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mercredi 26 septembre 2012

"La tolérance parfaite, c'est la laïcité"



Entretien

Jean-Claude Blanc est professeur agrégé de philosophie. Particulièrement soucieux des questions de laïcité et du devenir le l’école publique, il donne régulièrement des conférences dans le Sud de la France. Il avait donné une précédente interview à l'arène nue sur le thème de l'école. A lire ici CLICK


 
 
Coralie Delaume. Dans Le Monde de samedi dernier puis lors de son université d’été à La Baule, Marine Le Pen s’est livrée à une offensive « laïque » virulente, annonçant son désir de bannir del’espace public tous les signes d’appartenance religieuse, du voile islamique àla kippa. Pensez-vous que l’on assiste à une conversion laïque du Front national ?

Jean-Claude Blanc. Je crois que Le Monde a eu bien raison de mettre des guillemets en évoquant une offensive « laïque » de Marine Le Pen. Parce que sa sortie n’a rien à voir avec la laïcité, tout simplement. Pas plus que la loi interdisant le port de la burqa en son temps : elle n’avait rien à voir avec la laïcité, quoi qu’on ait pu dire à l’époque.

Toute la difficulté vient d’une mauvaise compréhension de cette distinction que laïcité établit entre la sphère publique (où la neutralité s’impose), et la sphère privée, où l’expression est libre. C’est le terme de “public” qui est difficile à entendre. Car il faut le prendre dans un sens juridique et non comme l’utilise le langage commun.

Dans le langage commun, la rue est un espace public et le domicile est un espace privé. On est ainsi tenté croire que le privé, c’est l’intime, ce qui se passe chez soi, tous volets clos. Evidemment, c’est une erreur d’interprétation. Si je promène mon chien dans la rue, c’est une activité privée, même si je suis “en public” A l’inverse, si je corrige, chez moi, dans le cadre de mon activité professionnelle, les devoirs de mes élèves, c’est une activité qui relève de la sphère publique, parce que je suis un fonctionnaire payé pour ça.

Il y a donc une imprécision lorsqu’on dit que la laïcité s’impose dans les lieux « publics » ?

Il faut voir ce que l’on désigne par le terme de “public” quand on parle de laïcité. Il s’agit en fait du domaine de l’Etat, pris au sens large du mot. L’Etat, ce n’est pas seulement un pouvoir central, le gouvernement par exemple. L’Etat est partout dans la mesure où ses lois s’appliquent sur tout le territoire, ses administrations le couvrent aussi. Et les  collectivités locales n’en sont que des subdivisions. Voilà pourquoi la mairie, le commissariat, le tribunal, l’école surtout sont des lieux où la neutralité doit être telle que chacun peut s’y sentir chez soi.

La rue, elle, n’est plus du domaine de l’Etat. La rue est seulement un lieu ouvert au public. Il est donc clair donc que si on veut régenter les tenues vestimentaires dans les rues, on n’est plus sur le terrain de la laïcité.

Marine Le Pen le savait-elle ? Ou cherche-t-elle à trouver une couverture “républicaine” pour dissimuler une entreprise qui ne l’est pas? Elle est  juriste, elle devait le savoir. Mais elle est aussi fraichement convertie...L’excusera qui veut.

Plus étonnante, et à certains égards, instructive, la réaction de M. Prasquier, président du CRIF (conseil représentatif des institutions juives) qui s’est aussitôt insurgé non contre l’amalgame de Mme Le Pen, mais contre “les intégristes de la laïcité” parmi lesquels il la place !

Il n’est pas le seul à réagir ainsi. La presse s’est relayée tout le week-end pour qualifier Marine Le Pen de « laïcarde »…

Justement. Il faut réfléchir à cela aussi. On a beaucoup entendu parler des “intégristes de la laïcité”. Le pape Pie XI en parlait déjà dans une grande encyclique de 1929 sur l’éducation. La bataille laïque était encore vive et il réaffirmait alors que l’Eglise catholique devait avoir le monopole de l’éducation, et que les enfants catholiques ne devaient en aucun cas se mêler aux autres enfants dans les écoles dites “laïques”. Belle manifestation d’un vrai problème: Il est très difficile pour un esprit religieux, qui se sent donc porteur non d’une opinion quelconque, mais d’une vérité qu’il vit comme divine, de souscrire pleinement, et dans toutes ses dimensions, à la laïcité. Car celle-ci n’est pas une option spirituelle parmi d’autres (croyants, agnostiques, athées). Elle est seulement une institution qui organise la coexistence pacifique de ces différentes options, assurant au passage la liberté de conscience de chaque individu.

Un examen trop sommaire pourrait laisser penser que la laïcité est une doctrine qui, comme toutes les autres, produit son lot d’esprits rigides et même de fanatiques. D’où le charmant vocabulaire utilisé contre ceux qui, contre vents et marées, essaient de défendre ce système de tolérance: laïcistes, laïcards, intégristes laïcs.

Ces gracieusetés en disent toujours plus long sur ceux qui les prononcent que sur ceux qu’on voudrait désigner ainsi. Car il est n’est utilisé que par ceux qui ont du mal, et l’avouent ainsi, à s’accommoder de la laïcité et donc de la tolérance. Peut-on être sérieusement considérer qu’il existe des fanatiques de la tolérance ? 

Vous dites qu’on ne peut pas être « trop laïque ». Et vous parlez de tolérance. Mais la laïcité n’est pas la tolérance, puisqu’un certain nombre de comportements – je pense par exemple au port de signes religieux à l’école publique – ne son pas tolérés.

La laïcité n’est rien d’autre finalement qu’une organisation politique de la tolérance. Un moyen de la rendre obligatoire en lui donnant la forme de la loi. Ce faisant, évidemment, on s’écarte un peu de la tolérance pratiquée par un sujet quelconque. La tolérance individuelle est généreuse, sympathique toujours. Mais on ne peut oublier qu’elle est subjective, c’est à dire souvent partielle et partiale. Elle est en outre très souvent suspecte: c’est le plus fort qui décide de ce qui est toléré et de ce qui ne l’est pas. La tolérance est la vertu du chef, du propriétaire, de celui qui domine. C’est pourquoi d’ailleurs si nous voulons bien parfois être tolérants, nous ne demandons que rarement à être tolérés....Mirabeau, Condorcet au XVIII° s avaient signalé cet aspect ambigu de la tolérance. Le philosophe Alain faisait remarquer qu’on peut tolérer un chien dans la salle à manger. Quant à Claudel, tout le monde se souvient de sa formule: “la tolérance, il y a des maisons pour ça”. Oui, c’est une vertu, mais une vertu à pratiquer avec précaution.

Quant à laïcité, elle a les inconvénients et les avantages de la loi: quand on s’y oppose elle contraint. Toute loi est contraignante et toute transgression de la loi est sanctionnée. Mais quand la tolérance se fait loi, elle perd tous ces aspects troubles que je viens d’évoquer. Finalement, même si elles sont issues d’un même idéal humaniste, si j’avais à choisir, je préfèrerais la laïcité à la tolérance. Parce que Spinoza a raison de dire qu’il est plus sage de s’en remettre à de bonnes institutions qu’à la vertu toujours incertaine des hommes.

Je sais qu’à l’occasion du débat sur les signes ostentatoires à l’école, on a voulu opposer la tolérance (supposée généreuse)  à la laïcité (dénoncée comme étriquée). C’est tout bonnement idiot. Ou malhonnête, c’est selon. C’est l’époque où on parlait de laïcité, “ouverte”, “positive”, bref de laïcité qu’il fallait réviser d’urgence. Un vrai symptôme de la part de ceux qui parlaient ainsi.

Montrons-le : sur les traces du philosophe Locke, demandons-nous ce que serait une tolérance parfaite, par exemple en matière religieuse. Catherine Kintzler nous propose de résumer celle-ci en 3 propositions: Dans un pays où la tolérance est parfaite :
1) nul n’est tenu d’avoir telle ou telle religion. C’est la position de Locke. Toutes les religions peuvent se pratiquer librement,
2) nul n’est tenu de pratiquer une religion. Là, on va bien plus loin que Locke qui lui pense qu’on ne peut admettre l’athéisme ou l’agnosticisme. Avec ce deuxième principe, on acquiert le droit d’être athée. C’est là le point délicat, le plus difficile à admettre pour les croyants.
3) nul n’est tenu de n’avoir aucune religion: ceci signifie qu’il n’y a pas d’athéisme d’Etat, comme il y en a eu, à une certaine époque, en Union soviétique. Le principe signifie qu’on ne saurait être inquiéter au seul motif qu’on pratique une religion.

Voilà la tolérance parfaite. Qui ne voit dans cette description que cette tolérance parfaite est aussi, tout bêtement la laïcité ?

D’aucuns disent que certaines religions sont plus adaptables que d’autres à la laïcité, notamment celle qui enjoint de « rendre à César ce qui est à César et à Dieu ce qui est à Dieu ». Qu’en pensez-vous ?

On peut avoir le sentiment qu’il y a des religions qui portent plus que d’autres à l’intolérance. Par exemple l’Islam qui punit de mort l’apostasie, c’est à dire l’abandon de la religion, peut sembler plus antinomique que d’autres à la laïcité.

Pour ma part, je pense que c’est seulement une affaire d’époque, de moment historique. A la fin du Moyen-âge, les philosophes arabes musulmans  qui amènent en Espagne, les textes d’Aristote, étaient complètement libres par rapport au pouvoir religieux. Au même moment, à la Sorbonne, la philosophie ne pouvait que servir la théologie. La police des esprits y était impitoyable et rigide....Donc les religions ne sont pas toujours également agressives. Cela change avec les époques. Mais j’ai l’impression qu’il y a toujours quelque chose d’inquiétant au fond de toutes les religions.

Du fanatisme en germe dans toute croyance ?

Oui. Je m’explique. Les croyants, en tant qu’individus, peuvent être tolérants, le sont même souvent s’ils ont vécu dans un monde de diversité. Les religions, elles, ne le sont que lorsque les rapports de force les contraignent à l’être. Toute l’histoire en témoigne. Le christianisme que vous évoquiez plus haut, une religion d’amour, n’a jamais hésité à s’imposer, y compris avec les procédé les plus barbares, lorsqu’elle a avait les moyens. Il faut regarder en détail ce que fut l’Inquisition : on en reste pétrifié. Ce n’est pas un moment bref de l’histoire. Les procédés n’ont pas été des “bavures”. Ils ont été constants.

Vous pouvez penser que c’est du passé. Et c’est vrai qu’il y a eu, par exemple pour le catholicisme,  la modernisation de Vatican II, ce concile qui conduisit à reconnaitre qu’il y a d’autres religions et qu’il faut les accepter.

Mais il faut voir à quel point cet exercice est difficile pour une religion. Il faut toujours, au bout du compte, que cette tolérance apparaisse comme une concession de la vérité à l’erreur tolérée. Les communautés religieuses ne se vivent en effet  jamais elles-mêmes comme un secteur de l’opinion. Elles se vivent comme porteuse de LA vérité, d’une vérité divine, qu’on ne défendra jamais trop. A partir de là, la glissade est toujours possible..... Et on doit bien admettre que, quel que soit le contenu souvent admirable des enseignements qu’elles donnent, les religions, depuis les tribunaux religieux jusqu’aux aux répressions et aux guerres de religion, ont fait au final plus de morts que les empires.

En revanche, les religions donnent le meilleur d’elles mêmes, lorsqu’elles sont sur leur terrain propre, celui du spirituel. Lorsqu'elles sont tenues à l’écart du pouvoir temporel. Beaucoup de croyants de toutes les religions ont, je crois, compris cela, et admettent que la mise à distance du pouvoir temporel qu’impose  la règle de la laïcité à libéré et épuré le message proprement spirituel de la religion.

Lire et relire :
Après le voile et la kippa, Marine Le Pen enlève le bas ?  CLICK
Lire une interview de Catherine Kintzler sur la laïcité ici  CLICK
L'étrange débat de Nicolas Sarkozy  CLOCK

 

mardi 25 septembre 2012

Après le voile et la kippa, Marine Le Pen enlève le bas ?

 
 
 
 
Marine Le Pen est une fille. Est-ce pour cela qu’elle a décidé de mettre sa rentrée 2012 sous le signe du « parler chiffons » ? On pourrait le croire à la lecture de l’entretien qu’elle a accordé au Monde du samedi 22 septembre, en prime time de son université d’été de ce week-end à La Baule. En tout cas, une chose est sûre : la patronne du Front national a une conception toute vestimentaire de la laïcité.
 
« MLP » souhaite en effet tout interdire et partout. Dans la rue, dans les boutiques, dans les transports, le voile islamique serait aussitôt proscrit si elle accédait au pouvoir. Quant aux autres bouts d’étoffe, on leur réserverait le même sort, histoire d’avoir l’air équitable : « il est évident que si l’on supprime le voile, on supprime la kippa dans l’espace public ». Voilà qui a le mérite de sonner égalitaire au moins autant que ça sonne creux : croyantes et croyants de toutes obédiences, dessapez-vous ! Heureusement qu’elle a précisé sur son compte Twitter ne viser en aucune façon « le personnel religieux ». Car on voyait déjà Marine Le Pen faisant mettre les nonnes nues.
 
Si l’on en croit sa chef, le « nouveau Front national », ainsi nommé par le sociologue Sylvain Crépon, devrait donc troquer très prochainement ses porte-flingues contre une poignée de porte-fringues prêts à se livrer sur commande à quelques séances d’épuration vestimentaire. On pourchassera toute trace de foi comme durant les grandes heures de feue l’Union soviétique, et seul l’uniforme de la mécréance sera autorisé : le Diable s’habille en Pravda.
 
Le truc ne manque pas de sel dans la bouche de l’héritière du parti qui fut, à l’époque de papa Jean-Marie, le plus anticommuniste du pays ; et qui servit de refuge à tous les cul-bénis ayant pour habitude de s’user les rotules sur le sol de Saint-Nicolas-du-Chardonnet, histoire de s’assurer très en amont une place de choix au Paradis.
 
Las, ce que nous propose aujourd’hui Marine Le Pen n’a guère à voir avec la séparation des Églises et de l’État. Ce qu’elle tente de présenter comme une panacée laïque a davantage des airs de despotisme athée. Elle s’en cache à peine, d’ailleurs, affirmant au détour de l’entretien au sujet des « printemps arabes » : « je remarque que dans les pays où il y a eu des dictatures laïques, les populations vivaient incontestablement mieux, avaient plus de libertés individuelles ». Une bonne vieille dictature anticléricale, est-ce cela qu’elle appelle de ses vœux ?

En tout cas, il y a un contresens à définir la laïcité comme le fait de régenter l’intégralité de « l’espace public ». Ça, c’est être laïcard. Au demeurant, l’expression d’« espace public » est un terme bien flou, tant il vrai que tout est plus ou moins « public », hormis votre domicile et le mien. C’est pourquoi Catherine Kintzler préfère distinguer trois types de lieux. Premièrement, « l’espace de l’autorité publique » (autrement dit les administrations d’État, les collectivités locales et l’école). Ensuite, « l’espace civil ouvert au public » (la rue, les commerces…). Enfin, « l’espace privé » (le home sweet home, les pénates, la tanière).
 
Pour la philosophe en effet, le premier de ces trois espaces – celui de l’autorité publique – est également celui de « la constitution du droit et des libertés ». C’est lui qui est strictement neutre. Et cette neutralité est la garantie même de la plus scrupuleuse des tolérances ailleurs. Ainsi, dans « l’espace civil ouvert au public » comme dans l’intimité du lieu privé, on porte à peu près les habits que l’on veut. Là, « les libertés d’expression, d’opinion, etc. peuvent, dans le respect du droit commun, se déployer dans la société civile sous le regard d’autrui ».
 
Pas question, donc, de se laisser imposer une fausse laïcité, autoritaire et psychorigide, qui consisterait à régenter l’accoutrement des braves gens jusque dans la rue, dans les jardins publics et sous les abribus. Cette passion pour l’uniformité, c’était bon pour la Russie de Joseph Staline. Mais le Petit père des peuples est mort depuis longtemps, et ici, c’est la France. Or la France, comme disait l’autre (qui déjà ?) : « tu l’aimes, ou tu la quittes ».
 
Lire une interview de C. Kintzler sur la laïcité ici CLICK
 
 

jeudi 20 septembre 2012

Droit de vote des étrangers : le quadruple "combo" des députés socialistes

 
 
 
 
J’ai d’abord cru à une bonne blague lorsque j’ai découvert, dans Le Monde du 18 septembre, l’appel de 75 députés PS (ensuite devenus 77, ndlr) pour le droit de vote des étrangers aux élections locales. Je me suis d’ailleurs tapé sur les cuisses de bon cœur : c’est pas tous les jours qu’on a l’occasion de se marrer en lisant le quotidien vespéral.
 
J’ai cru à une bonne blague pour deux raisons. D’abord parce que quand une poignée de parlementaires décide d’ouvrir le bec pour dénoncer l’inanité du Pacte budgétaire européen, ça beugle dans tous les coins à la nécessaire « cohésion de la majorité ». Aussi pensais-je benoîtement que cette « cohésion » s’appliquait à tous les domaines, et non aux seules questions européennes. J’avais tort.
 
J’ai cru à une bonne blague, aussi, parce que ça fait quand même un bail qu’on n’a pas entendu Marine Le Pen exposer sur les ondes son amicale vision du monde. Je n’imaginais donc pas que des députés de gauche entreprendraient de lui fournir eux-mêmes les imputs nécessaires à l’entertainment de l’université d’été du Front national, qui se tiendra ce week-end à La Baule. Là, j’avais re-tort.
 
Mais c’est surtout quand j’ai découvert le contenu de l’appel des « 77 mercenaires » que j’ai arrêté net de bouffer. Parce qu’en termes d’argumentaire, bonjour l’angoisse. Et bonjour la litanie de poncifs éculés !
 
Prenons l’un de ces arguments, tiens. Complètement au pif, hein : de toute façon, ils ont tous déjà beaucoup servi. Selon les fameux 77 , l’idée de ce droit de vote – qui figurait dans les « 60 engagements pour la France » d’Hollande – est légitime parce qu’elle a été formulée en 1981 par François Mitterrand. Autrement dit, cette réforme doit être réalisée parce l’idée date de Mathusalem. Bigre ! Heureusement que toutes les vieilles lunes trentenaires ne nous sont pas systématiquement resservies. Surtout si leur concepteur y a renoncé en son temps pour s’être aperçu de leur manque de pertinence. De fait, si cette idée figurait dans la liste des « 110 propositions » du candidat Mitterrand (voir la n°80), sans doute n’est-il pas dû au hasard qu’il ait définitivement renoncé à la mettre en œuvre.
 
D’ailleurs, j’aimerais bien leur demander, moi, à nos 77 nostalgiques des eighties, pourquoi cette idée est la seule des « 110 propositions » à être ainsi déstockée. Car il en existe d’autres, qui pourraient être mises en œuvre. La proposition n°32, par exemple, ravirait les titulaires de petits revenus : « les taux de TVA seront ramenés au taux zéro pour les produits de première nécessité ». Et pourquoi pas la n°16, qui permettrait une relance de notre économie : « un programme de grands travaux publics, de construction de logement sociaux et d’équipements collectifs (crèches, restaurants scolaires, maisons de l’enfance) sera engagé ». Au bout du compte, « l’argument Mitterrand », c’est un peu comme l’argument « cohésion de la majorité » : il est massue… mais seulement les jours impairs.
 
Autre argument qui déchire, niveau pertinence : les étrangers résidant en France se fendent d’une « égale participation à l’impôt, qui reflète plus que tout leur appartenance à la République ». Français non imposables, tenez-vous le pour dit ! Votre « appartenance à la République » n’est plus très assurée. Vos droits civiques non plus.
 
Lecteurs, ne riez pas. Sauf si c’est la seule alternative pour éviter de chialer. Décortiquons plutôt ce curieux syllogisme. Selon les signataires de l’appel, il serait intolérable que des étrangers qui payent des taxes sur notre sol soient exclus de la participation à la vie collective. Allons bon ! Nous voilà donc passés du très politique « un homme, une voix » – qui concernait les seuls citoyens – au très économique « tu payes, tu votes ». Ça faisait longtemps qu’on n’avait plus lu plaidoyer plus émouvant en faveur du suffrage censitaire. C’est désormais chose faite.
 
Reste alors à débroussailler un certains nombre de difficultés vénielles : qui votera quand ? Quel impôt pour quel vote ? Un riche résident payant une ahurissante taxe d’habitation pour cause de propriété mirifique sur la côte bretonne aura-t-il un peu plus le droit de vote qu’un pauvre hère créchant dans un deux pièces à Meudon ?
 
Enfin et surtout, le sempiternel argument du paiement de l’impôt peine à dissiper cet épais mystère: pourquoi vouloir limiter, au risque de créer une citoyenneté à plusieurs vitesses, le seul « droit de vote et d’éligibilité des étrangers aux élections municipales » ? Les cantonales, c’est pas utile ? Les régionales, ça sent pas bon ? Surtout, quid des étrangers qui payent de longue date des impôts nationaux, au premier rang desquels l’impôt sur le revenu ? Les législatives, c’est pas pour eux ? La présidentielle, trop compliqué ? Bref, la cohérence du « qui paye vote », c’est un peu comme la « cohésion de la majorité » : facultatif, à géométrie variable, et jamais pendant les horaires de service…

Curieusement, nos parlementaires ravis ont passé sous silence cette antienne qui eût été du plus bel effet dans leur enfilage de perles : la nécessité d’aligner les droits des étrangers non communautaires sur ceux des ressortissants de l’UE. Un bon point pour les 77 : c’est pas parce qu’on a fait une erreur – et l’octroi du droit de vote, en France, aux ressortissants de l’UE en fut une, nonobstant le principe de réciprocité dont il est assorti – qu’il est pour autant urgent de la généraliser.
 
En revanche, on n’échappe pas au raisonnement qui tue, selon lequel de « nombreux pays européens nous montrent déjà l’exemple ». Il est vrai qu’une quinzaine de nos voisins ont déjà accordé ce droit de vote local à leurs résidents étrangers. Voilà donc la France en retard (forcément en retard) et comme toujours, archaïque (forcément archaïque). Car c’est bien connu, c’est toujours mieux ailleurs. Après « le modèle allemand » pour l’économie, voici donc « le modèle espagnol » et « le modèle belge » pour le vote des étrangers, « le modèle scandinave » pour la redistribution des richesses et, coming soon, « le modèle hollandais » pour le gouda et « le modèle portugais» pour la brandade de morue…
 
On aimerait bien, pour une fois, pouvoir s’offrir une exception, en essayant (promis, ce sera exceptionnel) de préserver un petit peu de ce bon vieux « modèle français », qui a tout de même fait ses preuves dans quelques domaines, et n’est pas forcément à jeter en bloc dans les poubelles de l’Histoire. Le « modèle français », c’est-à-dire la République « une et indivisible », où l’appartenance ne se découpe pas en catégories, en sous-catégories, en sous-sous-catégories, et où l’on se garde de multiplier les conditions d’une société sans cesse plus fragmentée. Le « modèle français » où, comme le dit Laurent Bouvet, « le lien entre citoyenneté et nationalité est la pierre angulaire de l’affirmation du peuple français comme communauté de citoyens libres et égaux. La nation française étant née comme projet politique et non culturel ou identitaire : on est Français parce qu’on est citoyen comme on est citoyen parce qu’on est Français. Il ne peut donc y avoir de demi-mesure, de semi-citoyenneté ».
 
Enfin, moi, je vous dis tout ça, mais j’aurais tout aussi bien pu la fermer – de même que les 77 députés. Parce qu’au bout du compte, cette réforme ne se fera pas. D’une part parce que cela nécessiterait une modification de la Constitution et que le gouvernement ne dispose pas de la majorité des 3/5e au Congrès. Ensuite, parce qu’un référendum sur la question est exclu, car cela déchaînerait les force centrifuges à l’œuvre dans notre société meurtrie par la crise.
 
La gauche devra donc se passer de cette « modernisation », dont au bout du compte, le député Razzy Hammadi avoue lui-même l’objectif : « c’est une mesure qui, pour un grand nombre de socialistes, devra être effectives pour les municipales de 2014 ». Et ouais, les gars ! Elles vont être rudes, les midterms de 2014 ! Et quelques électeurs en plus, ça aurait pu permettre à la marge de sauvegarder quelques bastions. Sauf que… qu’est-ce qui vous prouve que les étrangers voteraient socialiste ?
 
En attendant, l’appel des 77 députés PS pour le droit de vote des étrangers aux élections locales n’aura eu que les effets suivants: souffler sur les braises d’un sujet qui clive les Français, alors qu’ils ont plutôt besoin, ces temps-ci, qu’on le rassemble. Mettre le couteau sous la gorge de l’exécutif, obligeant François Hollande et Jean-Marc Ayrault à envoyer Valls au carton pour tenter un contrefeu. Donner l’impression grandissante que nos responsables politiques ont complètement jeté l’éponge dans les domaines de l’économique et du social, et qu’ils se rabattent, faute de mieux, sur les seuls sujets sociétaux. Enfin, donner un petit shoot d’hormones de croissance à la droite de l’UMP et au Front national.
 
Un quadruple combo, en somme. Qui force l’admiration. Des volontaires pour tâcher de faire pire ? On attend et on est impatient.
 
 

mercredi 19 septembre 2012

Pacte budgétaire européen : « LOLons » avec Elisabeth Guigou.

 


Elisabeth Guigou est une « europtimiste ». D'aucuns – mais ils sont méchants – diraient une « eurobéâte » ou une « quiche européiste ». Nous n'irons pas jusque là, la solidarité féminine – qui n'a pourtant jamais existé – nous incitant à retenir nos coups.

Elisabeth Guigou est « europtimiste » et puisque Libération a décidé ce jour de lui donner la parole (quelle idée ?...), elle en profite pour le prouver.

Pour l'ancienne Madame LA ministre (elle tenait beaucoup à ce qu'on lui donne le « LA » ), l'Europe techno de l'Acte unique à nos jours, c'est trop de la balle. C'est d'ailleurs pour cela qu'elle votera le Pacte budgétaire avec un entrain guilleret. Wesh wesh.

Pourtant, Madame LA a de la peine. Elle sent bien qu'un vague truc coince. Qu'un petit caillou dans la chaussure empêche l'Union de marcher droit. Ça la rend triste mais elle l'analyse froidement, car il faut avoir le courage de la lucidité. Elisabeth Guigou l'affirme donc sans ambages : si un désamour généralisé frappe les questions européennes, c'est parce qu'il y a trop de conservatisme libéral, et pas assez de libéralisme progressiste : « il y a une grande différence entre l'Europe des conservateurs et celle voulue par les sociaux-démocrates. Or nous ne sommes pas capable de le montrer en France ». Et ouais : entre la droite de droite et la gauche de droite, tout est différent, rien n'est pareil. Ce qui est ballot, c'est que ça ne se voit pas....

Dans le même temps, on reste un peu sans voix lorsque Guigou ajoute l'air de rien, au sujet d'une idée de réforme peu sexy mais qui ne mange pas de pain, et qui consisterait à faire élire le président de la Commission par le Parlement européen : « je vois avec plaisir qu'elle a été reprise par Jose Manuel Barroso ». Avoir des convergences avec Barroso, c'est sûr que ça pose son social-démocrate, pas vrai ?

Quand au traité sur la convergence machin-chose (TSCG), Madame LA y croit à fond. Même que s'il était rejeté - ça n'arrivera pas, c'est juste pour vous faire peur - elle prévoit le pire : « dire non conduirait à un chaos généralisé. Tous les éléments de compromis comme le Pacte de croissance (…) partiraient en brioche ». C'est vrai qu'un si beau Pacte de croissance (à peine 120 milliards pour toute l'Europe), ce serait dommage de le saboter. Et puis le peuple, surtout quand il commence à manquer de pain, n'aime pas quand ça « part en brioche ».

J'ai bien LOLé, moi, en lisant du Guigou. On n'en lit pas assez. Je ne regrette pas d'avoir acheté Libé et non Charlie Hebdo ce matin. Franchement, cette dame est bien plus drôle qu’une poignée de caricatures redondantes qui peinent à rester subversives.
 
Lire et relire sur l'arène nue:
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Toi aussi, fais toi tutoyer la la BCE et occis la méchante inflation CLUCK
L'Europe : du baratin de Monnet au baragouin sur la Monnaie CLECK
Entretien avec Jacques Sapir sur l'Europe, la crise, la BCE 1/2 puis 2/2
 
 

dimanche 16 septembre 2012

Politique économique du gouvenement : les faits sont têtus.


Par Jacques Sapir

Cette note a été rédigée par l'économiste Jacques Sapir après l'intervention de télévisée de François Hollande dimanche 10 septembre. Merci à lui de l'avoir mise à disposition de l'arène nue.
 
***
 
Le Président de la République, François Hollande, a indiqué dans son entretien sur TF1 dimanche dernier qu’il entendait poursuivre diverses orientations qu’il avait déjà présentées lors de la campagne présidentielle. Il a aussi indiqué sa volonté d’accélérer le calendrier de certaines réformes. Ceci découpe, en creux, une stratégie pour le début du quinquennat, même s’il reste excessif à cet égard de parler à ce propos « d’agenda 2014 ».
 
Dans la présente note, on examinera certains des aspects de cette stratégie.

 
I- La « réforme du marché du travail »

François Hollande a indiqué sa volonté d’avancer rapidement vers une réforme importante du marché du travail en France. De fait, la persistance d’offres d’emploi non satisfaites, alors que nous connaissons un chômage élevé, montre bien la persistance d’un problème grave dans ce domaine. Mais, l’inspiration de cette réforme serait plus à chercher dans la « FlexiSécurité » telle qu’elle est appliquée au Danemark. Or, on constate que les résultats de ce pays, en période de forte chute de la croissance (2009 - 2011), sont loin d’être aussi bons que ce qu’ils étaient en période d’expansion.

 
Graphique 1


Source : Statistiques de l'OCDE sur l'emploi et le marché du travail (base de données).



Le rapport entre le taux de chômage au Danemark et celui de la France ou de l’Allemagne s’est fortement dégradé depuis 2008, et montre que le « modèle danois » ne s’est pas avéré plus résistant, ou résilient, par rapport à la crise.


Graphique 2
 
 Source : OCDE et CEMI-EHESS
 

Graphique 3

Source : Dépenses sociales: données agrégées,
Statistiques de l'OCDE sur les dépenses sociales (base de données)


En période de récession, la flexibilité se transforme en surcroît de licenciements et la « sécurité » disparaît. Par ailleurs, le coût du système danois apparaît comme très élevé, et largement supérieur au coût du système français ou allemand.

 La référence au Danemark semble plus être un effet de mode que le résultat d’une analyse sérieuse des données disponibles.

 
II - Les prévisions de croissance pour 2013.

 
Un deuxième point important dans l’intervention du Président a été constitué par le double rappel de la volonté de réduire les déficits (ce qui implique et conduit au traité européen qui doit être voté) et de limiter la hausse du chômage. Sur ce point en particulier, le Président a déclaré qu’il comptait inverser la courbe du chômage, qui monte aujourd’hui de manière rapide, à l’horizon de la rentrée 2013.
Ces deux points convergent sur la prévision de croissance pour l’année 2013. Le Président a donné le chiffre de 0,8% comme base de calcul du budget 2013, et il a précisé que ceci impliquerait de trouver 30 milliards d’euros, répartis par tiers entre des économies, des contributions des entreprises et des contributions des ménages.
 
1) La prévision de croissance affichée pour 2013 n’est absolument pas réaliste. Alors que dans les pays voisins (Espagne, Italie) on révise à la baisse les chiffres pour 2012, il est clair que cela aura des conséquences sur 2013 pour l’économie Française. Le service des recherches de NATIXIS a récemment ajusté ses prévisions à -0,2%. Compte tenu de la dégradation de l’environnement économique (Chine, Inde et États-Unis), il est clair que la fourchette d’estimation de la croissance française pour 2013 se situe entre 0% et -1%, avec une forte probabilité de concentration entre -0,2% et -0,5%. Ceci implique, si le Budget 2013 est bien calculé sur la base de 0,8% un écart entre les prévisions et la réalité qui sera compris entre 1 et 1,3 points de PIB.
 
2) Un écart de cette importance implique un écart dans les recettes futures qui est compris entre 9 et 12 milliards d’euros. Compte tenu de l’accroissement mécanique des dépenses de transferts, ce sont 15 milliards d’euros supplémentaires qu’il faudrait trouver si nous voulons respecter l’engagement de déficit budgétaire pour 2013 à 3% du PIB. C’est la raison pour laquelle il y a actuellement un consensus entre les économistes pour considérer que le déficit réel sera bien plus proche de 4,5% que de 3%.
 
3) Si le gouvernement veut, malgré tout, respecter ses engagements, il devra prélever 15 milliards de plus en 2013, soit, si on respecte la formule adoptée pour l’instant, 5 milliards de plus sur les ménages. Le choc sur la consommation sera fort, et cumulé avec le choc déjà prévu. La loi rectificative de finance qu’il faudra faire voter entre la fin du printemps et la rentrée 2013 aura pour effet d’accélérer la récession, et pourrait nous conduire autour d’une baisse du PIB de -1%, ce qui aura des conséquences tant sociales (forte hausse du chômage) que fiscales (forte hausse de la dette publique). Avec un taux d’inflation à 2% l’an, la dette exprimée en pourcentage du PIB augmentera de 2%.
 
4) Si le gouvernement se décidait à ne pas respecter ses engagements, et si la baisse de croissance n’était que de -0,2% pour 2013, un déficit de 4,5% n’impliquerait en réalité qu’une hausse mécanique de 2,4% de la dette, sous les mêmes hypothèses d’inflation. Mais alors, que deviendrait la crédibilité du gouvernement ?
 
 
Il faut savoir que c’est la croissance de la consommation privée française qui a largement contribué à ce que la crise dans la zone Euro soit relativement modérée. La croissance de la consommation allemande est très faible, celle de l’Italie (3ème économie) et de l’Espagne (4ème économie) est en réalité négative.


Graphique 4
 
Source : Base de données des Perspectives économiques de l'OCDE
 

On comprend bien qu’il est fort peu probable que le gouvernement français se lance dans une surenchère pour la politique fiscale et budgétaire. Mais, alors, pourquoi se mettre volontairement dans une situation ou nous serons amenés à renier nos engagements ? Quel sens à de faire voter le TSCG si c’est pour ne pas l’appliquer ?

Les opérateurs sur les marchés financiers ne sont pas idiots. Ils sanctionneront et une politique qui renoncerait à ses engagements, et une politique qui les respecterait, en nous faisant plonger dans une profonde récession.

 La raison et le bon sens conseillent de reporter ce vote au moins au début de l’année prochaine, quand nous serons en possession de plus d’éléments pour juger du déroulement économique de l’année 2013.

Sans même prendre position sur la gravité des engagements du TSCG, et sur la pression sociale qui monte en faveur d’un référendum (72% des Français y sont favorables), il est évident aujourd’hui que le vote de ce traité n’est pas la priorité. Toute tentative de la faire voter par des pressions politiques, des menaces de sanction pour les députés socialistes qui auraient l’intention de s’abstenir ou de voter contre, serait profondément contre-productive. Nul n’est obligé de se jeter dans l’erreur et qui le fait après avoir été dûment averti doit savoir qu’il en portera totalement la responsabilité.

 
III - La stratégie gouvernementale.
 

Arrivée à ce point, on peut se demander s’il y a bien une stratégie gouvernementale. Or, il y en a bien une, mais fondée sur un pari douteux et articulée à une croyance suivie avec la foi du charbonnier.

 Déroulons-en le raisonnement.

Le gouvernement s’attend à une forte montée du chômage (au minimum 500 000 chômeurs de plus d’ici juin 2013, et sans doute plus). Il en a pris son parti et n’espère plus que de pouvoir atténuer ce processus à la marge, avec la création de 100 000 à 120 000 emplois aidés pour l’année 2013, dont probablement 70 000 seront mis en œuvre d’ici juin. Mais, il escompte trois choses, et c’est là que réside le pari, qui modifieront la situation d’ici à la fin de 2013 :

  1. Que les anticipations des investisseurs, tant français qu’étrangers, s’amélioreront dans la mesure où l’on aura procédé à la « consolidation » de la zone Euro (entrée en action du MES, Union Bancaire, TSCG).
  2. Que la conjoncture internationale s’améliorera hors d’Europe et tirera la croissance européenne à partir de fin 2013.
  3. Que les conditions de compétitivité de l’économie française s’amélioreront suffisamment à la fois grâce à la réforme du marché du travail, à des modifications dans les prélèvements des charges sociales et à l’action de la future Banque Publique d’Investissement. Dès lors, l’économie française pourrait tirer son épingle du jeu dans une croissance revenue.

Examinons maintenant ces divers éléments.

Le premier relève, en réalité de la méthode Coué. Si les investissements sont en train de chuter, c’est pour deux raisons essentielles : la demande est en train de se contracter et la profitabilité des entreprises est en train de se dégrader. Il ne faut pas, à cet égard, confondre l’attitude des marchés financiers, prompts à s’emballer dans un sens ou un autre, et l’attitude des investisseurs « réels ». Le graphique 5 montre que l’investissement est en train de baisser dans les différents grands pays. Ce n’est donc pas une très hypothétique « consolidation » de la zone Euro qui provoquera sur ce point un changement.

Le second point implique que l’on s’attarde un petit peu sur les éléments de conjoncture internationale :

1) Les pays émergents, comme la Chine et l’Inde sont entrés ou vont entrer d’ici au prochain trimestre, en récession. Dans le cas de la Chine, il s’agit d’un ajustement de longue durée (de 24 à 30 mois) rendu impératif par la bulle immobilière. Il est illusoire de penser que ces pays auront un effet de traction sur l’économie mondiale avant au moins septembre 2014 et plus probablement le début de 2015. La tendance sera bien plus de chercher à exporter davantage vers l’Europe, ce qui exercera un effet dépressif sur l’économie européenne.

2) Les États-Unis connaissent une croissance « molle », du fait des multiples problèmes qui perdurent dans le secteur financier, qui n’a pas été durablement assaini depuis quatre ans. Quant à la Grande-Bretagne, si le secteur industriel donne des signes d’espoirs (résultat de l’importante dévaluation à laquelle ce pays a procédé) la partie financière de l’économie reste elle aussi profondément malade.

Il est donc parfaitement illusoire d’espérer dans une demande extérieure à la zone Euro les facteurs d’une hypothétique croissance d’ici un an, et en réalité d’ici deux ans au moins.


Graphique 5

Source : Base de données des Perspectives économiques de l'OCDE.


Sur le troisième point, la compétitivité française ne pourra, en mettant les choses au mieux, progresser que dans un délai de dix à quinze ans. Si l’on veut réaliser une « dévaluation interne » en transférant massivement les charges des entreprises vers les ménages, c’est à un choc supplémentaire sur la consommation que l’on arrivera, et qui pourrait, cette fois, nous faire passer de la récession à une véritable dépression. La Banque Publique d’Investissement même si elle mise sur pied d’ici à janvier 2013 ne verra le fruit de ses efforts qu’à l’horizon 2015 et plus probablement 2016. Notons aussi que pour que ses efforts puissent avoir un effet important sur l’économie, il faudrait que les engagements de cette banque soient très importants et, en réalité, très supérieurs aux 20 milliards d’euros de son possible capital. Quant à la réforme du marché du travail, on a vu dans la première partie de ce texte ce qu’il fallait en penser.
 
Aucun des trois éléments implicitement appelés à venir soutenir le pari du gouvernement ne sera au rendez-vous. C’est à un « pari pascalien » que nous sommes confrontés, au sens le plus religieux du terme.
 
Car, derrière ce pari, il y a la croyance dans les vertus de l’Euro, croyance qui aujourd’hui est poursuivie avec la foi du charbonnier. Non que l’on ignore certaines réalités. Les gouvernements se préparent à une tempête financière que pourrait déclencher un défaut de la Grèce d’ici cet hiver, défaut qui serait rapidement suivi d’une sortie de l’euro. C’est dans ce contexte qu’il faut comprendre les mesures de la BCE annoncées jeudi dernier par Mario Draghi. Tout le monde comprend bien qu’elles ne sont, et ne peuvent être, une réponse à la crise. Mais, elles devraient néanmoins permettre à la zone Euro de traverser une grave crise spéculative, même si leurs conséquences négatives se feront sentir peu après (avec très certainement une aggravation de la récession globale liée à la généralisation des plans de rigueur et à la contraction des liquidités privées engendrée par la stérilisation de la création monétaire publique).
 
La question se pose alors des sources de cette foi, assez forte pour résister aux faits, comme on peut le voir sur les statistiques de croissance depuis l’entrée en action de l’Euro.


Graphique 6

Source : OCDE et CEMI-EHESS
 
À l’exception du Japon, passé par la fameuse « décennie perdue » tous les autres pays importants ont connu une croissance plus forte que la zone Euro, et encore n’avons-nous pas fait figurer sur le graphique 6 ni la Chine, ni l’Inde, ni la Russie : la comparaison eut été encore plus cruelle.

Derrière ces chiffres, on trouve le chômage de masse, mais aussi la misère qui s’accumule désormais de manière dramatique dans les pays de la zone Euro.

 Le pari sur lequel est fondée la stratégie du gouvernement actuel et du Président n’a aucune chance de se réaliser. Le chômage va continuer d’augmenter, atteignant les 3 millions et demi au printemps prochain et sans doute un peu moins de 4 millions à la fin de l’année prochaine. Non qu’il n’y ait aucune alternative. La crise actuelle n’est nullement une « calamité naturelle » mais bien une calamité qui est imposée aux Français par une combinaison redoutable d’ignorance, de manque de courage et de fanatisme que l’on retrouve, hélas, tant à gauche qu’à droite.


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vendredi 14 septembre 2012

Avec Hollande, "le jeu est encore très ouvert"


Entretien avec Didier Motchane


Didier Motchane a co-fondé le CERES avec JP Chevènement, P. Guidoni et A. Gomez.
Il est notamment l'auteur de :
- Voyage imaginaire à traver les mots du siècle, Fayard, 2010
- Les années Mitterrand, Bruno Leprince , 2011
 


Quelle est votre appréciation des 100 premiers jours de François Hollande et du gouvernement Ayrault ?
 
Par la force des choses, dans les premières semaines de l'entrée en fonction d'un nouveau gouvernement, le jeu se situe essentiellement sur le domaine du symbolique. C'est essentiellement à partir de maintenant que la plupart des décisions annoncées sont susceptibles d'être prises. A quelques exceptions près, comme notamment le relèvement du plafond du Livret A - décision significative qui affecte une masse importante de l'épargne au logement social - les actions ont été surtout d'affichage. Mais on sait combien les symboles sont importants en politique.
 
Quant à la suite, il me semble que le jeu est encore très ouvert, d'autant plus que le président de la République s'est essentiellement cantonné, pour l'heure, à des déclarations de principe. De plus, lorsqu'on observe les gens qui constituent son entourage, on constate une assez grande diversité des profils.
 
Pour ma part, je crois que ne pourront être considérées comme significatives que les mesures qui porteront atteinte aux inégalités. Je pense en particulier à la mesure la plus facile et rapide à mettre en œuvre : la réforme de la fiscalité. Si la réforme fiscale promise est importante, si elle marque un virage net, elle aura un caractère décisif. Elle donnera véritablement sa couleur au quinquennat.
 
Vous ne rejoignez donc pas les critiques virulentes du Front de gauche ?
 
Je me retrouve dans un certain nombre des thèmes chers au Front de gauche. Pour autant, je ne partage pas la tendance à l'imprécation – parfois précipitée – de Jean-Luc Mélenchon. La manière tonitruante dont il exprime son désaccord a sans doute de bonnes raisons rhétoriques, mais je préfère être attentif à ce qu'il propose plus qu'à ce qu'il dénonce. Il est plus utile et plus efficace de dire, de répéter, d'expliquer ce que l'on se proposerait de faire que de demeurer dans la « critique vertueuse ».
 
Mais il arrive à Mélenchon de proposer...il propose notamment que le gouvernement organise un référendum sur le Pacte budgétaire européen...
 
Il pourrait en effet sortir beaucoup de choses d'un tel référendum...Tout dépend des conditions dans lesquelles il serait organisé : il faudrait que ce soit là l'occasion d'un débat préalable, et d'un débat de qualité. Ce pourrait être l'occasion de poser un certain nombre de questions dans le débat public. A condition bien sûr de s'en donner le temps, et de ne pas organiser une telle consultation à la va-vite...et de ne pas flouer, comme cela fut le cas une première fois lors du référendum de 2005, le verdict populaire.
 
N'est-il pas trop tard pour une telle consultation ?
 
Non...la décision de voter ce traité ne me fait pas plaisir, et je pense qu'il aurait été très encourageant et très manifeste d'un changement politique si on ne s'y était pas résigné.
 
Evidemment, on peut dire – et on ne s'en prive pas- que le traité a été signé et que la parole de la France est engagée. Toutefois, on sent bien qu'en France, comme dans les pays alentours, le « fond de l'air », autrement dit l'idéologie dominante, commence à changer. Lentement, mais nettement. Regardez comme on se croit obligé, désormais, pour faire passer la ratification du traité, de le flanquer d'un « Pacte de croissance ». De pur affichage, certes, mais qui montre qu'on est désormais contraint de tenir compte, au moins dans les apparences, des doutes nouveaux et nombreux qui s'expriment ça et là. A cet égard, il sera très intéressant de voir quel sera le nombre des parlementaires de gauche qui ne le voteront pas.
 
François Hollande vous semble-t-il avoir la possibilité d'infléchir significativement les positions allemandes ?
 
Ça, c'est une bonne question....A mon sens, il en a la possibilité. Mais ça dépendra beaucoup de l'évolution du climat en Allemagne et du jeu des rapports de force au sein de ce pays.
 
D'autre part, ça dépendra de la détermination française et de la volonté personnelle d'Hollande. Il faut dire que l'idée de calquer la politique française sur l'allemande fonctionne de plus en plus comme une sorte de garde-fou, de garantie de la poursuite de cette politique inaugurée dans les années 1990 avec le « franc fort », reposant sur l'idée que la parité entre le franc et le mark étaient immuable. L’Allemagne apparaît à beaucoup comme un rempart, une garantie de survie du social-libéralisme.
 
Social-libéralisme...que vous définissez comment ?
 
Disons que ça consiste à ne pas chercher de véritable mise en cause des inégalités, à ouvrir chaque jour davantage les voies « aux marchés » et à donner une priorité absolue à la réduction des déficits budgétaires. Autrement dit, on considère qu'il faut absolument diminuer la dépense publique quelle qu'elle soit, sans jamais considérer qu'une proportion importante de la dépense publique devrait au contraire augmenter : celle qui est consacrée à l'investissement. Je pense en particulier à l'éducation, à l'école, à la recherche, à la santé, à la culture.
 
Sans doute une modification des rapports de forces en Europe peut-elle aider ? Plusieurs pays auront des élections dans les deux ans à venir...
 
Oui, cela peut permettre d'aider à la lente modification du « fond de l'air ». De petites secousses de ce type ne semblent pas encore de nature à déplacer beaucoup de convictions ni de détermination. Mais à ces petites secousses peuvent s'ajouter prochainement de plus grandes. D'autant plus que l'on va probablement vers un certain nombre de crises sociales importantes. Le chômage croissant en est le signe annonciateur.
 
Imaginez-vous que certains pays du Sud, sous l'effet de cette crise, justement, puissent quitter la zone euro ?
 
Ce n'est pas impossible si s’accroît l'intolérance sociale aux mesures d'austérités que subissent les populations pour maintenir leur pays dans l'eurozone.
 
C'est d'autant plus plausible que dans les pays du Nord de l'Europe, l'opinion est de plus en plus défavorable à cette solidarité qu'on leur impose avec le Sud, et qui leur semble désormais trop coûteuse.
 
Finalement, ce que la crise montre, c'est que l'idée d'imposer l'uniformité d'une monnaie unique à des sociétés profondément différentes par la culture, par les habitudes, par l'économie était une grande erreur. Et cette erreur est de plus en plus remise en cause, comme en témoignent les nombreux craquement auxquels nous assistons, non seulement en Grèce, en Italie, en Espagne, mais également en Allemagne.
 
Alors bien sûr, l'euro n'éclatera pas du jour au lendemain. Mais rien n'interdit d'envisager qu'il finisse par se scinder. Soit que certains pays s'en détachent purement et simplement, soient que le Nord et le Sud de la zone décident de se séparer.
 
Un tel partage en deux vous semble jouable ?..
 
La question est de savoir si le contraire – c'est à dire le maintien en l'état de la zone euro – restera, lui, indéfiniment jouable !
 
Mario Draghi semble se montrer offensif et pragmatique. Que peut véritablement la Banque centrale européenne ?
 
C'est difficile car on tend à attendre de la Banque centrale qu'elle prenne des décisions qui devraient en fait relever d'un Etat fédéral. Lequel n'existe pas.
 
L'euro, en principe, supposerait un fédéralisme autorisant les transferts budgétaires, seule solution pour pallier l'impossibilité de jouer de l'outil monétaire. Or ce fédéralisme est politiquement impossible, tant il est peu souhaité par la majorité des européens. Comme vous le savez, le budget de l'Union européenne est aujourd'hui négligeable
 
Revenons-en un instant au Traité sur la stabilité, la coordination et la gouvernance (TCSG). Imaginons que les députés de gauche à ne pas le voter soient nombreux. Quelles en seraient les conséquences ?
 
Cela nous rapprocherait du moment, dont je crois que la survenue est possible et même probable, où l'on se rendra compte que l'idéologie européiste est condamnée à mort. Ce qui ne veut pas dire du tout que l'Europe l'est également. C'est l'européisme qui est dépassé, et ce que l'on fait actuellement de l'Europe.
 
D'ailleurs, ce que l'on fait de cette Europe est très vague. Si on demandait aux gens de définir en deux phrases ce qu'est, pour eux, l'Europe, beaucoup seraient incapables de répondre. On nous dit que l'Europe, c'est « l'avenir ». Autrement dit, c'est une idée qui remplace ce que fut jadis la « divine providence ». Il y a quelque chose de religieux dans l'idéalisme européiste.
 
Tout de même, pour faire face à la montée des grands pays émergents, il nous faut bien acquérir, en nous associant, une certaine taille. Et ça ce n'est pas religieux...
 
Voilà qui est fort vague ! Pour faire face à quoi exactement ? Pourquoi voulez-vous « faire face » ? La dimension, évidemment, est un élément qui compte. Mais il est loin d'être le seul. La cohérence politique n'est nullement proportionnelle à la dimension d'un pays. Concernant l'Europe, elle est même plus difficile que dans un cadre national, car l'Europe est un conglomérat de sociétés dont les habitudes, les représentations, la mémoire et, pour une part, l'horizon, sont différents les uns des autres.
 
En France, il a fallu un temps très long, plusieurs siècles, pour constituer une nation, autrement dit un espace pleinement civique. Alors, peut-être que dans plusieurs siècles, l'espace civique ne sera plus national mais supranational. Mais pour l'instant et pour encore longtemps, ce n'est pas le cas. Une association ponctuelle et transnationale de la volonté des citoyens ne suffit pas encore à constituer cet espace pleinement civique, autrement dit un espace dans lequel la solidarité est quasiment sans limite, au point qu'on peut aller jusqu’à donner sa vie pour cela.
 
En tout état de cause, pour l'heure, l'européisme n'est rien d'autre qu'une idéologie de rechange utilisée par des socialistes qui ont entrepris de se muer en libéraux. Le socialisme qu'ils appelaient de leur vœux étant mort à leurs yeux depuis l'expérience soviétique, ils l'ont tout bonnement troqué.
 
Peut-on encore être socialiste ?
 
Bien sûr. Mais en gardant les pieds sur terre. Il est vrai que les expérience de socialisme déclaré, et qui ont défiguré le socialisme, ont échoué. Il faut désormais réfléchir aux conditions qui permettraient de faire renaître des convictions de type socialiste aujourd'hui. Cela me semble passer avant tout par par la correction -notamment via la fiscalité - de ces inégalités devenues bien trop grandes et trop nombreuses dans notre pays.
 
 
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