de la patrie ». Les socialistes, au pouvoir dans les années 1990, connaissaient mieux que quiconque ce mot célèbre de Jaurès. Ainsi, côté français, c’est bien en réaction à la réunification allemande que l’on plaida pour l’avènement d’une monnaie unique. La devise européenne à la sauce Mitterrand-Delors apparaissait comme un antidote préventif contre la rémanence des tentations pan-germaines. « A travers le projet d’union monétaire européenne, dès avant la réunification allemande, François Mitterrand déclarait déjà vouloir enlever à l’Allemagne son mark, ressort essentiel de sa puissance », se souvient Jean-Pierre Chevènement[3]. Et de rappeler l’empressement des socialistes français à créer l’Euro, cependant que le chancelier Kohl s’ingéniait à différer l’échéance.

Pour convaincre l’Allemagne d’abandonner son mark, il fallut donc lui donner des gages. A la politique du Franc fort succéda celle de l’Euromark, couvé par une Banque centrale européenne principalement soucieuse de lutter contre l’inflation, et dont les statuts ressemblent à s’y méprendre à ceux de la Bundesbank. Ainsi, malgré l’apophtegme relatif à « l’Euro protecteur » que s’entête à nous servir une poignée d’eurolâtres, il faut bien admettre que la monnaie unique a surtout protégé nos voisins d’outre-Rhin, que leur modèle économique immunise déjà contre les affres de la surévaluation. Bien connue, l’une des explications de ce phénomène réside dans la compétitivité des produits allemands qui se niche dans leur qualité plus que dans leur prix. Avec un effort de recherche et développement supérieur à celui de ses partenaires européens, l’Allemagne dispose d’avantages comparatifs dans certains domaines (machines-outils, biens d’équipement, voitures haut de gamme) qu’une surévaluation de l’Euro de 10 à 20% par rapport au dollar ne parvient pas à entamer. Mais la qualité du « made in Germany » n’explique pas tout. L’Allemagne lutte elle aussi contre l’enchérissement de ses produits généré par l’Euro fort, en pratiquant une politique systématique de « déflation compétitive », c'est-à-dire de gel des salaires, permise par cette discipline collective et cette cogestion syndicale qui fondent le « capitalisme rhénan » cher à Michel Albert[4]. Enfin, la République fédérale bénéficie des bas coûts de production des pays de la Mitteleuropa, où elle délocalise la fabrication de ses composants pour n’en conserver que l’assemblage. La question de la pérennité des performances actuelles de l’économie germanique mérite cependant d’être posée : l’Allemagne, dont la zone Euro représente 40% des débouchés, peut-elle sortir indemne du tourbillon crisogène qui s’abat tour à tour sur chacun ses voisins ? Ne devra-t-elle pas elle-même opter, comme l’envisage Jacques Sapir, entre « sortir de son modèle ou sortir de la zone Euro » ?

Car l’effet domino de la crise du printemps 2010 semble inévitable, si l’on admet un  vice de construction initial : la zone Euro est loin d’être optimale. Selon Christian Saint-Étienne, observateur averti des prodromes de « la fin de l’Euro »[5], une zone économique optimale (c'est-à-dire apte à partager la même monnaie), possède trois caractéristiques : elle suppose la mobilité des facteurs de production (capital et travail). Elle induit l’existence d’un budget fédéral propre de corriger les inégalités territoriales. Enfin, elle nécessite une convergence macro-économique des pays qui la composent. Rien de tel au sein de la zone Euro. Outre la grande diversité des modèles économiques qui prévalent en son sein, le marché du travail y reste très cloisonné, la mobilité des salariés étant largement découragée par l’étanchéité des barrières linguistiques. Quant au budget commun, il ne dépasse pas 1% du PIB Européen, et son augmentation ne semble guère d’actualité, tant les finances publiques des pays contributeurs sont désormais dégradées. Or en l’absence de politique budgétaire apte à corriger le manque de cohérence de la zone, les économies nationales semblent appelées à diverger voire à entrer en concurrence, dans un retournement de l’Histoire propre à endommager sévèrement l’irénisme monétaire des eurobéats.

D’ores et déjà, les effets bénéfiques de l’Euro disparaissent sous la litanie des inconvénients : les taux d’intérêt bas dont ont d’abord bénéficié les pays de la zone les ont conduit à s’endetter à l’excès. En Grèce et en Italie, la dette publique dépasse 110% du PIB. Quant au déficit public, il est supérieur à 10% en Grèce, en Espagne, en Irlande. En France, la dette représente 80% du PIB, et le déficit public tutoie les 8%, cependant que la croissance est en panne, exceptée celle du taux de chômage.

Surévaluation plombant les exportations, compression des salaires et de la croissance, chômage endémique, encouragement au surendettement et aux bulles…Un ancien ministre de gauche, considérant sans doute la difficulté politique de cette décision, disait récemment « la sortie de l’Euro…y penser toujours, n’en parler jamais »[6]. Au regard des contre-performances affligeantes que nous donne à voir cette expérience monétaire au-delà du réel, on serait tenté de lui répondre : la sortie de l’Euro…y penser toujours, en parler souvent, commencer maintenant !



[1] C’était à l’époque où il faisait le « larbin » du parti socialiste. Un peu comme David Pujadas fait aujourd’hui le « larbin » du pouvoir, des riches et des puissants.
[2] Les PIIGS (Portugal, Italie, Irlande, Grèce, Espagne) correspondent aux « pays du Club Med » plus l’Irlande. Gros consommateurs d’agrumes et d’huile d’olive, ils passent leur temps à défier la patience des agences de notation.
[3] Jean-Pierre Chevènement, La France est-elle finie ? Fayard, janvier 2011.
[4] Michel Albert, Capitalisme contre capitalisme, Seuil, 1991.
[5] Christian Saint-Etienne, La fin de l’Euro, Bourin éditeur, 2009.
[6] Le nom de cet ancien ministre sera pudiquement tu : il ne faudrait pas que d’aucuns s’avisent qu’il n’a pas fait qu’y penser, mais qu’il en a aussi parlé.

samedi 5 février 2011

Mourir pour l’Afghanistan ?


Un officier et un officier-marinier en décembre. Un soldat début janvier. S’il se trouve toujours quelques archéo-réacs pour nourrir dans leur petto, une secrète admiration pour l’armée française et sa capacité désuète à promouvoir par le mérite, il est moins habituel de rencontrer des laudateurs du théâtre d’opérations afghan, et de son étonnante aptitude à réaliser « l’égalité réelle » : en fauchant large, il en donne à chacun pour son grade.

L’affaire afghane était pourtant bien partie : lancée après les attentats du 11-Septembre, l’opération américaine « Enduring Freedom » s’engageait sous les auspices de la légitime défense, à la plus grande satisfaction de la « Communauté internationale », qui gratifiait les Etats-Unis de démonstrations unanimes de solidarité outragée, et de la résolution 1368 du Conseil de Sécurité de Nations Unies. A la première escarmouche, Al-Qaida et ses alliés talibans se débandaient et fuyaient sans gloire vers des cieux plus cléments, qui en catimini, qui en cyclomoteur.

Ainsi, peut-être l’objectif initial d’éradication définitive de l’hydre jihadiste eut-il peut-être pu être atteint, si l’effort avait été constant et dirigé vers ce seul but. Les troupes de l’ISAF[1] seraient déjà rentrées chez elles, et nos soldats auraient regagné leurs foyers, non sans nous avoir gratifiés d’une  Mili Pride au pas cadencé sur l’avenue des Champs-Elysées.

Mais la guerre est une chose trop sérieuse pour être confiée à des militaires qui pourraient la gagner. Le choix fut donc fait, en 2003, d’ouvrir un second front en Irak. Dès lors, une partie de l’effort de guerre de la coalition se trouvait inexorablement distraite du théâtre afghan, rendant impossible la consolidation des premiers succès. La société irakienne, déjà mise à genoux par un embargo sans fin, implosait et devenait poreuse au prosélytisme rageur de l’internationale jihadiste. Al-Qaida, qui se voyait offrir là une seconde jeunesse, trouvait matière à accréditer la très huntingtonienne idée d’un acharnement des « judéo-croisés » contre le dar al-islam. Ben Laden adoubait Abou Moussab al-Zarquaoui comme « imam d’Al-Qaida en Mésopotamie » et lui donnait carte blanche pour mener quelques décapitations et autres ratonnades anti-chiites, cependant que lui-même se concentrait sur le recrutement de candidats à l’auto-meurtre pour perpétrer les attentats de Madrid (11 mars 2004) et de Londres (5 juillet 2005).

En ce début d’année, Nicolas Sarkozy estimait dans ses vœux aux Armées que « la construction de la paix (en Afghanistan) résulte d’une action dans la durée. Elle exige de la patience ». A l’inverse, le ministre fédéral des Affaires étrangères Guido Westerwelle en visite à Kaboul vient de confirmer la volonté allemande de « transférer la responsabilité de la sécurité à l’échelle régionale » dans le courant 2011. A ce rythme, on peut se demander si la Coalition du Bien ne se résumera pas bientôt aux Etats-Unis, à la Grande-Bretagne, à la Pologne et à la France.

Pour quelles raisons nos dirigeants s’obstinent-il dans une chimère contre-insurectionnelle dont les souvenirs conjoints de la cuvette de Dien-Bien-Phu et des maquis algériens devraient pourtant les avoir guéri ? Pour mettre enfin la main sur Ben Laden et son chargé de communication Zawahiri ? Tout porte à croire que le siège d’Al-Qaida se situe désormais au Wasiristan pakistanais. Pour éviter la reconstitution putative d’un sanctuaire jihadiste en cas de reconquête du pouvoir par les Talibans ? Utilisons nos moyens de surveillance et nos barbouzes pour prévenir la réalisation de ce fâcheux oracle. Pour exporter la démocratie ? Marchons sur la Birmanie. Pour les droits de l’homme ? Usons de notre devoir kouchnérien d’ingérence humanitaire et ruons-nous tout à la fois sur la Corée du Nord et sur le Zimbabwe. Pour ceux de la femme ? Libérer les femmes afghanes de leur masque intégral n’est pas forcément plus urgent que de garantir le respect de l’ordre public chez nous. Au moins les afghans ne s’embarrassent-ils pas avec des affaires de burqa au volant : entre voir et conduire, ils ont su choisir.

« La solution doit être régionale et non militaire » disait le ministre iranien des Affaires étrangères Manouchehr Mottaki, avant de se faire démissionner par Ahmadinejad en décembre. Il n’avait pas forcément tort si l’on admet que le charbonnier est maître chez soi, et aussi un peu chez son étranger proche. A cette aune, il apparaît urgent de passer d’une stratégie de contre-guérilla dont on a perdu de vue les véritables objectifs à une politique de sécurité régionale autonome. Il faut inviter les pays frontaliers de l’Afghanistan à prendre en main leur destinée commune. En particulier le Pakistan, auquel le chouchou de nos instituts de sondages Dominique Strauss-Kahn serait bien inspiré de verser enfin la totalité du prêt qu’a bien voulu lui consentir le FMI en 2008. Peut-être ce pays se résoudrait-il alors à cesser d’externaliser une partie de sa sécurité à ses « bons talibans ». L’Inde, également, car une détente au Cachemire est un préalable indispensable à la réaffectation exclusive des moyens militaires pakistanais à la lutte contre le terrorisme. Et même l’Iran qui soutint longtemps l’alliance du Nord du commandant Massoud, quand bien même l’inénarrable revue « la Règle du Jeu » nous informe du haut de ses vingt printemps que Sakineh n’a toujours pas été libérée[2].

Quant à la France, qu’elle amorce son retrait, car nous ne pouvons gagner cette guerre. Loin de conquérir « les cœurs et les esprits »[3] notre présence sur place contribue à faire éclore des moissons de vocations talibanes. Croire qu’il est possible de vaincre là où les Lions du Panchir ont perdu relève d’une immodestie coupable.

Cinquante-trois soldats français ont été tués en Afghanistan, dans un combat ingagnable. Comme aurait dit Brassens, on les a envoyés « mourir plus haut qu’leur cul ».




[1] Ou FIAS (force internationale d’assistance à la sécurité). Aux ordres du général David Petraeus, elle fut d’abord commandée par le général Stanley McChrystal. Celui-ci fut démissionné par le président Obama pour avoir lésé la majesté d’icelui dans un entretien indélicat au magasine Rolling Stone.
[2] En revanche, « la Règle du Jeu » propose à ses lecteurs d’envoyer une lettre à Sakineh. Cette offre n’est valable que pour les gens qui écrivent parfaitement le farsi. 
[3] C’est beau comme du Daniel Pennac, mais en fait c’est du général McChrystal plagiant McNamara.