Cet entretien est initialement paru dans le magazine Ragemag
Dans votre dernier livre, La Grande Récession, vous évoquez une « nouvelle politique
industrielle », en critiquant la faiblesse capitalistique des entreprises
françaises et en appelant de vos vœux le maintien des filières de production.
Tout cela rejoint le récent rapport Gallois. Êtes-vous satisfait des conclusions
que le gouvernement a tirées de ce rapport
Le rapport Gallois est intéressant en tant que tel mais le
gouvernement n’en a tiré aucune conclusion, pour une raison simple : les mesures
annoncées étaient prêtes avant même la remise du rapport au Premier
ministre.
Ce rapport a surtout permis d’ouvrir une fenêtre médiatique
pour préparer l’opinion à l’annonce des mesures dites « de compétitivité », qui
consistent à soutenir les entreprises à hauteur de 20 milliards d’euros,
financés par une réduction des dépenses publiques et par une augmentation de la
TVA. Pourtant, ce rapport, réalisé par une personnalité incontestée, notamment
par ses pairs dans l’industrie, aurait sans doute permis d’ouvrir un vrai débat.
Encore eût-il fallu prendre davantage le temps de la réflexion avant d’annoncer
des mesures.
Le diagnostic posé
par Louis Gallois est globalement juste. Il a même soulevé un point qui a peu ou
pas été relevé, celui de la parité de la monnaie, et appelé à une « politique
monétaire extérieure au service de la croissance ». De fait, l’ancien patron d’EADS est bien placé pour le savoir. En 2008, lorsque l’euro
a atteint la parité de 1,40 dollars, il a été contraint à un plan de
restructuration de l’entreprise – Power8 – qui a supprimé des milliers d’emplois
qualifiés en France, en Espagne et au Royaume-Uni. En effet, avec cette parité,
Airbus ne pouvait que perdre de l’argent lors de ses exportations dans la zone
dollar. D’ailleurs, même avec la parité actuelle de 1 € = 1,30 $ les gains
réalisés restent faibles comparé à Boeing, son principal concurrent.
Le
rapport Gallois préconisait un « choc de compétitivité » misant sur une
politique de l’offre. Dans quelle mesure est-il efficace de favoriser l’offre si
cette offre ne trouve pas de débouchés faute de demande ?
C’est toute la difficulté. Il existe un problème de
compétitivité en France, mais il existe aussi, dans le même temps, un problème
de demande. Or les solutions aux deux types de problèmes ne sont pas
compatibles.
Les pays du Sud de l’Europe, qui ont, plus encore que nous,
ces difficultés-là, réduisent désormais leurs salaires, non pas seulement dans
la fonction publique mais aussi dans le secteur privé. C’est vrai en Grèce, en Espagne, au Portugal, en Irlande, où les rémunérations ont chuté de 15 à 30%
depuis le début de la crise.Ceci leur permet évidemment d’être plus compétitifs,
et de mieux garantir leurs exportations, mais au prix d’une dépression
supplémentaire de la demande intérieure. Ces pays sont en train de s’enfoncer
dans une spirale récessive dont on imagine mal l’issue.
Pour réconcilier les
« keynésiens », désireux de favoriser la demande, et les partisans d’une
politique de l’offre, existe-t-il une troisième voie qui serait la
dévaluation ?
La dévaluation est davantage qu’une solution : elle est le
préalable à toute solution. Mais on l’a écartée dès 2010 lorsqu’on a démarré les
plans de sauvetage de la Grèce. Les raisons en sont obscures : on affirmait
alors vouloir protéger l’euro, sans comprendre qu’il ne pouvait se maintenir
qu’avec une parité moins forte, de l’ordre de 1 € = 1 $.
La Banque centrale européenne (BCE) refuse toute idée d’action
sur la parité monétaire, alors même que l’euro est la monnaie la plus surévaluée
au monde, après le yen japonais.
Ce refus est-il dicté
par la fameuse « peur de l’inflation » ?
Ça, c’est l’argument des illettrés ! Nous n’avons plus
d’inflation en Europe depuis le milieu des années 1980. La France a été le
dernier pays du continent à surmonter la grande vague d’inflation des années
1970. Depuis 1986, soit bien avant l’entrée en vigueur de l’euro, notre
inflation oscille entre 2 et 2,5% par an.
C’est important de le noter car d’aucuns abusent de l’argument
inflationniste. L’ancien ministre de l’économie, François Baroin, a en le front
de dire récemment qu’une dévaluation entrainerait un retour à l’inflation
d’avant la monnaie unique. Or cette inflation était déjà contenue !
En réalité, je pense que nos élites sont surtout sous
l’emprise du discours né dans les années 1980, qui consiste à considérer qu’une
monnaie forte est – à l’inverse même de ce qu’on constate – un facteur de
compétitivité, dans la mesure où elle oblige les entreprises à des efforts
constants de productivité et de qualité. Or ce raisonnement n’est juste que dans
certaines limites : pour gagner véritablement en productivité, encore faut-il se
trouver dans un contexte économique favorable.
Imaginons
que l’on fasse finalement le choix de dévaluer. Comment cela se passerait-il
techniquement ?
Il faudrait déjà que les Américains et les Européens
s’entendent. Or les Américains ne veulent pas entendre parler, pour l’heure,
d’une réévaluation du dollar par rapport à l’euro. Ils viennent de connaître une
période difficile, ils ont supprimé près de 9 millions d’emplois après la crise
de 2008. Ils ont commencé à reprendre le dessus à partir de 2009 et 2010. Mais
il faut bien voir que cette relative bonne tenue de l’économie américaine tient
à la sous-évaluation du dollar par rapport au yen et à l’euro.
D’ailleurs, la plupart des entreprises européennes et
japonaises ne peuvent désormais vendre en zone dollar qu’en produisant sur
place. Par exemple, Airbus a ouvert une usine d’assemblage en Alabama.
En somme,
une monnaie surévaluée induit directement des délocalisations ?
Bien sûr. Je ne suis pas opposé à ce qu’on produise là où l’on
vend, bien au contraire. Mais le fait, par exemple, que des constructeurs
automobiles allemands comme BMW ou Volkswagen aient choisi de livrer leur
clientèle américaine à partir de leurs unités de production installées sur place
est la preuve même qu’il y a un problème de parité monétaire.
Vous
faites partie de ceux qui ont affirmé que l’euro n’était pas viable. Pourtant,
depuis le début de cette crise, on constate que le système finit toujours par
s’adapter. Par exemple, la Grèce n’a toujours pas quitté l’union
monétaire.
Je voudrais que ceux qui parlent avec tant de désinvolture du maintien des
pays en détresse dans l’eurozone partagent, ne serait-ce que quelques semaines,
le sort de leurs populations. Voyez comme la misère frappe l’Espagne, un pays
encore très prospère il y a cinq ans !
L’euro, de toute façon, a cessé d’être un outil économique. Il
est devenu un objet sacral. On en a fait le symbole de l’unité européenne. C’est
avant tout l’aspect politique et symbolique de cette monnaie qui l’emporte sur
toute rationalité économique. Au contraire, la raison économique aurait dû nous
conduire à envisager son démembrement dès 2010.
En attendant, le prix à payer pour se maintenir dans l’euro
est l’augmentation continue de la masse des dettes. Pas seulement celles de la
Grèce, de l’Espagne ou du Portugal, mais aussi celle de l’Allemagne, qui prête
et garantit désormais les emprunts des pays du Sud.
Comment
peut-on envisager l’issue de cette crise de la dette ?
Par la faillite des débiteurs ! Nous aurions dû organiser la
banqueroute partielle de la Grèce, de Chypre, de l’Irlande ou du Portugal. On ne
l’a pas fait pour une seule raison : on a voulu sauver les banques.
Il faut tout de même rappeler que l’essentiel des créances sur
les États sont détenues par les banques et compagnies d’assurance européennes.
Or toute dévaluation, tout défaut de paiement partiel des États ferait
immédiatement fondre les créances que possèdent les banques. Elles subiraient
alors de grosses pertes, et pourraient même se trouver en cessation de paiement.
C’est là le grand problème caché de la zone euro.
Mais si
les banques s’effondrent, c’est toute l’économie qui s’effondre !
C’est un argument imparable.
C’est pourquoi je me suis risqué, dans La Grande
Récession, à envisager une solution. Je pense qu’il faut qu’on organise la
faillite des banques et que l’on tente en parallèle, dans l’urgence, de
construire un nouveau système bancaire.
Il faudrait alors séparer strictement les activités classiques
et sans risque de dépôt, qui ne génèrent jamais de pertes, et celles, à risque,
de crédit. Il n’y a aucune raison que le patrimoine déposé par les particuliers
à la banque soit mis en danger par les autres activités de ladite banque.
Dans
votre livre, vous mettez en cause la « titrisation ». De quoi
s’agit-il ?
C’est ma préoccupation. Il s’agit d’une procédure qui s’est
développée à très vaste échelle depuis trente ans. Il s’agit, pour un prêteur,
de se débarrasser du risque inhérent à l’activité de crédit en « revendant » le
risque sur le marché, à une compagnie d’assurance ou à un fond de placement. Ce
qui ne manque pas d’entrainer une déresponsabilisation totale des prêteurs. En
principe, le métier de banquier consiste à prendre un risque après l’avoir
évalué, puis de l’assumer. Pas de le revendre.
Autre élément : la banque qui revend ainsi les prêts qu’elle a
elle-même accordés, le fait en contrepartie de cash. Qu’elle réinvestit
immédiatement. Sur le marché hypothécaire américain, par exemple… On a là un
mécanisme continu d’augmentation de la masse des crédits, ce qui est l’un des
éléments de base de la constitution des « bulles ».
Revenons
à l’Europe. Vous mettez en cause la politique monétaire du continent. Pourtant,
on constate un ralentissement de l’activité économique partout, y compris dans
les pays dits émergents. La crise actuelle n’est-elle pas davantage mondiale
qu’européenne ?
C’est vrai. La
Chine, l’Inde ou le Brésil on vu ralentir sensiblement leur activité
économique. On s’est même demandé si la Chine n’était pas déjà entrée en
récession.
Les États-Unis gardent la tête hors de l’eau avec un taux de
croissance de 2%, mais ils ralentissent également. Ils sont d’ailleurs mis en
danger par la mauvaise situation européenne et par le ralentissement en Asie.
Prenons l’exemple d’une entreprise américaine comme Caterpillar, numéro 1
mondial dans le domaine du matériel de BTP. Cette entreprise possède 18 usines
en Chine, à partir desquelles elle dessert le marché chinois. Mais si
l’investissement chinois ralentit, les profits de Caterpillar ne peuvent que
ralentir du même coup.
En fait, c’est la logique même de la mondialisation qui est en
cause dans cette crise généralisée.
Vous êtes donc
favorable à ce qu’on a appelé « la démondialisation » ?
Je n’aime guère le terme car il fait penser à une copie
inversée de la mondialisation. Je pense qu’il faut à présent inventer tout autre
chose. Il faut notamment constituer de vastes sous-ensembles économiques
régionaux, en Asie, en Europe, en Amérique, en Afrique. Au sein de ces ensembles
de taille intermédiaire, les pays membres pourraient libéraliser les échanges
intérieurs. Dans le même temps, les importateurs désireux de vendre dans chaque
zone devraient s’y installer et produire sur place, contribuant ainsi à la
création de richesse dans la zone même.
J’imagine
qu’une monnaie unique ne serait pas indispensable au sein de ces
zones ?
En effet. Il serait préférable que ces zones mettent en place
des mécanismes tels que notre ancien système monétaire européen (SME). Cela
permettrait de conserver des monnaies nationales adaptées aux différents pays,
mais qui auraient, les unes par rapport aux autres, une relative stabilité. Car
à l’inverse de la monnaie unique, qui est totalement rigide, une construction de
type SME permet des ajustements concertés et de la souplesse.
Êtes-vous favorable à
un protectionnisme européen ?
Oui, bien sûr.
Mais il devient de plus en plus difficile d’argumenter en faveur de cette idée,
tant l’Europe de Bruxelles est absolument libre-échangiste. Elle
ne cesse de désarmer les États-membres au lieu d’aider à les protéger, obligeant
les entreprises et les différentes populations à se livrer entre elles une
concurrence de chaque instant.
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