Entretien
Jean-Claude Blanc est professeur agrégé de philosophie. Particulièrement soucieux des questions de laïcité et du devenir le l’école publique, il donne régulièrement des conférences dans le Sud de la France. Il avait donné une précédente interview à l'arène nue sur le thème de l'école. A lire ici CLICK
Coralie Delaume. Dans Le Monde de samedi dernier puis lors de son université d’été à La Baule, Marine Le Pen s’est livrée à une offensive « laïque » virulente, annonçant son désir de bannir del’espace public tous les signes d’appartenance religieuse, du voile islamique àla kippa. Pensez-vous que l’on assiste à une conversion laïque du Front
national ?
Jean-Claude Blanc. Je
crois que Le Monde a eu bien raison
de mettre des guillemets en évoquant une offensive « laïque » de
Marine Le Pen. Parce que sa sortie n’a rien à voir avec la laïcité, tout
simplement. Pas plus que la loi interdisant le port de la burqa en son
temps : elle n’avait rien à voir avec la laïcité, quoi qu’on ait pu dire à
l’époque.
Toute
la difficulté vient d’une mauvaise compréhension de cette distinction que
laïcité établit entre la sphère publique (où la neutralité s’impose), et la
sphère privée, où l’expression est libre. C’est le terme de “public” qui est
difficile à entendre. Car il faut le prendre dans un sens juridique et non
comme l’utilise le langage commun.
Dans le
langage commun, la rue est un espace public et le domicile est un espace privé.
On est ainsi tenté croire que le privé, c’est l’intime, ce qui se passe chez
soi, tous volets clos. Evidemment, c’est une erreur d’interprétation. Si je
promène mon chien dans la rue, c’est une activité privée, même si je suis “en
public” A l’inverse, si je corrige, chez moi, dans le cadre de mon activité
professionnelle, les devoirs de mes élèves, c’est une activité qui relève de la
sphère publique, parce que je suis un fonctionnaire payé pour ça.
Il y a donc une imprécision lorsqu’on dit que
la laïcité s’impose dans les lieux « publics » ?
Il faut
voir ce que l’on désigne par le terme de “public” quand on parle de laïcité. Il
s’agit en fait du domaine de l’Etat, pris au sens large du mot. L’Etat, ce
n’est pas seulement un pouvoir central, le gouvernement par exemple. L’Etat est
partout dans la mesure où ses lois s’appliquent sur tout le territoire, ses administrations
le couvrent aussi. Et les collectivités locales n’en sont que des
subdivisions. Voilà pourquoi la mairie, le commissariat, le tribunal, l’école surtout
sont des lieux où la neutralité doit être telle que chacun peut s’y sentir chez
soi.
La rue,
elle, n’est plus du domaine de l’Etat. La rue est seulement un lieu ouvert au
public. Il est donc clair donc que si on veut régenter les tenues
vestimentaires dans les rues, on n’est plus sur le terrain de la laïcité.
Marine
Le Pen le savait-elle ? Ou cherche-t-elle à trouver une couverture
“républicaine” pour dissimuler une entreprise qui ne l’est pas? Elle est
juriste, elle devait le savoir. Mais elle est aussi fraichement
convertie...L’excusera qui veut.
Plus
étonnante, et à certains égards, instructive, la réaction de M. Prasquier, président du CRIF (conseil représentatif des institutions juives) qui s’est
aussitôt insurgé non contre l’amalgame de Mme Le Pen, mais contre “les
intégristes de la laïcité” parmi lesquels il la place !
Il n’est pas le seul à réagir ainsi. La
presse s’est relayée tout le week-end pour qualifier Marine Le Pen de
« laïcarde »…
Justement.
Il faut réfléchir à cela aussi. On a beaucoup entendu parler des “intégristes
de la laïcité”. Le pape Pie XI en parlait déjà dans une grande encyclique de
1929 sur l’éducation. La bataille laïque était encore vive et il réaffirmait
alors que l’Eglise catholique devait avoir le monopole de l’éducation, et que
les enfants catholiques ne devaient en aucun cas se mêler aux autres enfants
dans les écoles dites “laïques”. Belle manifestation d’un vrai problème: Il est
très difficile pour un esprit religieux, qui se sent donc porteur non d’une
opinion quelconque, mais d’une vérité qu’il vit comme divine, de souscrire
pleinement, et dans toutes ses dimensions, à la laïcité. Car celle-ci n’est pas
une option spirituelle parmi d’autres (croyants, agnostiques, athées). Elle est
seulement une institution qui organise la coexistence pacifique de ces
différentes options, assurant au passage la liberté de conscience de chaque
individu.
Un
examen trop sommaire pourrait laisser penser que la laïcité est une doctrine
qui, comme toutes les autres, produit son lot d’esprits rigides et même de
fanatiques. D’où le charmant vocabulaire utilisé contre ceux qui, contre vents
et marées, essaient de défendre ce système de tolérance: laïcistes, laïcards,
intégristes laïcs.
Ces
gracieusetés en disent toujours plus long sur ceux qui les prononcent que sur
ceux qu’on voudrait désigner ainsi. Car il est n’est utilisé que par ceux qui
ont du mal, et l’avouent ainsi, à s’accommoder de la laïcité et donc de la
tolérance. Peut-on être sérieusement considérer qu’il existe des fanatiques de
la tolérance ?
Vous dites qu’on ne peut pas
être « trop laïque ». Et vous parlez de tolérance. Mais la laïcité n’est pas la
tolérance, puisqu’un certain nombre de comportements – je pense par exemple au
port de signes religieux à l’école publique – ne son pas tolérés.
La laïcité n’est rien d’autre finalement qu’une organisation politique de la tolérance. Un moyen de la rendre obligatoire en lui donnant la forme de la loi.
Ce faisant, évidemment, on s’écarte un peu de la tolérance pratiquée par un
sujet quelconque. La tolérance individuelle est généreuse, sympathique
toujours. Mais on ne peut oublier qu’elle est subjective, c’est à dire souvent
partielle et partiale. Elle est en outre très souvent suspecte: c’est le plus
fort qui décide de ce qui est toléré et de ce qui ne l’est pas. La tolérance
est la vertu du chef, du propriétaire, de celui qui domine. C’est pourquoi
d’ailleurs si nous voulons bien parfois être tolérants, nous ne demandons que
rarement à être tolérés....Mirabeau, Condorcet au XVIII° s avaient signalé cet
aspect ambigu de la tolérance. Le philosophe Alain faisait remarquer qu’on peut
tolérer un chien dans la salle à manger. Quant à Claudel, tout le monde se
souvient de sa formule: “la tolérance, il
y a des maisons pour ça”. Oui, c’est une vertu, mais une vertu à pratiquer
avec précaution.
Quant à
laïcité, elle a les inconvénients et les avantages de la loi: quand on s’y
oppose elle contraint. Toute loi est contraignante et toute transgression de la
loi est sanctionnée. Mais quand la tolérance se fait loi, elle perd tous ces
aspects troubles que je viens d’évoquer. Finalement, même si elles sont issues
d’un même idéal humaniste, si j’avais à choisir, je préfèrerais la laïcité à la
tolérance. Parce que Spinoza a raison de dire qu’il est plus sage de s’en
remettre à de bonnes institutions qu’à la vertu toujours incertaine des hommes.
Je sais
qu’à l’occasion du débat sur les signes ostentatoires à l’école, on a voulu
opposer la tolérance (supposée généreuse) à la laïcité (dénoncée comme étriquée).
C’est tout bonnement idiot. Ou malhonnête, c’est selon. C’est l’époque où on
parlait de laïcité, “ouverte”, “positive”, bref de laïcité qu’il fallait
réviser d’urgence. Un vrai symptôme de la part de ceux qui parlaient ainsi.
Montrons-le :
sur les traces du philosophe Locke, demandons-nous ce que serait une tolérance
parfaite, par exemple en matière religieuse. Catherine Kintzler nous propose de
résumer celle-ci en 3 propositions: Dans un pays où la tolérance est parfaite :
1) nul
n’est tenu d’avoir telle ou telle religion. C’est la position de Locke. Toutes
les religions peuvent se pratiquer librement,
2) nul
n’est tenu de pratiquer une religion. Là, on va bien plus loin que Locke qui
lui pense qu’on ne peut admettre l’athéisme ou l’agnosticisme. Avec ce deuxième
principe, on acquiert le droit d’être athée. C’est là le point délicat, le plus
difficile à admettre pour les croyants.
3) nul
n’est tenu de n’avoir aucune religion: ceci signifie qu’il n’y a pas d’athéisme
d’Etat, comme il y en a eu, à une certaine époque, en Union soviétique. Le
principe signifie qu’on ne saurait être inquiéter au seul motif qu’on pratique
une religion.
Voilà
la tolérance parfaite. Qui ne voit dans cette description que cette tolérance
parfaite est aussi, tout bêtement la laïcité ?
D’aucuns disent que certaines religions
sont plus adaptables que d’autres à la laïcité, notamment celle qui enjoint de
« rendre à César ce qui est à César et à Dieu ce qui est à Dieu ». Qu’en
pensez-vous ?
On peut
avoir le sentiment qu’il y a des religions qui portent plus que d’autres à
l’intolérance. Par exemple l’Islam qui punit de mort l’apostasie, c’est à dire
l’abandon de la religion, peut sembler plus antinomique que d’autres à la
laïcité.
Pour ma
part, je pense que c’est seulement une affaire d’époque, de moment historique.
A la fin du Moyen-âge, les philosophes arabes musulmans qui amènent en
Espagne, les textes d’Aristote, étaient complètement libres par rapport au
pouvoir religieux. Au même moment, à la Sorbonne , la philosophie ne pouvait que servir la
théologie. La police des esprits y était impitoyable et rigide....Donc les
religions ne sont pas toujours également agressives. Cela change avec les
époques. Mais j’ai l’impression qu’il y a toujours quelque chose d’inquiétant
au fond de toutes les religions.
Du fanatisme en germe dans toute
croyance ?
Oui. Je
m’explique. Les croyants, en tant qu’individus, peuvent être tolérants, le sont
même souvent s’ils ont vécu dans un monde de diversité. Les religions, elles,
ne le sont que lorsque les rapports de force les contraignent à l’être. Toute
l’histoire en témoigne. Le christianisme que vous évoquiez plus haut, une
religion d’amour, n’a jamais hésité à s’imposer, y compris avec les procédé les
plus barbares, lorsqu’elle a avait les moyens. Il faut regarder en détail ce
que fut l’Inquisition : on en reste pétrifié. Ce n’est pas un moment bref
de l’histoire. Les procédés n’ont pas été des “bavures”. Ils ont été constants.
Vous
pouvez penser que c’est du passé. Et c’est vrai qu’il y a eu, par exemple pour
le catholicisme, la modernisation de Vatican II, ce concile qui conduisit
à reconnaitre qu’il y a d’autres religions et qu’il faut les accepter.
Mais il
faut voir à quel point cet exercice est difficile pour une religion. Il faut
toujours, au bout du compte, que cette tolérance apparaisse comme une
concession de la vérité à l’erreur tolérée. Les communautés religieuses ne se
vivent en effet jamais elles-mêmes comme un secteur de l’opinion. Elles
se vivent comme porteuse de LA vérité, d’une vérité divine, qu’on ne défendra
jamais trop. A partir de là, la glissade est toujours possible..... Et on doit
bien admettre que, quel que soit le contenu souvent admirable des enseignements
qu’elles donnent, les religions, depuis les tribunaux religieux jusqu’aux aux
répressions et aux guerres de religion, ont fait au final plus de morts que les
empires.
En
revanche, les religions donnent le meilleur d’elles mêmes, lorsqu’elles sont
sur leur terrain propre, celui du spirituel. Lorsqu'elles sont tenues à l’écart
du pouvoir temporel. Beaucoup de croyants de toutes les religions ont, je
crois, compris cela, et admettent que la mise à distance du pouvoir temporel
qu’impose la règle de la laïcité à libéré et épuré le message proprement
spirituel de la religion.
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