Gabriel Colletis est économiste. Il est l'auteur de plusieurs livres sur l'industrie dont L'urgence industrielle (Éditions Le Bord de l'eau, 2012). D'origine grecque, il a également publié à Athènes, en mai 2014, un livre sur la crise et ses issues « Exo apo tin Krisi : gia mia chora pou mas axizei ! » (Editions Livanis). Gabriel Colletis est sollicité par Syriza depuis 2012.
***
Il a beaucoup été dit, dans la presse française, que le gouvernement grec avait "capitulé". Pourtant, on en est très loin. Au contraire, il semble bien qu'il soit le premier gouvernement depuis longtemps à prendre des mesures visant à faire face à "l'urgence humanitaire" d'une part, à lutter contre la fraude fiscale et contre la corruption d'autre part. Quelles sont, concrètement, les mesures prises par le gouvernement Tsipras ?
Le programme de la Syriza prévoyait un paquet de mesures humanitaires d'urgence d'un montant d'environ 2 milliards d'euros en faveur des ménages les plus touchés par la crise. Une fois arrivé au pouvoir, le nouveau gouvernement a déclaré vouloir mettre en œuvre les mesures prévues. Ces mesures ont, d’emblée, été vues d'un œil sceptique par les créanciers (UE, BCE, FMI) de la Grèce qui ont déclaré craindre qu'elles ne fassent dérailler le fragile budget de l'État…que leur politique avait, elle-même, mis à mal.
En dépit des difficultés financières qu’il savait qu’il aurait à affronter, le gouvernement de la gauche radicale, élu sur son programme anti-austérité, a ainsi voulu répondre aux besoins liés à la progression de la grande pauvreté. Parmi les mesures annoncées peu de jours après les élections figurent la fourniture de l'électricité gratuite à 300.000 familles dans le besoin, l'accès gratuit aux services de soins, la distribution de coupons d'aides alimentaires et de transport pour les plus modestes ainsi qu'un soutien financier spécifique aux retraités touchant de faibles pensions.
Ces mesures ont évidemment un coût. Comment sont-elles financées ?
Il faut savoir que ces politiques seront menées, d’après le gouvernement, « en veillant à ce qu’elles n’aient pas d’impact budgétaire négatif ». D’après un accord conclu le 20 février dernier au terme duquel la Grèce accepte de demander une extension de l’assistance financière auprès de ses créanciers en échange de la mise en œuvre d’un programme de réformes que ceux-ci auraient validé, il a été, en effet, prévu que, non seulement le gouvernement grec ne prenne aucune mesure unilatérale, mais encore qu’il n’engage aucune dépense nouvelle sans contrepartie en termes de recettes, ce afin de préserver un excédent budgétaire le plus élevé possible.
Le gouvernement semble compter sur de nouvelles rentrées fiscales...
Oui. Les mesures humanitaires annoncées seront en effet financées par de nouvelles recettes liées à la lutte contre la fraude et l’évasion fiscales ainsi qu’au début de réforme de la fiscalité.
|
Gabriel Colletis |
La lutte contre le trafic d'essence et de cigarettes doit permettre à l’État grec d'engranger respectivement 1,5 milliard et 800 millions d'euros. Près de 2,5 milliards supplémentaires pourraient être encaissés au travers du recouvrement des dettes fiscales des particuliers et des entreprises. Le cumul des arriérés d'impôts des contribuables grecs s'élève, en effet, à... 76 milliards d'euros et continue d'augmenter tous les mois, en raison des difficultés économiques des ménages. Le gouvernement estime ne pas pouvoir récupérer plus de 9 milliards d'euros, soit 11,6% du total de cette somme, en raison notamment des faillites d'entreprises ou des contribuables dont il a perdu la trace.
Du coup, cela redonne-t-il au pays une petite marge de manœuvre ?
Un peu, oui. Mais la Grèce reste « plombée » par l’énormité de la dette et des intérêts. En 2015, l’État grec doit rembourser près de 17 milliards de prêts qui arrivent à échéance. Quant aux intérêts, ceux-ci représentent plus de 20% des dépenses de l’État.
Rappelons que depuis août 2014 et jusqu’à ce jour, l’État grec n’a rien reçu du programme dit « d’assistance financière », programme dont le nouveau gouvernement a pourtant demandé l’extension le 20 février dernier…
Au bout du compte, loin d'être révolutionnaires, les mesures envisagées par les Grecs semblent fort raisonnables. Toute l'Europe (Allemagne, Eurogroupe, BCE ) semble pourtant s'être mise d'accord pour ne pas leur accorder le temps nécessaire à leur mise en œuvre. Quel est, selon vous, l'enjeu de cette "guerre du temps" ? Pourquoi "les Européens" semblent-il à ce point désireux d'étrangler la Grèce ?
Décider d’un programme d’urgence pour venir en aides aux plus démunis dans un pays où sévit une véritable crise humanitaire ne me semble pas être, en effet, la marque d’un gouvernement extrémiste ! De même, vouloir réformer la fiscalité pour assurer le financement des mesures prévues dans le cadre ce programme et, au-delà, constituer un socle solide de financement des services publics comme l’envisage le programme de Syriza, ne paraît pas non plus être une orientation révolutionnaire....
On ne peut donc qu’être étonné que ces mesures, que le peuple grec a approuvées, puissent ne pas entraîner l’adhésion des partenaires institutionnels de la Grèce et des pays créanciers.
Comment comprendre une telle posture, réaffirmée ad nauseam depuis l’accord du 20 février ? Une explication réside dans la nature de l’orientation choisie : aider les démunis, reconnaître l’existence d’une crise humanitaire et la considérer comme inacceptable, vouloir financer des services publics, sont l’expression de choix qui s’opposent à la doxa libérale promue par les institutions internationales et les gouvernements des pays créanciers. D’après cette doxa, si les pauvres existent, c’est qu’ils n’ont pas su faire les bons choix, ne disposent pas des talents nécessaires (pour reprendre les termes d’Adam Smith). Si une aide doit être envisagée, c’est par la charité publique et non par l’impôt qu’elle doit être concédée. Quant aux services publics…
On est donc dans l'idéologie, pas seulement dans la rationalité économique...
Tout à fait. Tenter de faire échouer le nouveau gouvernement, c’est avoir pour objectif de montrer qu’il est utopiste ou insensé de penser et vouloir agir autrement que selon les dogmes de la pensée libérale. C’est vouloir prouver que les élections et les mouvements citoyens
ne peuvent « changer les traités » et, surtout, l’ordre du monde établi, lequel aujourd’hui est synonyme partout d’une montée très forte des inégalités et des injustices.
Alexis Tsipras n'a pas cédé aux vœux des institutions et des pays créanciers, qui, à maintes reprises, ont déclaré qu’ils n'étaient guère satisfaits des réformes proposées par le gouvernement grec, réformes jugées « incomplètes et trop imprécises ».
Le refus par les créanciers de la Grèce des réformes proposées par le gouvernement grec repose sur l'absence de deux réformes qu’ils exigent de lui : celle des retraites et celle du marché du travail.
Pourquoi spécifiquement ces deux réformes ?
La réponse nous est
clairement donnée par le journal La Tribune : les dirigeants européens et leurs administrations sont persuadés que ces «réformes structurelles » sont des leviers de croissance potentielle qui, en favorisant la compétitivité coût du pays, lui permettront de mieux rembourser ses dettes. Sur le marché du travail, ce que veulent les Européens, c'est réduire encore la capacité de négociations collectives salariales des syndicats, déconstruire le droit du travail ou ce qui en reste.
Quant au système des retraites, l’objectif est le même que celui recherché partout : reporter l’âge légal du départ à la retraite. Mais, comme le rappelle aussi La Tribune, dans un pays comme la Grèce, prôner un tel allongement signifie refuser de voir le développement de la pauvreté dans le pays et l'importance qu'ont ces retraites pour soutenir le niveau de vie des plus jeunes. C'est aussi refuser de reconnaître que dans un pays où le taux de chômage est de 26 %, il n'y a pas de sens à reporter l'âge légal de départ à la retraite à 67 ans.
Plus haut, nous avons indiqué que la Grèce n’avait reçu aucun soutien financier depuis l’été 2014. Mieux ou pire, en dépit de l’accord du 20 février, aucun euro n’est entré dans les caisses de l’État grec alors que celui-ci a eu à faire face à de nombreux et importants débours tant sur le principal de sa dette que sur ses intérêts. On ne compte plus depuis le fameux accord de février les listes de réformes envoyées par le gouvernement grec à ses créanciers. A chaque fois, la réponse est identique : la liste ne convient pas…ce qui justifie que la dernière tranche du programme d’assistance financière ne soit toujours pas versée.
L’accord du 20 février apparaît désormais pour ce qu’il est : un marché de dupes. Alors que c’est l’état dégradé du système financier grec qui a poussé le gouvernement à se résigner à demander l’extension du programme d’assistance financière, à l’issue de moult réunions de l’Eurogroupe, toujours marquées par de grandes tensions, la Grèce n’aura rien touché et le gouvernement aura retardé ou édulcoré la mise en œuvre de son programme, voire accepté de poursuivre sur une voie qu’il condamnait au départ (les privatisations, notamment).
Ne pensez-vous pas que Tsipras, au départ, ait sous-estimé la rigidité de ses "partenaires" ?
La principale erreur de Tsipras aura été de ne pas décider d’un moratoire sur le paiement de la dette et des intérêts. Ayant accepté de les honorer, le nouveau gouvernement s’est mis lui-même dans une situation financière très difficile, bien sûr
aggravée par les décisions de la Banque centrale européenne. Rappelons que celle-ci, le 4 février, a coupé un des canaux de financement du Trésor grec : les obligations émises par celui-ci ne seraient plus acceptées par la BCE comme garanties en échange de liquidités prêtées aux banques grecques par la même BCE. Dans le même temps un mouvement massif de retraits de liquidités s’opérait en Grèce. Calculé à environ 2 milliards d’euros par semaine, il aurait atteint 1,5 milliard par jour dans la dernière période (seconde moitié de février), chiffres confirmés par le président du conseil des gouverneurs de la BCE, M. Draghi, qui a indiqué que sur janvier et février environ 50 milliards d’euros avaient été transférés de Grèce vers d’autres pays de la zone euro.
Le 25 mars, enfin, jour de la fête nationale grecque, la même BCE enjoignait aux banques grecques de ne plus acheter des bons du Trésor grec afin de ne pas dégrader leurs structures de bilan.Bref, une véritable opération de strangulation financière dont les motifs et certaines illustrations ont été exposés plus haut.
Oui, la BCE joue un rôle très politique dans cette affaire. Mais l'Allemagne est aussi en première ligne. Les Allemands n'ont-ils pas, pour raisons de politique intérieure (montée de l'euroscepticisme notamment) intérêt à voir la Grèce quitter la zone euro ?
Il est possible en effet que certains Allemands voient d’un bon œil la sortie de la Grèce de la zone euro et, pour d’aucuns, d’après des motifs de politique intérieure. La position globale de l’Allemagne quant au devenir de la zone euro paraît ambiguë. On peut penser que certains milieux allemands ne seraient pas hostiles à une sortie de l’Allemagne de l’actuelle zone euro et à une reconfiguration de cette dernière qui serait alors composée d’un nombre restreint de pays dans la sphère d’influence directe de l’Allemagne. Ces milieux pourraient, dans cette perspective, rechercher un bouc émissaire à l’éclatement de l’actuelle zone euro. La Grèce serait toute désignée pour jouer ce rôle. La boîte de Pandore serait cependant alors ouverte…
Vous dites donc que le gouvernement grec aurait dû annoncer un moratoire sur le paiement de sa dette et des intérêts. Comment se scénario aurait-il pu se dérouler ? Est-il encore jouable ?
Le défaut sur la dette ou l’annulation partielle de celle-ci est une hypothèse que l’on ne doit surtout pas exclure. Avec, à la clé, une nationalisation vraisemblable du secteur bancaire. De solides arguments plaident en ce sens :
1/ la dette grecque est insoutenable, dépassant 120% du PIB (limite au-delà de laquelle même les économistes du FMI considèrent qu’une dette ne peut plus être remboursée),
2/ elle est en grande partie illégitime pour des raisons économiques selon l’audit réalisé récemment en Grèce et comme le montrera vraisemblablement la commission installée par le Parlement hellène,
3/ elle est illégitime en référence à la crise sociale et humanitaire au regard de laquelle le gouvernement grec serait parfaitement en droit d'invoquer l'argument juridique de l'"état de nécessité" pour suspendre les paiements.
Illégitime... mais cet argent a bien été emprunté par la Grèce...
Ce n'est pas si simple. Comme le rappellent régulièrement les membres du Comité pour l’Annulation de la Dette du Tiers-Monde (CADTM), la possibilité de suspendre unilatéralement les paiements s'appuie également sur l'obligation de tous les États à faire primer le respect des droits humains sur tout autre engagement, comme ceux à l'égard des créanciers. Ce devoir est notamment rappelé par le Comité européen des droits sociaux. Dans sa décision du 7 décembre 2012, ce comité saisi d'une plainte de la Fédération des pensionnés grecs a condamné l'État grec pour avoir violé la Charte sociale européenne en appliquant les mesures contenues dans l'accord avec la Troïka. Affirmant que tous les États sont tenus de respecter la Charte sociale européenne en toute circonstance, le comité a rejeté l'argument du gouvernement grec selon lequel il ne faisait que mettre en œuvre l'accord avec la Troïka.
Les gouvernements sont donc tenus, rappelle le CADTM, de privilégier le respect des droits humains et de ne pas appliquer des accords qui conduisent à leur violation. Cette obligation est également inscrite à l'article 103 de la Charte de l'ONU. Le droit européen et international légitimerait ainsi des actes unilatéraux de la Grèce.
Rappelons enfin au cas où cela serait nécessaire que :
1/ l’Allemagne a obtenu en 1953 un allègement substantiel de sa dette (conférence de Londres)
2/ ce pays ne s’est acquitté que de manière très marginale de sa dette envers la Grèce.
Est-ce qu’un moratoire sur le paiement de la dette et/ou un défaut partiel sur celle-ci impliquent ipso facto l'expulsion de la zone euro ? Rappelons que la décision de sortie de la zone euro est une décision souveraine. En d’autres termes, seul un gouvernement peut prendre une telle décision. Ce qui signifie qu’aucun autre gouvernement, aucune institution internationale ne peut contraindre un gouvernement à quitter la zone euro.
Vous semblez défavorable à ce Grexit. Pourquoi ?
La réponse est simple. Les importations de la Grèce sont très importantes, y compris sur des produits de première nécessité.
La sortie de la Grèce de la zone euro serait donc un désastre pour les plus vulnérables.
Ceci étant, et même s’il n’y a aucune relation d’équivalence entre une annulation partielle de la dette et une sortie de la zone euro, il se peut que l’intransigeance et le manque absolu de coopération des institutions européennes finissent par exaspérer une majorité de Grecs, qui pourraient alors considérer qu’il vaut mieux vivre libres et pauvres que ployant sous le poids de la dette et la servitude.
La sortie de la zone euro serait un choc assourdissant pour la Grèce et son peuple. Mais ce choc toucherait tous les pays de la zone euro et sans doute bien au-delà.
Avec François Morin, nous avons, malgré tout, envisagé ce cas de figure. Le voici en résumé, sur la base d’une hypothèse qui n’est malheureusement pas improbable. Si la BCE, poursuivant son entreprise de strangulation, ne maintient pas ouvert le robinet des aides d'urgence (ELA) aux banques grecques, celles-ci n’auront plus la possibilité de recourir à la monnaie centrale de la BCE (billets). Le besoin de liquidité pour éviter un
bankrun entraînera ipso facto le gouvernement grec à imprimer ses propres billets (drachme). Une dépréciation très forte et un moratoire sur tous les paiements d'intérêt et de remboursements des dettes arrivant à échéance s’en suivront. Ceci déclenchera instantanément une bataille juridique qui durera des années.
Mais ce scénario, très dur pour la Grèce, est aussi un scénario catastrophe pour l'Europe : déconstruction rapide de la zone euro, effet de domino de la faillite grecque et
déclenchement de CDS (Credit Default Swap) sur plusieurs dettes européennes. Bref, la catastrophe deviendra assez vite mondiale et des systèmes bancaires entiers s’effondreront. Le risque majeur d’un échec total des négociations est bien là : un nouveau cataclysme financier planétaire et des populations entières plongées une nouvelle fois dans une crise redoutable. Beaucoup plus redoutable que la précédente, car cette fois-ci les États sont exsangues.
L’intérêt de tous et d’abord des peuples est d’éviter ce scénario et c’est l’honneur du gouvernement grec de refuser de toutes ses forces de s’y adonner, ce, contre les apprentis sorciers de tous bords.